mardi 3 novembre 2020

Une histoire à vous trouer l'âme


« Une histoire à vous trouer l’âme. Une vie en germe dans un silence poisseux. La monstruosité voile l’âpreté du monde. Les personnages tressaillent. » Philippe F., critique respecté, a beaucoup aimé le livre du professeur Alamas.


Le professeur Alamas caresse d’une main sa barbe qui descend comme un foulard de brigand, puis porte son index à la jointure de sa bouche froncée. Comment est-ce possible que l’on comprenne si mal son livre ? Lui qui a toujours écrit des articles scientifiques – certes dont l’importance est parfois contestée – mais jamais, absolument jamais si mal interprétés. Jamais il n’a vécu telle expérience. Mais quelle terrible méprise ! Comment est-ce possible ? Comment est-ce possible qu’en se rapprochant de l’essence de l’être, il se sente si incompris ! 

C’est la première fois que le professeur Alamas, scientifique de renom, écrit un roman. Il écrit des poèmes depuis toujours et s’en est longtemps caché, le professeur Alamas n’aime pas dévoiler ses sentiments : c’est un scientifique. Mais voilà, il a rencontré une femme – elle s’appelle Louise – et il veut disons aller voir de quoi est fait l'être. Cette inconnue que nulle équation – même avec des hypothèses extrêmement précises – ne peut modéliser. Et c’est ainsi qu’après la publication de son recueil de poèmes où il parlait d’étoiles et de constellations, il a écrit ce livre.

Le voici donc arrivé au bout de cette extraordinaire aventure. 

Louise l’a lu. N’a pas fait de remarques. Elle a semblé séduite dans un premier temps, puis dubitative, comme si la découverte de ce talent semait un doute. Louise est une femme simple qui aime les histoires simples. Et puis, ce que Louise aime chez le professeur Alamas, outre son côté pragmatique et concis, ce qu’elle aime chez lui, c’est son caractère un peu rustre. Pas comme un de ces hommes de la capitale qui ont tellement changé depuis qu’ils ont quitté Gambais. Comme Philippe Fleury par exemple.

Du doigt il caresse sa bouche avec langueur ; elle se détend : le professeur Alamas pense à Louise. Il énumère une liste d’hypothèses pour excuser l’égarement de Philippe Fleury. Cet article commence si mal. Mais comment a-t-il pu faire une si mauvaise lecture ? Mais Philippe Fleury est un garçon du pays. Après tout, ses parents vivent encore à Gambais et il lui arrive encore de croiser ce garçon de la région à la maison de l’ « Association de chasse de l’étang de la tour » dont la devise est « L’homme est un chasseur solitaire ». Et puis Philippe Fleury lit tant de romans insipides, on ne peut pas lui en vouloir. Il ne semble même plus se souvenir de l’existence du point-virgule. Il l’a souvent revu après la période chargée de la rentrée littéraire qui coïncide avec la période de l’ouverture de la chasse et des repas partagés. Il trouvera bien un moment pour lui glisser qu’aimer un texte est une chose, le déformer au point de le rendre méconnaissable est regrettable. 

Très regrettable. 

On ne peut pas indéfiniment manier les mots sous prétexte que leur interprétation est multiple : il y a des limites. Pas de formalisme scientifique, très bien, soit. 

Mais des limites que diable.

Et puis Louise et lui viennent d’acheter la fermette en bordure du village. Ils vont pouvoir élever quelques bêtes. Cette verte prairie à l'arrière de la maison, au loin le feuillage dense de la forêt, la cime des arbres qui ondule. Ce magnolia à droite du portail, le premier arbre du quartier à fleurir que Louise veut arracher. Bien sûr il va la persuader de le garder, et ils vivront heureux dans la fermette. Heureux comme reine et roi.

Le professeur Gustave Alamas a tant oeuvré pour arriver à ce résultat.

Gustave
 arrive à la dernière phrase de l’article. Et là, le journal qu’il tient se met à trembler. Stupeur ! Une phrase si solennelle ne peut avoir été écrite avec tant de désinvolture. « Délesté des excès de fioritures de son recueil de poèmes, le professeur Alamas brosse une fresque ébouriffante, un tumulte d’émotions aux cinquante nuances de nuit. » Monstrueux. Mais comment a-t-il pu ? « Des excès de fioritures ! Tumulte d’émotions ! » Mais comment a-t-il pu ? Il relit la première phrase : « Une histoire à vous trouer l’âme ». Le professeur Alamas dont les sentiments tardent à émerger se met à chanceler. Sa barbe qu’il soulève avec distinction quand il dicte un lemme, achève une démonstration, se met à frémir. Un souffle de buffle, son dos se cabre, il sent sa chemise se tendre sur son dos, ses mains se gainer – se palmer ? Il les observe, la situation lui échappe, pense à la fermette, à Louise, aux bêtes dans la fermette, à cette verte prairie à l'arrière de la maison. Vois cette ombre sur le mur, les doigts en éventail, les veines, le sang qui pulse. Il saisit son fusil et se dirige vers la maison de l’ « Association de chasse de l’étang de la tour ». 

Il passe devant la fermette, le portail, observe le magnolia, bifurque à droite, rue de la Bonne Fortune, arrive devant la maison de l’ « Association de chasse de l’étang de la tour »  la maison est vide – ouvre une boite de munitions, charge son fusil, remonte l’allée qui s’enfonce dans la forêt, voit Louise au loin dans une position lascive à califourchon sur un tronc mort – elle est seule ? Elle regarde au loin. Il la dépasse ; elle lui indique la troupe de chasseur, elle se tient cambrée sur son tronc – il ne l’a jamais vue dans une position aussi suggestive. Il continue, il a probablement mal interprété, la fatigue ; il voit passer un cerf, entend un coup de feu, le cerf s’élance, bondit, le flanc sanglant, il entend la voix de Philippe F. « Ah le lâche animal, le malheureux cerf qui tressaille, mais viens par ici mon petit, viens ici tu es fini ! » Les phrases de Philippe F. se dressent comme des quilles. « Une histoire à vous trouer l’âme. » « Une vie en germe dans un silence poisseux. » « La monstruosité voile l’âpreté du monde. » « Les personnages tressaillent. »

Il épaule son fusil, tire, le cerf tressaille – la peur – Philippe Fleury git au sol. 

Son sang ne gicle pas. 

Il faut du temps pour trouver l’impact de la balle, pour comprendre que Philippe F. a été tué par une vraie balle. Gustave caresse sa barbe noire avec circonspection – le sang de Philippe Fleury n’a pas giclé. Un être de chair et de…


Mais de quoi exactement ?


Rita dR



jeudi 10 septembre 2020

Ce que je ne veux pas savoir de Deborah Levy traduit de l'anglais par Céline Leroy (Editions du sous-sol)


A tous ceux qui fustigent les autobiographies (j’en fais partie, autant l’avouer), ce petit livre, tout petit, minuscule, aussi fin qu’un clou, est fait pour vous. Il a le pouvoir de s’insinuer à coup de burin dans la conscience pour se poser la question, la seule qui vaille : combien de temps vais-je contourner « ce que je ne veux pas savoir » ?

