mardi 19 février 2019

Sur les épaules du fleuve de Marco Carbocci (Editions du Héron)




Voici un récit initiatique, un de ceux qu’engendre un écrivain en début de parcours pour voir de quelle couleur est l’encre de sa plume, pour tracer sur le sable, vite, avant que la mer ne monte, le socle stable, immuable de son terrain en friche. 


Alors pour le comprendre, pour l’approcher, il faut faire l’effort de s’isoler. C’est un livre de retraite qui se lit comme on lirait « Walden ou la vie dans les bois ». Un de ces livres qui se lisent quand on a trop bu de boissons enivrantes et que la vie paraît insaisissable, quand on a traversé une période étrange et que l’on a besoin de faire un « dépôt de bilan. »


Le narrateur s’isole dans le maquis, en Toscane. Dès les premières pages, Il dialogue avec son oncle qui lui parle des vipères, nombreuses dans le coin. On devine la tentative forte d’un au-delà de cet adolescent en quête de sens et de remède contre sa mélancolie. « J’attendais n’importe quoi, les mains sur les genoux, en fixant le grand tourbillon des étoiles et les lucioles qui voltigeaient dans le ciel et se mêlaient aux étoiles. La lune paraissait épaisse et chaude et pleine de fièvre. Et certains moments d’accablement morbide et d’ennui et de rage, il m’arrivait de songer que je n’aurais qu’à tendre la main pour toucher le bout du monde. »

De son écriture fluide qui lisse les tiraillements, les déchirements, l’exil dont il tente de s’arracher puis la ligne suivante de se rapprocher, pour revenir à la solitude dans les collines, Marco Carbocci puise sa matière, assemble, écoute, effectue un va-et-vient continue entre immersion et désertion. Puis le tourment, les cris d'animaux sauvages le poussent vers les autres ; mais aussitôt, des autres, il n’est plus question, et du chien-loup il se rapproche. Une certaine connivence avec le chien-loup, pourvu que la race humaine soit loin. Très loin.

Au début du récit, il y a Valeria, « le genre de fille que l’on aime avoir à ses côtés dans les moments d’insouciance. Une fille de la Toscane des palmeraies et des plages, des pelotages nocturnes à l’arrière d’une bécane et des défilés polychromes de Luciano Benetton. Avec, en option subsidiaire, quelque chose d’humide et de frais dans les moues du visage ». Elle disparaît assez vite dans la nature. Quand le narrateur s’isole dans le maquis, on est loin de l’insouciance des plages et des scènes de films italiens avec vespa et cheveux au vent. « Je » est un jeune homme qui se cache dans les collines ; il a environ dix-huit ans et est déserteur de l’armée italienne. Il sort de l’adolescence et il a compris l’inconscience cruelle de cet âge. Souvent, il est sujet à une humeur mélancolique. « Alors, le temps qui filait, les gens, l’avenir, le reste du monde n’avaient plus aucune espèce d’importance. C’était comme une sorte de rêve, une convalescence un peu folle et joyeuse que je faisais debout, les dents serrées. Et ça ne pouvait pas durer. »

Son oncle met à sa disposition une cabane dans laquelle il s’isole dans le maquis toscan. « J’écrasais rapidement ma cigarette, ramenais ma tignasse en torche sur ma nuque et tâchais de regagner l’enclos de ma cabane avant l’obscurité. Une fois barricadé, peinard, je retrouvais des raisons de me moquer de moi-même. Je revenais me loger sur le seuil et je recommençais tout doucement à me convaincre que j’étais seul au monde. » Notez que l’on pourrait remplacer « ma cabane » par « mon imagination ».

