jeudi 10 septembre 2020

Ce que je ne veux pas savoir de Deborah Levy traduit de l'anglais par Céline Leroy (Editions du sous-sol)


A tous ceux qui fustigent les autobiographies (j’en fais partie, autant l’avouer), ce petit livre, tout petit, minuscule, aussi fin qu’un clou, est fait pour vous. Il a le pouvoir de s’insinuer à coup de burin dans la conscience pour se poser la question, la seule qui vaille : combien de temps vais-je contourner « ce que je ne veux pas savoir » ?

Cette confession étant faite, retournons au projet défendu par Deborah Levy, poétesse, écrivaine et dramaturge anglaise née en Afrique du Sud, qui dans une conférence a déclaré . “I want to create something vulnerable and real,” Ce livre est la première brique de ce projet. Il se divise en quatre chapitres : le premier « Visée politique » démarre à Majorque où elle se rend après une période difficile. Le deuxième « Inspiration historienne » situe le contexte historique et social de sa prime jeunesse en Afrique du sud juste avant que sa famille ne s’exile au Royaume-Uni. Elle raconte cet exil dans « Pur égoïsme » et décrit son envol dans sa vie d’écrivaine avec une main invalide à cause d’une corvée quotidienne plutôt cruelle. Et enfin « Enthousiasme esthétique » donne de l’ampleur au récit tout en reprenant les motifs déployés dans les trois parties précédentes. Dans cette partie, l'homme chinois avec qui elle échange depuis un café à Majorque lui apprend en laissant traîner sa main à côté de la sienne que c’est sur les paupières que la peau est la plus fine ; et la plus épaisse se situe sur les paumes et la voute plantaire. 

Dans la première partie, Déborah Levy raconte comment ce projet s’est mis en place. Son arrivée à Majorque par un sentier obscur, une nuit, après une période difficile où elle n’a de cesse de pleurer à chaque fois que son corps gravit une chaine d’escaliers mécaniques. Elle arrive avec son matériel d’écriture flambant neuf dans une pension, sorte de retraite éloignée des circuits touristiques. Et elle déplie son matériel : son « calepin d’inspecteur de police parce que j’y amassais sans cesse les indices de quelque chose que je ne pouvais comprendre » comme ces « baisers échangés en pleine catastrophe politique », sa mémoire d’ex-mère, cette mère imaginée et politisée par le Système Sociétal – toutes ces mères croisées dans la cour de récréations et aussi celle dont les yeux si petits disparaissaient dans la tête. Et enfin elle s’interroge sur son rôle d’écrivaine alors qu’elle a déjà écrit quelques livres - « Vous êtes écrivaine, n’est-ce pas ? » Ce rôle qu’elle définit confusément mais dont la charpente aussi désarticulée soit-elle se déploie autour de grandes figures littéraires. 

Dans la deuxième partie, elle revient sur sa jeunesse à Johannesburg avant son exil en Angleterre. Elle raconte ce jour exceptionnel où il avait neigé, quand elle avait ramassé cette neige miraculeuse, fabriqué avec son père le corps rebondi d’un bonhomme de neige. Puis la tête. Et enfin « le large sourire avec une brindille tombée du pêcher » et « deux biscuits au gingembre » à la place des yeux. Ce jour obscurci par une nuit cauchemardesque : alors qu’elle était couchée, l’unité spéciale des services de la sûreté a tapé à la porte. Pendant que deux autres hommes fumaient une cigarette « sous le regard du bonhomme de neige aux yeux ronds et creux », elle a observé l'unité spéciale emporter son père, ces hommes qui – elle le sait pour avoir entendu ses parents en parler – torturent les gens et ont parfois une croix gammée aux poignets. Et elle savait, alors qu’elle n’était qu’une petite fille, que son père allait être jeté au fond d’un donjon, torturé, et qu’elle ne le reverrait peut-être plus jamais. Le lendemain, le bonhomme de neige a fondu. Et aujourd’hui, elle s’interroge sur cet évènement fondateur. « Qu’est-ce qu’un bonhomme de neige ? C’est une présence paternelle ronde fabriquée par des enfants pour garder un œil sur la maison. Il pèse lourd, il ne manque pas de matière, mais manque de substance, il est fragile, spectral. A la seconde où on lui a donné des yeux en biscuit, j’ai su qu’il s’était transformé en fantôme de neige. » 