Cette confession étant faite, retournons au projet défendu par Deborah Levy, poétesse, écrivaine et dramaturge anglaise née en Afrique du Sud, qui dans une conférence a déclaré . “I want to create something vulnerable and real,” Ce livre est la première brique de ce projet. Il se divise en quatre chapitres : le premier « Visée politique » démarre à Majorque où elle se rend après une période difficile. Le deuxième « Inspiration historienne » situe le contexte historique et social de sa prime jeunesse en Afrique du sud juste avant que sa famille ne s’exile au Royaume-Uni. Elle raconte cet exil dans « Pur égoïsme » et décrit son envol dans sa vie d’écrivaine avec une main invalide à cause d’une corvée quotidienne plutôt cruelle. Et enfin « Enthousiasme esthétique » donne de l’ampleur au récit tout en reprenant les motifs déployés dans les trois parties précédentes. Dans cette partie, l'homme chinois avec qui elle échange depuis un café à Majorque lui apprend en laissant traîner sa main à côté de la sienne que c’est sur les paupières que la peau est la plus fine ; et la plus épaisse se situe sur les paumes et la voute plantaire. 

Dans la première partie, Déborah Levy raconte comment ce projet s’est mis en place. Son arrivée à Majorque par un sentier obscur, une nuit, après une période difficile où elle n’a de cesse de pleurer à chaque fois que son corps gravit une chaine d’escaliers mécaniques. Elle arrive avec son matériel d’écriture flambant neuf dans une pension, sorte de retraite éloignée des circuits touristiques. Et elle déplie son matériel : son « calepin d’inspecteur de police parce que j’y amassais sans cesse les indices de quelque chose que je ne pouvais comprendre » comme ces « baisers échangés en pleine catastrophe politique », sa mémoire d’ex-mère, cette mère imaginée et politisée par le Système Sociétal – toutes ces mères croisées dans la cour de récréations et aussi celle dont les yeux si petits disparaissaient dans la tête. Et enfin elle s’interroge sur son rôle d’écrivaine alors qu’elle a déjà écrit quelques livres - « Vous êtes écrivaine, n’est-ce pas ? » Ce rôle qu’elle définit confusément mais dont la charpente aussi désarticulée soit-elle se déploie autour de grandes figures littéraires. 

Dans la deuxième partie, elle revient sur sa jeunesse à Johannesburg avant son exil en Angleterre. Elle raconte ce jour exceptionnel où il avait neigé, quand elle avait ramassé cette neige miraculeuse, fabriqué avec son père le corps rebondi d’un bonhomme de neige. Puis la tête. Et enfin « le large sourire avec une brindille tombée du pêcher » et « deux biscuits au gingembre » à la place des yeux. Ce jour obscurci par une nuit cauchemardesque : alors qu’elle était couchée, l’unité spéciale des services de la sûreté a tapé à la porte. Pendant que deux autres hommes fumaient une cigarette « sous le regard du bonhomme de neige aux yeux ronds et creux », elle a observé l'unité spéciale emporter son père, ces hommes qui – elle le sait pour avoir entendu ses parents en parler – torturent les gens et ont parfois une croix gammée aux poignets. Et elle savait, alors qu’elle n’était qu’une petite fille, que son père allait être jeté au fond d’un donjon, torturé, et qu’elle ne le reverrait peut-être plus jamais. Le lendemain, le bonhomme de neige a fondu. Et aujourd’hui, elle s’interroge sur cet évènement fondateur. « Qu’est-ce qu’un bonhomme de neige ? C’est une présence paternelle ronde fabriquée par des enfants pour garder un œil sur la maison. Il pèse lourd, il ne manque pas de matière, mais manque de substance, il est fragile, spectral. A la seconde où on lui a donné des yeux en biscuit, j’ai su qu’il s’était transformé en fantôme de neige. » 

Dans ce récit biographique, tous les personnages féminins sont définis par leurs yeux. Tout trait qui pourrait définir une nuance, qui pourrait l’éloigner d’une introspection lucide est écarté. La mise en scène est tellement épurée qu’à part regarder son passé d’un œil, de deux yeux ouverts ou de deux yeux peints, il n’y a finalement pas d’autres alternatives pour le lecteur. Cette force charnelle que les personnages habituellement incarnés, en chair et en os, cette force qui pousse dans des chemins de traverses pour découvrir d’autres facettes de notre personnalité est ici totalement annihilée. Pas d’échappatoire. Dans cette narration, le pouvoir est rendu aux yeux. Non pour seulement nous dévoiler la singularité de l’auteur, mais pour nous pousser à dévoiler la nôtre. Et ça c’est un véritable tour de force. Deborah Levy parle de sa quête dans son travail d'écriture dans la première partie quand elle rapporte ce texte de Zofia Kalinska, une femme de théâtre d’avant-garde européenne, « La forme ne doit jamais dépasser le fond, surtout en Pologne. Cela a à voir avec notre histoire : la répression, les Allemands, les Russes, nous avons honte parce que nous avons tellement d’émotions… Au théâtre, il faut utiliser l’émotion avec précaution, il ne faut pas imiter l’émotion. » Je crois que le mot imitation a toute son importance ici. Il fait fondre le miroir aux alouettes, ces miroirs qui nous font voir toutes ces voix sociales, ces repères politiques, intellectuels que l’on imite sans pouvoir les habiter. Il me rappelle un passage du journal de Kafka qui rejetait tout autant l’imitation. 

Cette même femme de théâtre, Zofia, donne une définition de ce qu’est parler haut « ce n’est pas parler plus fort, c’est se sentir autorisé à énoncer un désir… Une hésitation n’est pas la même chose qu’une pause. C’est une tentative de rejeter le désir. » Et Déborah Levy poursuit plus loin : « pendant une grande partie de ma vie, j’ai cheminé dans mon écriture avec les indications de Zofia. Le fond devait dépasser la forme - oui c’est un conseil subversif pour une autrice telle que moi qui avait toujours expérimenté avec la forme, mais c’est un mauvais conseil pour une écrivaine qui n’a jamais expérimenté avec la forme… quant aux stratégies qu’un auteur de fiction pourrait mettre en place pour déployer les façons dont ses personnages s’efforcent de rejeter un désir qu’ils éprouvent depuis longtemps – pour moi, tout l’intérêt de l’écriture réside dans l’histoire de cette hésitation. » (page 21) 

L'auteur revient avec lucidité sur cette période où elle a affronté toute la violence sociale et politique de l’Apartheid. A l’école, elle reçoit des coups par derrière sur les jambes parce qu’elle ne veut pas commencer les pages de son cahier à la première ligne mais à la troisième. Elle ressent dès sept ans ce sentiment déstabilisant qui veut que l’on peut ne pas se sentir en sécurité avec les gens qui sont sensés nous garantir la sécurité. Cette insécurité qui régit les rapports de la communauté sud-africaine à tous les instants. Les blancs parce qu’ils font du mal aux noirs, les noirs parce qu’ils sont la cible permanente de blancs. De temps en temps, elle passe de la vaseline sur les pieds de Maria, la bonne qui s’occupe de la maison. Puis, elle séjourne chez sa tante où elle fait l’apprentissage du goût de la liberté. Elle rencontre Sœur Joan qui lui apprend à parler à voix haute et à « lire entre les lignes ». Et pour parler à voix haute, elle saisit un stylo, écrit ce qu’elle voit, ce qu’elle a compris, ce qui étouffe sa voix. Elle écrit un texte qui commence par « Papa a disparu » et finit par « Billy Boy en cage ». Et quelques jours plus tard la perruche de sa tante, Billy Boy, retenue dans une cage, est libérée de ses propres mains. Juste après, elle revient sur ce jour où au retour de son séjour de prison, son père se tient dans le jardin avec un visage « gris pâle comme de la neige sale. Il n’y a que ses yeux qui bougent. Ses bras sont raides le long de son corps. » 

J’ai pensé à Coetzee en lisant Deborah Levy, une plume qui découpe et explore la violence des rapports. Cette manière d’enquêter avec une narration serrée. J’ai trouvé aussi que les phrases tombaient comme des coups. Elle déploie un certain nombre d’allégories ce qui donne une portée universelle à son récit. Mais elle assène aussi des coups, tant son style est concis, tant elle ne cherche pas à nous « corrompre » avec des sentiments. On arrive en quelque sorte nu devant chaque phrase. Sans avoir eu le temps de se construire une carapace immunitaire. Je n’ai jamais rien lu de tel. J’ai vraiment découvert un nouvel univers, une plume d’une très grande intelligence. Un excellent livre dont on ne sort pas indemne. Une très belle traduction de Céline Leroy. 