Un peu plus loin, la source où il est « agréable de se poser là un petit moment, d’écouter le gazouillis du mince filet d’eau claire qui courait dans la rocaille et d’y tremper les deux mains, les avant-bras… Alors il semblait que le bois se peuplait subitement de milliers de vies et de couleurs et de rumeurs nouvelles. Mais l’instant d’après, j’étais convaincu de percevoir au loin l’approche d’un de ces êtres formidables et secrets qui n’appartiennent qu’aux maquis et aux légendes des vieux. C’était un bruissement léger : un serpent géant, une araignée monstrueuse qui me guettaient dans les buissons. Puis, c’était irréel et ça ne ressemblait plus à rien. Une ombre. Un mythe. Une chose d’au-delà de la vie. Puis, c’était les accents très graves et angoissants d’un violoncelle qui résonnaient tout proches et qui gonflaient et qui venaient à moi pour me maîtriser à travers la futaie. » Ai-je besoin d’insister sur la fluidité, la très belle prose de Marco Carbocci après vous avoir cité ce passage ? Cette connivence entre la nature dans laquelle il s’immerge et ses tourments, son rapport au monde, est en perpétuel déploiement. Une conversation entre lui et le maquis, comme un accordéon, déploie sa musique, reprend son souffle, traverse les collines et les futaies, puis revient sur les sombres présages, avec des sons rauques qui l’assaillent, se maintiennent discrètement étouffés derrière le bruissement du maquis. « Le murmure du maquis continuait à me poursuivre dans mon lit. Comme une grande chose confuse et improbable, qui était là, derrière la cloison de bois, et que je ne parvenais jamais à saisir. »

Et puis, il y a la rencontre avec la vieille Afrosina. « Avec un sourire digne, et, dans les yeux, la trace d’une très ancienne malice. » Une femme étonnante, de légende, qui s’intéresse à lui, lui taille les cheveux, déclare que c’est dommage qu’elle ne soit pas plus jeune. « Et son vieux visage chiffonné, à ce moment-là, racontait une histoire très ancienne et secrète. »

Il y en a qui disent « voir Naples et mourir ». Expression légère, presque, tellement elle est galvaudée et tellement elle est associée à la beauté de Naples, de cette baie illuminée, multicolore, grouillante de vies, de gens qui chahutent. Et il y a « cette vie dans les collines. L’histoire de la terre rouge de Toscane et de la poussière et du vent et des orages. Et il me semblait que tout s’achevait là. Qu’il n’y avait pas d’autre existence, d’autre fuite et d’autre conclusion que celles-ci. » Il faut de cette vie-là au narrateur pour éprouver l’instant présent, extraire de sa mélancolie le plus sombre de ses jus. Un paysage de maquis, de bêtes sauvages. Même celles qui piquent et qui sont mortelles. Et, il en fait l’expérience, comme annoncé au début du récit quand il discute avec son oncle.

Après la lecture de ce très beau texte, de cet ouvrage de jeunesse, je suis bien entendu curieuse de lire les autres récits de Marco Carbocci, certainement empreints de cette expérience unique qu’il a vécu dans le maquis toscan, après avoir parcouru un chemin difficile, « un chemin aussi droit et long et beau et difficile », au milieu d’un paysage de collines. 







Sur les épaules du fleuve ; Marco Carbocci ; Editions du Héron ; 2006. 

2 commentaires:

  1. Envie de te le répéter ici aussi : tu m'as fait un plaisir extrême en allant repêcher et en chroniquant ce roman de jeunesse. Ce que tu ne dis guère à tes lecteurs, c'est que le jeunot de 18 ans navigue désormais, et sans états d'âme solides, dans la cinquantaine. Il écrit encore, des essais, des romans, et le maquis toscan lui chuchote toujours des choses à l'oreille. Il a d'ailleurs conservé sur le mollet, entre autres cicatrices, les deux petites marques de la morsure de vipère qui le surprend dans le roman, comme elle le fit dans la vie réelle. Merci Rita.

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  2. Oui, c'est plus violent qu'un œil qui rentre et un œil qui sort. Ce sont deux yeux rouges coléreux prêts à bondir dans un sens et deux yeux rouges qui cristallisent l'imaginaire dans l'autre.
    Ravie de t'avoir fait plaisir. Ce livre est une très belle découverte.

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