Dans ce récit biographique, tous les personnages féminins sont définis par leurs yeux. Tout trait qui pourrait définir une nuance, qui pourrait l’éloigner d’une introspection lucide est écarté. La mise en scène est tellement épurée qu’à part regarder son passé d’un œil, de deux yeux ouverts ou de deux yeux peints, il n’y a finalement pas d’autres alternatives pour le lecteur. Cette force charnelle que les personnages habituellement incarnés, en chair et en os, cette force qui pousse dans des chemins de traverses pour découvrir d’autres facettes de notre personnalité est ici totalement annihilée. Pas d’échappatoire. Dans cette narration, le pouvoir est rendu aux yeux. Non pour seulement nous dévoiler la singularité de l’auteur, mais pour nous pousser à dévoiler la nôtre. Et ça c’est un véritable tour de force. Deborah Levy parle de sa quête dans son travail d'écriture dans la première partie quand elle rapporte ce texte de Zofia Kalinska, une femme de théâtre d’avant-garde européenne, « La forme ne doit jamais dépasser le fond, surtout en Pologne. Cela a à voir avec notre histoire : la répression, les Allemands, les Russes, nous avons honte parce que nous avons tellement d’émotions… Au théâtre, il faut utiliser l’émotion avec précaution, il ne faut pas imiter l’émotion. » Je crois que le mot imitation a toute son importance ici. Il fait fondre le miroir aux alouettes, ces miroirs qui nous font voir toutes ces voix sociales, ces repères politiques, intellectuels que l’on imite sans pouvoir les habiter. Il me rappelle un passage du journal de Kafka qui rejetait tout autant l’imitation. 

Cette même femme de théâtre, Zofia, donne une définition de ce qu’est parler haut « ce n’est pas parler plus fort, c’est se sentir autorisé à énoncer un désir… Une hésitation n’est pas la même chose qu’une pause. C’est une tentative de rejeter le désir. » Et Déborah Levy poursuit plus loin : « pendant une grande partie de ma vie, j’ai cheminé dans mon écriture avec les indications de Zofia. Le fond devait dépasser la forme - oui c’est un conseil subversif pour une autrice telle que moi qui avait toujours expérimenté avec la forme, mais c’est un mauvais conseil pour une écrivaine qui n’a jamais expérimenté avec la forme… quant aux stratégies qu’un auteur de fiction pourrait mettre en place pour déployer les façons dont ses personnages s’efforcent de rejeter un désir qu’ils éprouvent depuis longtemps – pour moi, tout l’intérêt de l’écriture réside dans l’histoire de cette hésitation. » (page 21) 

L'auteur revient avec lucidité sur cette période où elle a affronté toute la violence sociale et politique de l’Apartheid. A l’école, elle reçoit des coups par derrière sur les jambes parce qu’elle ne veut pas commencer les pages de son cahier à la première ligne mais à la troisième. Elle ressent dès sept ans ce sentiment déstabilisant qui veut que l’on peut ne pas se sentir en sécurité avec les gens qui sont sensés nous garantir la sécurité. Cette insécurité qui régit les rapports de la communauté sud-africaine à tous les instants. Les blancs parce qu’ils font du mal aux noirs, les noirs parce qu’ils sont la cible permanente de blancs. De temps en temps, elle passe de la vaseline sur les pieds de Maria, la bonne qui s’occupe de la maison. Puis, elle séjourne chez sa tante où elle fait l’apprentissage du goût de la liberté. Elle rencontre Sœur Joan qui lui apprend à parler à voix haute et à « lire entre les lignes ». Et pour parler à voix haute, elle saisit un stylo, écrit ce qu’elle voit, ce qu’elle a compris, ce qui étouffe sa voix. Elle écrit un texte qui commence par « Papa a disparu » et finit par « Billy Boy en cage ». Et quelques jours plus tard la perruche de sa tante, Billy Boy, retenue dans une cage, est libérée de ses propres mains. Juste après, elle revient sur ce jour où au retour de son séjour de prison, son père se tient dans le jardin avec un visage « gris pâle comme de la neige sale. Il n’y a que ses yeux qui bougent. Ses bras sont raides le long de son corps. » 