Ce que je ne veux pas savoir ; Deborah Levy ; traduit par Céline Leroy ; Editions du sous-sol : août 2020.

mardi 1 septembre 2020

Impossible de Erri De Luca traduit de l'italien par Danièle Valin (Editions Gallimard)




Il y a un côté très rassurant à s’embarquer dans un livre où est inscrit dès le départ « Vous décidez des sujets, mais moi je décide si j’ai envie de livrer ou non un souvenir. » On sait dès la première page que l’on va assister à une démonstration empirique. Et on jubile parce que l’on sait que la montagne qu’Erri de Luca s’apprête à gravir lui est très familière. Qu’il est tout autant capable de faire tomber ses propres résistances pour explorer sa vérité intérieure que résister aux assauts extérieurs et la sauvegarder. On sait qu’il a le pouvoir de résister à l’ennemi. 

L’ennemi ici est un magistrat, celui qui veut lui faire reconnaître une vérité qui n’est pas sienne. Celui qui a décidé de faire vaciller, à armes égales, par les mots, ses principes. Or, comme l’a écrit Léonardo Sciascia (un écrivain devenu parlementaire, glissement amusant), « la vérité est au fond d’un puits. Si on se penche, on voit le reflet du soleil ou de la lune. Mais, si on descend dans le puits, on ne trouve ni l’un ni l’autre. On trouve la vérité. » Et lui, le magistrat, il ne descend pas, « il se penche tout au plus ». Et il veut prouver à tout prix en l’attaquant par tous les biais, tous les arguments, même les plus tordus, qu’il est responsable. Coupable de la mort d’un de ses anciens camarades communiste devenu traitre, lui « qui a détruit les vies des autres pour des dizaines d’années », et dont le corps muni de petits écouteurs qui déversaient du Pink Floyd s’est émietté après une descente mortelle au fond d’un précipice. 

Or notre narrateur a un argumentaire quel que soit le versant qu’il prend. Stable. Chaque fois, son argumentaire arrive à la même conclusion : il ne peut l’avoir tué. Il commence par expliquer ce qui s’est passé le jour de l’accident. Il raconte que « Du col de Locia, il faut d’abord descendre dans une dépression, puis on recommence à monter. Cet homme devant moi courait en descente. J’ai continué dans la même direction à pas plus lents. Si cet homme voulait mettre de la distance entre nous, j’étais d’accord. » Puis, un peu plus loin il déclare qu’il n’a plus pensé à lui. Il s’explique : « Le passage sur cette rive exige de la concentration, de regarder fixement par terre, un pas après l’autre. C’est comme si l’on essayait de ne pas faire de bruit, parce que le bruit est synonyme de cailloux qui glissent sous les pieds. Sur la rive de Bandiliarac, il faut faire les bons pas à côté du précipice. » 

Comment notre narrateur va rester stable sur ses pieds ? Ces pieds qui l’ont mené vers ce qu’il est aujourd’hui. Les mêmes, toujours. Comment ne pas perdre pieds quand les cailloux roulent sous nos semelles ? Quand la pente est raide ? Comment ne pas chuter ? Quelles chaussures porter ? Quelle attitude adopter quand quelqu’un derrière votre dos vous talonne, accélère ? Comment égaliser « ses propres forces et la difficulté de l’escalade »

Et surtout quelle vérité intérieure, inébranlable, nous porte, nous guide, nous empêche de finir au fond du précipice au sens propre ou figuré ? 

S’intercalent entre les interrogatoires, des lettres que notre narrateur adresse à la femme qu’il aime. Ici, notre amoureux taiseux décide de descendre et dire les vérités qu’il ne livre habituellement pas. Il lui raconte à elle ce qu’il va chercher dans la montagne « par admiration pour les forces qui dépensent leur énergie démesurée là-haut… Je croise des chamois qui grimpent en courant, en apesanteur, et plus bas, dans les bois, mon passage surprend une biche. C’est une créature dont la pure élégance est l’effet d’une intense surveillance des dangers environnants. Elle transforme sa vigilance en mouvements agiles et parfaits, sa fuite est une danse. » La vigilance, la légèreté de l’élévation, l’effort et la grâce qui se conjuguent sont les garants de l’attention soutenue, qui ne ploie pas dans le temps, comme un amour qui dure, qui traverse les disputes, les explosions « les défauts, jusqu’à les aimer aussi ». Isolé, il s’épanche plus que de coutume, mais attention, il ne s’agit pas de forcer la parole, sinon, rien à en obtenir : même enfant, notre narrateur-accusé conservait pour lui « une partie de la réponse attendue ». 

Cette dynamique, ce balancement entre l’effort soutenu, le muscle qui se forme et la grâce qui donne la fluidité et étire les mouvements, on peut le retrouver aussi dans Montedidio, un excellent livre que je vous invite à lire également. Et on la retrouve dans l’écriture d’Erri de Luca qui peut être véhémente, brève, avec un développement concis et logique. Et se déployer aussi en phrases chantantes quand il s’adresse à l’être aimé. 

Ce livre explore essentiellement la question de la responsabilité individuelle. Le narrateur défend l’idée de l’effort soutenu. L’ascension et l'attitude à adopter pour éviter la chute. Il déplace la notion de chute, de culpabilité telle que définie par la société policée pour la faire descendre au niveau de la responsabilité individuelle, un point culminant à atteindre. Dans une lettre à l’être aimé il écrit : « Toi, tu as appris avec moi, puis tu as décidé que ça ne te plaisait pas. Mais tu as apprécié le bon pas qui ne glisse pas sur les petits cailloux. Je lui ai conseillé les montagnes non pour le mettre en difficulté, mais pour lui faire comprendre un peu mieux de quoi il m’accuse. Il pourra bien se persuader que je suis coupable, mais il saura au moins à quel endroit a eu la chute. » Comment définir la chute - de manière individuelle ou collective ? Et de manière plus globale, au sein de notre société, comment notre responsabilité individuelle peut être détruite dans un état policé, comme par exemple quand on héberge une personne qui a commis un acte puni par la loi. Ce livre traite le thème de la responsabilité individuelle qui peut nous élever ou nous faire ployer. Un livre qu'il vaut mieux lire d'un trait, une ascension qu’il faut gravir d’un trait. Sentir la raréfaction de l’air, converger vers le seul trajet possible, concentrer son effort. C’est qu’il y a une dynamique dans l’écriture d’Erri de Luca qu’il est important de ne pas interrompre, une élévation graduelle (très belle traduction de Danièle Valin). Une escalade textuelle qu’il faut apprécier et gravir phrase par phrase. 

Un excellent livre dont en sort grandi, musclé et aérien comme souvent après une lecture d’Erri de Luca. 



Impossible ; Erri de Luca ; Editions Gallimard ; juin 2020.



mardi 7 juillet 2020

Atelier d’écriture avec Monet, Virginia Woolf et l’œil de la poule


Deux fois, j’ai eu envie d’y aller, et deux fois j’ai dû rebrousser chemin. Trop de jambes qui se pressent, un attroupement inimaginable, l’enivrement espéré avorté devant cette masse d’yeux impassibles qui ne voient rien puisqu’il est impossible de voir dans ces conditions, un manche extensible à la main, l’un derrière l’autre, chacun cochant la case « vu ». 