J’ai pensé à Coetzee en lisant Deborah Levy, une plume qui découpe et explore la violence des rapports. Cette manière d’enquêter avec une narration serrée. J’ai trouvé aussi que les phrases tombaient comme des coups. Elle déploie un certain nombre d’allégories ce qui donne une portée universelle à son récit. Mais elle assène aussi des coups, tant son style est concis, tant elle ne cherche pas à nous « corrompre » avec des sentiments. On arrive en quelque sorte nu devant chaque phrase. Sans avoir eu le temps de se construire une carapace immunitaire. Je n’ai jamais rien lu de tel. J’ai vraiment découvert un nouvel univers, une plume d’une très grande intelligence. Un excellent livre dont on ne sort pas indemne. Une très belle traduction de Céline Leroy. 



Ce que je ne veux pas savoir ; Deborah Levy ; traduit par Céline Leroy ; Editions du sous-sol : août 2020.

mardi 1 septembre 2020

Impossible de Erri De Luca traduit de l'italien par Danièle Valin (Editions Gallimard)




Il y a un côté très rassurant à s’embarquer dans un livre où est inscrit dès le départ « Vous décidez des sujets, mais moi je décide si j’ai envie de livrer ou non un souvenir. » On sait dès la première page que l’on va assister à une démonstration empirique. Et on jubile parce que l’on sait que la montagne qu’Erri de Luca s’apprête à gravir lui est très familière. Qu’il est tout autant capable de faire tomber ses propres résistances pour explorer sa vérité intérieure que résister aux assauts extérieurs et la sauvegarder. On sait qu’il a le pouvoir de résister à l’ennemi. 

L’ennemi ici est un magistrat, celui qui veut lui faire reconnaître une vérité qui n’est pas sienne. Celui qui a décidé de faire vaciller, à armes égales, par les mots, ses principes. Or, comme l’a écrit Léonardo Sciascia (un écrivain devenu parlementaire, glissement amusant), « la vérité est au fond d’un puits. Si on se penche, on voit le reflet du soleil ou de la lune. Mais, si on descend dans le puits, on ne trouve ni l’un ni l’autre. On trouve la vérité. » Et lui, le magistrat, il ne descend pas, « il se penche tout au plus ». Et il veut prouver à tout prix en l’attaquant par tous les biais, tous les arguments, même les plus tordus, qu’il est responsable. Coupable de la mort d’un de ses anciens camarades communiste devenu traitre, lui « qui a détruit les vies des autres pour des dizaines d’années », et dont le corps muni de petits écouteurs qui déversaient du Pink Floyd s’est émietté après une descente mortelle au fond d’un précipice. 

Or notre narrateur a un argumentaire quel que soit le versant qu’il prend. Stable. Chaque fois, son argumentaire arrive à la même conclusion : il ne peut l’avoir tué. Il commence par expliquer ce qui s’est passé le jour de l’accident. Il raconte que « Du col de Locia, il faut d’abord descendre dans une dépression, puis on recommence à monter. Cet homme devant moi courait en descente. J’ai continué dans la même direction à pas plus lents. Si cet homme voulait mettre de la distance entre nous, j’étais d’accord. » Puis, un peu plus loin il déclare qu’il n’a plus pensé à lui. Il s’explique : « Le passage sur cette rive exige de la concentration, de regarder fixement par terre, un pas après l’autre. C’est comme si l’on essayait de ne pas faire de bruit, parce que le bruit est synonyme de cailloux qui glissent sous les pieds. Sur la rive de Bandiliarac, il faut faire les bons pas à côté du précipice. » 