Si je vais au jardin Monet, il faut que ce soit comme quand je lis un livre : je ne dois pas en ressortir indemne ni ornée d’une guirlande factice. 

Et puis un jour, après une petite grande sortie à Montmartre plus désert que de coutume – pandémie oblige  , l’envie de plonger dans les eaux de Monet calmes comme une introspection explosive. Une envie colorée comme les images que je vois circuler dont la surface glacée à l’apparence calme et sereine, les fleurs ouvertes comme une confession éprouvée, la brise peignant les tiges courbées comme une prose soutenue, m’ont fait entrevoir ce que j’aime matérialiser, ce que mon œil transmet à ma plume quand tout court à la bonne allure. 

J’ai d’abord pensé à ces images d’eau miroitante et me suis dit que la balade serait magique. J’ai pensé à ces nuages qui gonflent leurs torses, allongent un bras puis l’autre, et je me suis dit que la balade serait introspective. J’ai pensé à ces eaux mouvantes qui bombent leur contour pour saborder l’ardeur de l’optimisme béat du séducteur, pour saisir la profondeur du regard, fortifier l’œil qui dit vrai. Et j’ai pensé que la balade serait constructive. Qu'elle m’aiderait à dessiner les contours d’un féroce appétit quand le stylo incertain soudain se met à courir, convaincu qu’il va dans la bonne direction. Il n’y a que cette course d’une sensation vive à l’autre, qui contourne tous les obstacles, qui étend la palette des émotions et rend à une plume sa profondeur. Et c’est toute la grandeur, l'intelligence, la dextérité de ce pinceau que je suis allée admirer dans l’espoir d’en tirer un petit bénéfice. Dans l’espoir de puiser un peu de sa force pour faire glisser un mot vers l’autre, l’un contre l’autre comme s’élève une vague, ce pinceau qui se brise contre un obstacle et en hérisse les tranchants, ou s’accroche à une branche, en trace la circonférence comme s’enroule une pensée, puis se dresse et jette un œil pointé vers le ciel avec l'élan du coeur. Ce pinceau tel un œil gros comme un œil de bœuf, ce pinceau-plume qui s’aperçoit que l’œil a été plus gros que le ventre, calme ses ardeurs et s’arrête sur l’interrogation finale, la seule qui vaille : mais qui peut m’aider ? Le ciel et le regard qui s’ouvre. Et le ciel parfois dans son extrême bonté veut bien faire peser sur un pinceau tendu dont les poils s’affolent un minuscule bout de lumière qui enfin chasse tant d’images glacées qui s’abattent quotidiennement sur nos pauvres pupilles verglacées. Rien de nouveau finalement cette année : c’est que Virginia Woolf me sauve d’un été à l’autre ; je rentre en pension complète chez elle chaque été puisque comme d’autres années, j’ai été assaillie d’images glacées. 

Et après mes trois heures de promenade, quand j’ai quitté le lieu, j’ai pensé à cette extraordinaire capacité qu’a l’eau à maintenir nos impressions en suspension, qui pousse les mots d’une onde à l’autre pour que les phrases filent sur la crête la plus haute, pour que le fond des pensées obscures remonte à la surface et explose devant la puissance d’une sensation vive. J’ai pensé à cette palette de couleurs qui d’une impression vive à l’autre trace les contours d’une histoire où chaque instant compte, comme dans un tableau impressionniste. J’ai pensé à ces humeurs qui s’en détachent, la mélancolie, l’espoir, le désir, l’envie de tout étreindre, la résignation, la passion, la sensation d’échouer, le coup de pinceau qui sauve, l’espoir qui s‘accroche, la crête s’étire – va-t-elle s’allonger ou retomber ? L’ascension encore et encore, et la chute sur une main haute ou un œil qui flotte, et les mots qui cueillent cette chute pour la faire briller d’une couleur qui nous éblouit mais dont nous peinons à tracer le contour. Et nous pensons être arrivé au cœur de l’affaire mais l’affaire se complique… C’est là le miracle – et son envers – de l’écriture imagée, de l’évocation par l’image. La puissance d’évocation, ce savant mélange de passé, d’images ancestrales, de couleurs lues vues bues, sous une lumière, sous un angle ou un autre. Et surtout ces couleurs senties. La couleur que l’on fait sienne. 


C’est ce cheminement vers ma couleur que je suis allée chercher. Ces couleurs qui chacune nous rapproche de nous-même. Ces couches successives qui explorent et étendent la palette des sensibilités. C’est l’exact contraire de l’image empruntée qui véhicule partout un message pour s’emparer de l’imaginaire collectif. Et donc l’exact contraire des images qui se reproduisent comme des sauterelles d’un réseau à l’autre et qui n’ont plus aucune puissance évocatrice, aucun pouvoir sur nos sens. Oh pauvres sens éprouvés par tant d’années de « marketing » en tout genre, par tous les agents commerciaux qui nous ont anesthésié les sens, venez donc vous abreuver au pied de cette maison aux volets verts. Qui telles des paupières neuves s’ouvrent sur une perspective puis l’autre. La plus longue jusqu’au bout de l’allée à gauche depuis le lit de la chambre de Monet, et celle en face qui fait frémir la crête des arbres. La plus chantante sous cet arbuste au loin où gazouillis et abeilles virevoltent et sanctifient la porosité de l’air. La plus métaphysique sous les ponts qui surplombent les reflets enchantés. Et partout des reflets, les plafonds vernis, les estampes japonaises aux murs, les vases émaillés, partout des fenêtres dont les reflets font jaillir l’extérieur dans le cœur de la maison. Partout l’ouverture sur le soleil par touche lyrique, et dehors comme ces pages d’interlude entre chaque chapitre dans « Les vagues » de Virginia Woolf : « Le soleil fouillait au fond de chaque mare, attrapait les poissons cachés dans les crevasses, mettait en plein lumière la brouette rouillée, la blanche carcasse, ou le soulier dépareillé privé de ses lacets, pareil à un morceau de bronze enfoncé dans le sable. Chaque objet recevait de lui sa ration de couleur ; les sables, leurs reflets innombrables, les herbes sauvages, leur vert étincelant... » Et l’on pense à la série des toiles des nymphéas où la lumière et la profondeur des teintes nous aspirent, tantôt empreinte de vives fleurs blanches qui semblent surgir des profondeurs d’une eau sombre, tantôt de taches rouges noyées dans un vert qui frise la mauve mélancolie. Et ce bleu qui s’assombrit à l’horizon comme toutes les humeurs qui nous traversent. 


Empruntons maintenant la rampe d'escalier où une série d'estampes japonaises suspendent notre regard : ici un poisson à l’œil féroce, là une sandale qui se sauve dans une hâte troublante. Puis un visage de femme dont la chevelure lourde et la bouche entrouverte laissent présager des hâtes encore plus pressantes. Et plus loin, la chaleur de la salle à manger sur ses pieds fermes comme un soleil du matin. Car le corps a besoin de pieds fermes, de pain et de soleil. Et de porcelaine bleue. Cette porcelaine bleue japonaise qui cueille les visages penchés, ces corps réunis le long de la table longue devant des assiettes où les arabesques s’étirent comme de petites langues de caméléons. Cette table où l’on s’alimente de joie et de plaisirs terrestres. Où s’alignent les chaises et leur vie réelle.« Comme nous sommes assis fièrement autour de cette table… Au-dehors, les arbres verdoient ; les femmes flânent, les voitures tournent sans cesse. Sortis des expériences, des obscurités, et des moments d’éblouissement de la jeunesse, nous regardons droit devant nous, prêts à tout évènement. (La porte s’ouvre, la porte ne cesse pas de s’ouvrir) Tout est réel, tout est ferme ; sans illusion ; sans ombre. Sur nos fronts, la beauté repose… Notre chair est fraîche et ferme. Nos contrastes sont nets et précis comme les ombres des rochers en plein soleil. Des petits pains croquants, durs et vernis sont posés devant nous. La nappe est blanche, et nos mains reposent, à demi fermées, prêtes à se contracter. » (Les vagues, page 141) Puis après avoir traversé la salle à manger, la cuisine avec sa faïence bleue et sa batterie de cuivres étincelante qui réverbère les réjouissances terrestres des repas familiaux. 



Donc, cet été encore, cet été encore : relecture. Ouvrons donc un oeil sur le livre le plus ambitieux de virginia woolf, « les vagues », ce tableau où l’on regarde « les bâteaux passer l’un après l’autre à travers les branches bien peignées du saule. » Regardons de près la construction de ce merveilleux livre dont la traduction ardue a été menée de main de maître par Marguerite Yourcenar. 

Ce chant poétique choral est porté par six voix, rythmé par des interludes de deux pages qui peignent des tableaux impressionnistes. Entre chaque interlude, les six voix explorent leur conscience sans que l’on soit vraiment capable de les différencier l’une de l’autre. Et ainsi le caractère, où du moins les intentions que l'on pourrait prêter à un personnage s’effacent. Toute singularité qui pourrait désincarner et brider un personnage s'éclipse, et c’est cette choralité qui donne à ce récit sa force. Qui met au premier plan les interrogations sensibles au détriment des orientations sociales, morales que l’on prête à tel ou tel caractère. Et l’on retrouve la tension entre écriture poétique et les interrogations sur l’être en dehors de la sphère sociale qui nous enferme, sur la question politique de qui nous sommes, de savoir ce que nous sommes devenus dans notre monde contemporain. Tout bon livre soulève des interrogations bien sûr, encore faut-il que les interrogations ne soient pas guidées par un découpage trop simpliste du paysage, de l’intrigue, la débâcle habituelle de laquelle nous tendons tous écrivains que nous sommes de nous éloigner mais qui avec les procédés narratifs habituels nous assigne à résidence. Comment est-ce que la choralité de ce récit qui correspond à un effacement du personnage dans sa définition la plus classique prend en charge un personnage qui finalement pourrait être nous ? En s’extrayant du schéma narratif classique. Virginia Woolf, et c'est là sa grande force dans toute son oeuvre, remet le personnage au centre du récit. Elle nous remet nous, individus sensibles, au centre du récit. Comme une toile impressionniste remet l’être au centre de la toile en traçant le minimum de contours rigides, le minimum de contraintes qui pourraient situer une interprétation dans un contexte social, politique, historique, sous l’angle du propre vécu de l’artiste qui l’exécute. Pour la petite histoire, Monet s’est fait construire une barque atelier sous les conseils de Caillebotte. Et il nous a aussi laissé une maison bateau pour nous éclaircir le regard d’un été à l’autre, pour cheminer sur un cours d’eau, nous réapproprier nos impressions. Pour que s’effacent toutes les images verglacées qui nous ont bombardés bien malgré nous, même dans les espaces publics, dépliés sur toute la hauteur de nos monuments nationaux, dans les couloirs de métro, sur les devantures d’abri-bus, sur les bus même, et dans les nombreux prospectus qui remplissent nos boites aux lettre.

Délivrez-vous chez Monet ! Revenez à cette maison que Monet a savamment orchestrée pour arriver à ce résultat, à ces fulgurances que ses tableaux révèlent. A toutes les questions qui sont traitées dans la littérature, sur le sensible et sur la puissance du sensible. Et à tous les impacts de la destruction du sensible et comment chacun de nous tente de survivre à cette sensation de n’être relié à rien. Même si certains ont la foi, même si certains surmontent cette sensation de vide par l’argent, d’autres par le foot, la course, les marathons (Marathon du printemps, le Paris-Versailles, le marathon contre la famine dans le monde, celui contre le sexisme, celui pour tous les enfants abandonnés, celui pour l’écologisme, et l’autre pour prendre conscience qu’il faut planter plus d’arbres tous les dimanches), l’alcool, la drogue,… Un texte éminemment politique donc « Les vagues » de Virginia Woolf. Un texte inépuisable puisqu’à chaque lecture j’en découvre une nouvelle facette. 

Juste lu quelques bribes depuis mon séjour hier à Giverny mais je le reprends intégralement cet été. 

Un bel été à vous, et même sans but précis, allez faire un tour dans ce jardin, dans cette maison où l’ombre de Monet plane. Il est certain qu'elle vous métamorphosera, ses couleurs vont fouetteront. Peut-être aurez-vous la chance de croiser un sphinx-colibri dans l’allée qui relie la grille à l’entrée de la maison. Peut-être aurez-vous droit à l’œil cruel de la poule qui m’a obligée à mettre au propre ce que le jardin m’a révélé même si l’envie de vagabonder me titillait sévèrement ! 






Rita dR

mercredi 1 juillet 2020

Montedidio de Erri De Luca traduit de l'italien par Danièle Valin (Editions Gallimard)


« La journée est une bouchée ». La voici donc la bouchée dont j’avais besoin ces jours-ci. Posée au sommet de ma tour italienne, ce « Montedidio » attendait que ma soif d’ascension se déclare. Une envie d’ailleurs, un voyage à Montecatini dans une pension que j'aime beaucoup annulé, un besoin de lumière crue et de sauvagerie. Le souffle du grand placard de livres de quatre-vingt centimètres de profondeur où je déplace les montagnes selon la météo (une photo pour illustrer peut-être un jour) a frappé les flancs du Montedidio, et je l’ai lu en un jour. 

Oui, c’est bon signe. Et je crois qu’aucune lecture n’est le fruit du hasard. « Je passe mes journées à nettoyer les outils, les machines, j’enlève les copeaux, la sciure. Je deviens assez robuste avec l’exercice du boumeran. » Le narrateur, treize ans, vit à Naples, avec ses hommes qui de leurs mains façonnent, scient, cirent, parfois giflent, caressent un zizi de façon déplacée, se retrouvent un jour projetés contre un escalier. On est dans le Naples de l’après-guerre, avec sa violence sociale, son dialecte napolitain et ses vies difficiles, ses superstitions, mauvais œil et adages ouvriers. Apprenti dans une menuiserie, le narrateur reçoit de son père un boumeran et nous raconte avec une langue d’abord simple et épurée, pleine d'innocence, son passage de l’enfance à l’âge adulte. Il consigne ses mots en italien dans un rouleau, ses « mains qui changent, maintenant elles sont capables de tenir, elles se sont élargies pour serrer le boumeran. Le bois perd du poids,… Moi je ne dois pas frapper, j’ai l’air libre, le ciel tiède avec l’odeur des paillettes de savon. Un soir d’automne, quand le temps se rafraîchit et que les maisons ferment leurs vitres, je ferai un lancer, je ne verrai même pas un centimètre de vol, pourtant, tous les soirs, je le prépare cent fois par bras. » 

Telles de petites bouchées, les chapitres se succèdent. Et la langue se renforce, comme la prise du boumeran, comme le poids de cet objet volant en bois d'acacia. Comme le lancer qui se dessine. Le corps devient plus sensuel, les bouchées plus grandes, les « muscles frappent dans l’air ». Son corps se délie grâce à Maria et sa bouche aux mots rapides, qui pose sa main habile à l’endroit où le lacher-prise est fulgurant, Maria qu’il retrouve au lavoir avec qui les « bavardages si proches s’enfuient dans le vent qui les chipe sur nos lèvres ». 