Comment notre narrateur va rester stable sur ses pieds ? Ces pieds qui l’ont mené vers ce qu’il est aujourd’hui. Les mêmes, toujours. Comment ne pas perdre pieds quand les cailloux roulent sous nos semelles ? Quand la pente est raide ? Comment ne pas chuter ? Quelles chaussures porter ? Quelle attitude adopter quand quelqu’un derrière votre dos vous talonne, accélère ? Comment égaliser « ses propres forces et la difficulté de l’escalade »

Et surtout quelle vérité intérieure, inébranlable, nous porte, nous guide, nous empêche de finir au fond du précipice au sens propre ou figuré ? 

S’intercalent entre les interrogatoires, des lettres que notre narrateur adresse à la femme qu’il aime. Ici, notre amoureux taiseux décide de descendre et dire les vérités qu’il ne livre habituellement pas. Il lui raconte à elle ce qu’il va chercher dans la montagne « par admiration pour les forces qui dépensent leur énergie démesurée là-haut… Je croise des chamois qui grimpent en courant, en apesanteur, et plus bas, dans les bois, mon passage surprend une biche. C’est une créature dont la pure élégance est l’effet d’une intense surveillance des dangers environnants. Elle transforme sa vigilance en mouvements agiles et parfaits, sa fuite est une danse. » La vigilance, la légèreté de l’élévation, l’effort et la grâce qui se conjuguent sont les garants de l’attention soutenue, qui ne ploie pas dans le temps, comme un amour qui dure, qui traverse les disputes, les explosions « les défauts, jusqu’à les aimer aussi ». Isolé, il s’épanche plus que de coutume, mais attention, il ne s’agit pas de forcer la parole, sinon, rien à en obtenir : même enfant, notre narrateur-accusé conservait pour lui « une partie de la réponse attendue ». 

Cette dynamique, ce balancement entre l’effort soutenu, le muscle qui se forme et la grâce qui donne la fluidité et étire les mouvements, on peut le retrouver aussi dans Montedidio, un excellent livre que je vous invite à lire également. Et on la retrouve dans l’écriture d’Erri de Luca qui peut être véhémente, brève, avec un développement concis et logique. Et se déployer aussi en phrases chantantes quand il s’adresse à l’être aimé. 

Ce livre explore essentiellement la question de la responsabilité individuelle. Le narrateur défend l’idée de l’effort soutenu. L’ascension et l'attitude à adopter pour éviter la chute. Il déplace la notion de chute, de culpabilité telle que définie par la société policée pour la faire descendre au niveau de la responsabilité individuelle, un point culminant à atteindre. Dans une lettre à l’être aimé il écrit : « Toi, tu as appris avec moi, puis tu as décidé que ça ne te plaisait pas. Mais tu as apprécié le bon pas qui ne glisse pas sur les petits cailloux. Je lui ai conseillé les montagnes non pour le mettre en difficulté, mais pour lui faire comprendre un peu mieux de quoi il m’accuse. Il pourra bien se persuader que je suis coupable, mais il saura au moins à quel endroit a eu la chute. » Comment définir la chute - de manière individuelle ou collective ? Et de manière plus globale, au sein de notre société, comment notre responsabilité individuelle peut être détruite dans un état policé, comme par exemple quand on héberge une personne qui a commis un acte puni par la loi. Ce livre traite le thème de la responsabilité individuelle qui peut nous élever ou nous faire ployer. Un livre qu'il vaut mieux lire d'un trait, une ascension qu’il faut gravir d’un trait. Sentir la raréfaction de l’air, converger vers le seul trajet possible, concentrer son effort. C’est qu’il y a une dynamique dans l’écriture d’Erri de Luca qu’il est important de ne pas interrompre, une élévation graduelle (très belle traduction de Danièle Valin). Une escalade textuelle qu’il faut apprécier et gravir phrase par phrase. 

Un excellent livre dont en sort grandi, musclé et aérien comme souvent après une lecture d’Erri de Luca. 



Impossible ; Erri de Luca ; Editions Gallimard ; juin 2020.