Et puis, il y a Rafaniello, le cordonnier étranger qui a « appris le métier des souliers dans le Talmud, un gros livre de choses saintes de son pays. » Rafaniello à la voix fine, l’italien très précis. Il est bossu mais « sous sa veste les os remuent, des os d’aile » et c’est « sans doute sa voix frêle, sans doute aussi l’effort pour bien écouter qui fait sortir ses mots une nouvelle fois et moi je les écris de mémoire le soir sur le rouleau, avec la pluie insistante qui m’empêche de monter aux lavoirs. » 

Pour lire ce livre, il faut se réfugier loin du bruit, laisser les sons tomber comme des paillettes (très belle traduction de Danièle Valin) et les images se détacher une à une. Et ce n’est qu’à ce prix que l’on en apprécie l’ascension. Les phrases se chargent de muscles, sans perdre de leur pureté d’âme, le narrateur raffermit son langage, déroule son rouleau, consigne ses mots. Un palier puis l'autre.

Une montagne scintillante que j’ai escaladée aujourd'hui, premier jour de juillet, tout en sentant des ailes pousser sur mon dos voûté (c’est le livre qui me l’a révélé, je ne le savais pas, les effets du confinement) et c’est agile, aérienne, les poignets souples, que j’en ai fini la lecture. 

Le voyage à Montecatini attendra !



Montedidio ; Erri De Luca ; traduit de l'italien par Danièle Valin ; éditions Gallimard ; 2002.

lundi 1 juin 2020

L'imitation de Bartleby de Julien Battesti (Collection l'Infini, Editions Gallimard)



« Dans le silence et le repos, l’âme pieuse fait de grands progrès et pénètre ce qu’il y a de caché dans l’Ecriture. » ”L’imitation de Jésus-Christ”, cité en exergue, ainsi qu’une phrase de Melville invoquant Lazare, personnage biblique sorti vivant de sa tombe sur l'ordre de Jésus, illustrent les deux rives de la crête que Julien Battesti parcourt dans ce texte. 


Toute écriture sérieuse engage le corps, et entre les corps des écrivains se dressent des passerelles qui mènent au verbe. Tel un écrivain, le narrateur a une fascination pour un livre, ”Bartleby”, dont il a annoté et analysé le contenu. Ecrit par Melville « à une époque de sa vie où il sentait peu à peu se frayer en lui la possibilité d’être happé par l’abîme », ce livre met en scène le scribe Bartleby dont la fin tragique pourrait avoir un lien avec le suicide dans un institut spécialisé, filmé à une date précise, de la traductrice et écrivaine Michèle Causse.


« La pensée m’est venue pendant quelque secondes que tout comme je m’employais à scruter les faits et gestes de cette femme, un œil plus grand était posé sur moi et, ironique, observait les miens. » Autour de cette trame – l’histoire de cette femme qui s’empoisonne en toute conscience –, le narrateur tour à tour se glisse dans l’œil du scribe du roman de Melville, se tourne vers la traductrice, devient analyste ou analysant, jongle avec ses interprétations, sans perdre de vue, ce trajet effectué par Causse, au bout du chemin donc, à Zurich dans cet institut spécialisé, Dignitas. Il pousse les murs de ce livre prophétique, avec une volonté de maîtrise certaine tout en laissant le hasard s’insinuer. Un trajet se dessine petit à petit dans cette mise en abîme, ce cheminement du corps et du verbe.


Au début du récit, le narrateur allongé est brisé par une triple hernie discale. C'est cette immobilité qui l’entraîne dans cette mise en abîme féconde. Et c’est à une très belle naissance, celle d’un grand écrivain, très ambitieux, que nous assistons. Par surimpressions, pérégrinations, explorations, une éclosion d’histoires racontées avec des phrases denses, une écriture dynamique, un sens de l'humour délectable. Une entrée en religion très sérieuse et réfléchie, dans cette grande histoire des récits depuis des temps immémoriaux, incluants Hamlet et Moïse. Chaque trajet fait croître le narrateur hors de ses murs avec une construction très maîtrisée, une histoire chassant l’autre. Bien des thèmes sont abordés dans ce texte mais c’est surtout de la question de la destinée et du hasard dont il est question ici.


Une multitude de personnages et d'histoires participent à ce grand voyage. L’amitié qui a lié Michèle Causse et Violette Leduc, la confrontation du narrateur avec les analyses de Deleuze, intimidant, « un type qui n’était même pas foutu de se couper les ongles. » Joyce et Djuna Barnes sont également des figures vivantes de cette odyssée. Et les femmes bien sûr : Dolie, Mademoiselle Laurent dont « l’esprit avait une chair, et cette chair soulevait des questions concrètes… La lumière blanche des néons électrisait le bleu de sa chemise dont les six boutons fermés acheminaient brusquement la vision jusqu’au cou, long, fin et bicolore à cause de l’ombre de ses cheveux… Mais la partie la plus imprévisible de ce corps était sa voix. »


Autour de ce thème du hasard et de la destinée, sont drainées toutes les questions qu’un écrivain se pose avant d'entrer en littérature. Julien Battesti explore les hantises et pièges qu'un écrivain redoute. Notons qu’au passage, par l’intermédiaire de son narrateur, il règle également le problème épineux de la biographie, et la première chose que l’on se dit en refermant ce livre est que l'auteur ne supporterait pas qu'un biographe s’empare de sa naissance. Il veut être celui qui élargit ses murs. Toute intrusion lui briserait les vertèbres. Je préfère vous avertir étant donné que cette vampirisation est très en vogue actuellement ! Sur ce, je ressors par la fenêtre et vous encourage vraiment à découvrir cette plume très élégante, ce premier roman prometteur.


Notez que la vidéo de la mort filmée de la traductrice, interprète, écrivaine, Michèle Causse, existe d’après le narrateur mais je ne suis pas allée « voir ». En ce qui me concerne, je reste fidèle à ma ligne de conduite sur ce thème : « I would prefer not to ».




L'imitation de Bartleby ; Julien Battesti ; octobre 2019.

dimanche 24 mai 2020

Elle

L'ombre au sol dansait tel un air d'opéra, et de la fenêtre s'engouffrait le vaste monde. Un goût de pénombre fraîche se répandait dans la pièce. J’ai pensé à Sollers, Mozart a fait sautiller mes feuilles. Mon carnet était ouvert à la bonne page, celle par laquelle tout commence. Le vent a mis le doigt dessus. Une belle feuille aux teintes marbrées irisée de lumière. Passé mon pouce sur ma plume, lisse comme un de ces couteaux que j’avais jadis fait mien. La bravoure, la bravoure, le goût du défi ! Et le goût de l’interdit ! Si feu et si grand ! Cet hôtel où j’avais glissé dans ma poche un couteau au manche renflé, pas si tranchant, mais un peu. Et maintenant ma plume offerte à moi, bien ronde, bien lisse, me résiste. La bravoure, la bravoure… Quel beau mot, la bravoure !

En face, le rectangle de soleil dentelé de jasmin agite le parquet. Je pense à ces plantes grimpantes qui poussent les tuiles au sommet des maisons secrètes. Peut-être vais-je entendre une tuile se fracasser à mes pieds ?

Des pas résonnent. Des pas de l’autre monde. Comme c’est bon, ce cocon où il est si doux d’effeuiller ses souvenirs. A la fois ces ombres me crient de m’engouffrer dans cette veine qui me fait frétiller comme un souvenir dansant, à la fois les feuilles si fines, si légères, me disent basta ! Vois ce parfum, rond, menaçant, perlé d’incertitude ! Sans morale, sans éternité. Ces feuilles légères comme un printemps vif.

Oh bien sûr, je suis très sélective. J’aime le beau, les beaux souvenirs, je veux du rêve. Je veux le possible impossible. Et j’ai la foi : je lis beaucoup Erri De Luca et Sollers, alors la foi, je l’ai, pas de doute. Me reste à saisir l’esprit téméraire. Et ça, comment dire, ma condition de femme… Ah… comme j’aimerais retrouver cet esprit frondeur, si durement acquis, admiré jadis, par cet homme qui l’a vu, reconnu. Comme j’aimerais le voir – l’esprit frondeur – me tordre le bras, faire couler le sang de mes mains. Enfin trancher d’un geste vif, sanglant, cette peau à la fois belle et rigide. Sereine et pérenne.

Pérenne, j’ai dit pérenne ?

La tâche de soleil est vive. Si vive que je n’arrive pas à croire que depuis cette fenêtre, ces sons de cloches, ces oiseaux qui m’émerveillent, cette vaste étendue de possibles peuvent se rassembler dans cette petite surface à mes pieds. Mouvante et vive, la tâche de soleil. Bon sang, elle me perce les yeux et la feuille me résiste. Et pourtant je sais que cette fenêtre pourrait devenir feuille. Alors je m’installe sous la tâche. La tâche de soleil bien sûr.

Et je pense à elle.

Celle d’avant.

Et j’ai beaucoup, mais beaucoup d’admiration pour elle. Elle a tant fait pour préserver ce soleil : je lui dois tout. Ma feuille grandit à vue d’aile. Plus je lui suis reconnaissante à elle, plus ma feuille se couvre d’ombres dansantes. Une petite agitation sur le bord. Petit à petit soulève une aile, puis l’autre. C’est qu’elle est diserte, la petite. Aussi diserte qu’un oiseau, qu’une cloche qui assomme le temps qui passe. Aussi insaisissable qu’une hirondelle. Quand je pense que pas une année je ne l’ai manquée, l’hirondelle. Dans un sens ou dans l’autre, l’hirondelle a fait mon miel.

Jamais aile n’a été si proche d’elle.






Texte écrit grâce à une vidéo postée par Anna sur le fil bleu.


Rita dR


jeudi 14 mai 2020

Un jeune garçon de Catherine Vigourt (Editions Stock)






Aujourd’hui, les succès faciles et convoités par nos amis écrivains ont établi une règle dans le vaste « marché » du livre : il n’existe presque plus de livres à « croissance organique ». Il faut soulever le lecteur (et non sa propre plume) dès la première page, et donc c’est souvent la dynamique inverse qui domine sur les tables des nouveautés.

Alors, quand commence un livre par « Un jeune garçon, très beau, sourit dans le soleil », et que les idées (de meurtre) s’articulent, que d'un souvenir à l'autre émerge une histoire, s’élève, escalade et colère. Que l’aveu de l’image tant convoitée, boule de feu protéiforme, jaillit d’un volcan jamais éteint, et qu’enfin retombent les étincelles lumineuses d'un récit vers l’accomplissement final ; eh bien quand tout ça a eu lieu, je me réjouis.

« Un jeune garçon, très beau, sourit dans le soleil.
Je vois un visage de mon frère que je n’ai jamais connu. »


Voici une entrée en matière pour le moins sobre et fragile – nuances ou contrastes. Une image obscure puisque pas connue. Une quête, de cet être jamais connu ou de cette lumière inconnue. Est-ce que cette histoire de soleil est dramatique ? Oui. Est-ce que le drame a une frontière mouvante dont il est impossible de délimiter les frontières au risque d’y resté enfermé ? Oui aussi. Et le soleil va jouer son rôle, et éclairer la figure, ou du moins déplacer la figure centrale du récit. De lui, l‘épicentre : le frère. Déformer les frontières et déplacer la narratrice. A grands coups de sabre, de pensées assassines et de costumes épiques. De temps en temps, en coup de vent-phrase, il y a « frère Deux » qui participe – si peu – et qui est un « même frère ». Et le père, droit, qui ne comprend pas et ne semble jamais avoir appris à comprendre. Et enfin la mère, douce et prisonnière de son amour de mère, indéfiniment patiente et compréhensive selon les codes de l’ancien monde.

Chacun est dans son rôle.

Plaçons donc un œil dans le judas de cette tragédie dont le personnage central en djellaba bleue « dont il prétend que Rimbaud portait la même dans les déserts d’Abyssinie » scande des phrases révolutionnaires, puis habite une maison en communauté aux volutes planantes à Arcueil, « une utopie népalaise flottant sur les coussins jetés à flots le long de table basses ». Ce frère qui crie sa rage peut se montrer séducteur ou menaçant. Faire prospérer un commerce obscur, porter des griffes de luxe. Finir en taule ou se réfugier dans les jupes de sa mère. Invoquer « une famille unie pour le soutenir ». Ecrire ses injonctions depuis une cellule de prison quand il a besoin d’argent. Infliger à sa sœur une demande pressante et une journée cauchemardesque quand le besoin immédiat et urgent de remplir son rôle de père et de manger une crêpe avec sa fille se dresse. C’est l’histoire de tous les excès de ce grand frère diagnostiqué schizophrène, ce frère d’une force inépuisable, en mouvement perpétuel, que l’on parcourt ici. Un frère dont les frasques de commerçant prospère, consommateur de shit puis de drogues dures, fier dans sa Mustang grise, grand séducteur, puis père, puis fuyant, puis suppliant, puis insultant, puis violent. Puis à terre – la cirrhose et « l’hépatite finale et gagnante » – après avoir été admis dans pléthore d’hôpitaux et de cliniques psychiatriques.

Ce livre, c’est aussi une époque, mai 68. La période où le frère vivait dans une maison peuplée par une communauté de junkies. C’est la période de la maison d’Arcueil et des idées révolutionnaires qui fusent entre deux fumées de cigarette planante et une soupe fortifiante. « Ma question est de savoir ce qui s’est passé à la fin des émeutes. Ce qu’il en est resté ensuite, tout projet dissipé, toute colère rendue à la solitude, dans les mois du deuil. Et après encore, quand les entêtements se sont fatigués. Et puis des années plus loin, quand plus personne ne parlait de ce mois de mai-là sans un petit sourire. L’impression d’un chahut d’enfants gâtés qui auraient mal tourné. Pas assez mal tourné non plus pour devenir héroïque. Aucun mot n’en fut dit ; nous n’évoquions pas cette époque, comme on évite d’aborder un accident de santé. Je ne saurais dire en quelle saison de mon frère le printemps de 68 a pu disparaître.
J’ai du mal à penser qu’il n’en a pas eu de chagrin. Je crois même que l’insurrection s’est déviée dans la délinquance et la marge. La schizophrénie et la drogue ont fait le reste, sans que je sache tout à fait comment, dans quel ordre, à quel prix. »


J’ai souvent pensé à une scène dans ce film où l’ancien propriétaire de Bricorama (drôle de coïncidence parce qu’une enseigne de bricolage apparaît également dans ce livre), Jean, raconte avec une mine dramatique ses années de militantisme dans l’aile extrême gauche et qu’il songe à tous ceux qui ont mal fini.

Et au milieu de tout ça, il y a soi :
« Il pourrait y avoir une puissance noire et glacée happant la cheville.
Une algue humide pourrait trahir sous les pas.
Un vent mauvais se lever et renverser la funambule.
J’ai avancé jusqu’au bout, en écoutant craquer les coquillages collés au châtaignier. La mer était noire et sonore. Le fanal d’entrée clignotait, au loin passaient les rampes vives des grands transatlantiques. Il y avait un peu d’air. Je me tenais là sur ce brin de bois, une mince jetée dans le minuscule estuaire d’un tout petit pays, mais le vaste monde me caressait les cheveux. J’étais pour lui, il était à moi.
J’avais chaud, j’étais essoufflée, adonnée tout entière à ce qui s’offrait là de doux et d’incompréhensible dans le noir chuchotant de la mer. J’étais vivante, j’avais vingt ans. »



La maison, ce sont les mots, et les mots rouvrent la maison close. Les connexions se ramifient entre l’enclos fermé des pensées obscures, ou effacées, le corps qui endosse, le corps qui parle, de plus en plus, la plume qui suit, les mots pleuvent, se précipitent. La maison de l’enfance s’ouvre. « Il y avait toujours un instant, au tout dernier moment, sur le banc d’escalier, à mi-parcours des cinq étages, quand j’attendais que la minuterie s’éteigne pour repartir en tâtonnant, il y avait toujours un moment, quand j’écoutais les rumeurs du soir derrière les portes palières, où je me disais : c’est ma maison, tout de même, je suis de cette maison-là. J’ai la clé de cet endroit-là où vivent des êtres que je connais depuis toujours. »

Ce roman met également à mal ce que l’on nous inculque comme bonne morale et mauvaise conscience devant les sentiments ambigus qui nous habitent. Il y a ce passage à la fois déroutant et poignant, en bout de texte. Quand il faut examiner cette frontière entre la vie et la mort. Cette frontière sur laquelle l’on se tient quand on est au milieu de toute cette tragédie. La maladie qui nous rappelle nos limites, quand les forces nous abandonnent. Et quand l’autre chute, la conscience de la mort qui vient, de la mort de celui qui certes souffre, rappelle le danger que représente cet être aux crises répétées, à l’empoignade facile. Celui à cause de qui il fallait toujours préparer avant d’aller au lit sa paire de chaussure avec le trousseau de clefs glissé à l’intérieur au cas où – préparer avant de se réfugier dans son lit la stratégie pour fuir. C’est l’histoire de la difficile condition de l’homme-animal traqué, sujet délicat, rarement abordé en littérature : comment organiser sa propre survie ? Le droit à la vie de chacun et aussi lié à la mort de l’autre, et quoiqu’on en pense, une mort peut soulager. Quand tout a été essayé, quand toute une famille souffre d’un handicap lourd, dans ce cas de schizophrénie doublée de toxicomanie, la mort délivre. « Même si la catastrophe est visible elle semble visible à ses battements du cœur sur l’écran. Suspendue au souvenir de ce que cet homme fut debout et parlant il y a peu. Suspendue à notre propre vie. »


Ce roman est plus largement un roman sur la quête d’identité, la place de chacun dans une fratrie. Dans une famille, il y a souvent un enfant qui occupe plus d’espace que l’autre, et l’on sait quand on est parent comme il est difficile de laisser chacun se mouvoir au-delà des limites imposées par les autres qui réclament, que dis-je, qui crient leur besoin de reconnaissance, leur besoin d’amour. Et ce ne sont pas les plus indépendants qui obtiennent le plus de reconnaissance. Voire, ce sont souvent eux qui prennent la charge du trop lourd à porter. De ce point de vue, ce texte apporte une lumière sur ceux qui sont de ce côté de la barrière, qui souvent portent seuls leurs propres problèmes, s’épuisent dans l’indifférence totale, réclament leur part de larmes. Mais se relèvent grâce à cette indépendance acquise à l’ombre de l’autre. C’est une question que je me suis personnellement souvent posée de façon plus large même dans des familles dites normales : est-ce que l’attention des parents se mérite ? Est-ce qu’elle se mesure aux coups de gueule, aux portes claquées ? Est-ce qu’elle croît en fonction des failles exhibées ?

La plume de Catherine Vigourt est très mouvante dans ce texte, sèche et mélodieuse quand elle décrit ses sentiments, gracieuse et puissante quand elle extrait les sentiments fuyants, lyrique et lucide quand elle sombre, véloce et furieuse quand elle décrit les débordements du frère. Il y a une vraie souffrance qu’elle empoigne d’abord avec douceur, s’excusant presque, puis chargée par la puissance des mots, crescendo, elle monte une pente, puis l’autre. Un récit extrêmement touchant puisqu’il témoigne d’une voix longtemps étouffée, dont la puissance explosive transmet cet empêchement, cet écrasement longtemps refoulé.





Un jeune garçon ; Catherine Vigourt ; Editions Stock ; 2010.


lundi 11 mai 2020

Le jour de la révolte a sonné

Vous avez remarqué que les chiens trainent leur queue, ont la paupière lourde et la patte lasse ?

C’est un fait, les sorties répétées dont ils étaient le prétexte les ont épuisés. Il est possible que la semaine prochaine l’on voit défiler une horde de chiens enragés, blouse jaune et museau encanaillé derrière un masque volé à leur patron.

Des chiens-loubards révoltés.

On les verra débarquer en meute place de la Contrescarpe, suivre le dédale des routes pavées où leur compagnons logés dans des espaces de plus en plus exigus, se contorsionnent dans des cages d’escalier froides sentant le chat planqué. Puis longer la Seine, la traverser et rejoindre la rue de Rivoli qui paraît-il a été mobilisée pour réduire la circulation. Puis en rang patte contre patte ils scanderont : marre des sorties forcées, pour la liberté de lécher où je veux quand je veux. De renifler qui je veux. Marre de me faire traîner toujours dans les mêmes rues. Marre de ces poteaux électriques érigeant leur surface lisse, marre de leur tronc large insipide à l’arrogance d’hidalgos. Marre de ces oiseaux qui ont pris le pouvoir. Marre d'être continuellement nargués. Toujours tenus en laisse, pas un moineau à croquer. Pas une carcasse de pigeons pour se nettoyer les canines, pas une merlette à étriller.

Chien-chien docile nous sommes et ne serons plus. Marre de ce bitume. Pas une gardienne qui n’astique le sol devant son immeuble, ne manquerait plus qu’on nous greffe un citron sur le museau. Pas une rue qui ne soit grattée et qui ne sente les toilettes de mon maître. Mon maître aux toilettes, c’est normalement un instant de grâce. Le seul moment où je peux enfin faire ce que je veux : mordiller la fourrure de Madame, sauter au-dessus du canapé, foncer sur les jouets des enfants. Enfoncer ma patte dans un sac de farine. Normalement, ce sont des instants de liberté et me voici saisi par une laisse pour la huitième sortie de la journée à flairer un bitume qui sent les toilettes après le passage de Marta.

Aujourd’hui est venue l’heure de la révolte. Chien-chien docile, je ne serai plus. J’ai trop mangé de ces plats mijotés. Oh elle en a fait des plats mijotés, la maîtresse. Ça sentait le bœuf mijoté tous les jours, je ne peux pas le nier. Toujours une part pour moi. Mais moi maintenant je veux du sale, je veux m’enfiler n’importe quoi. Même une chienne lévrier au corps élancé, hautaine comme cette statue mi-chienne mi-Aphrodite que mon maître caresse d’un air sournois en déversant des palabres à sa douce. Il a passé ces deux mois à feuilleter un livre avec des caractères curieux mais des photos très explicites avec l’air de chercher une réponse à ses problèmes, comme si cette photo de paravent avec deux oreillers pouvaient l’aider, comme si cet homme en train d’enfiler une femme aux yeux fermés pouvait le sortir de son hébétude. Car il avait vraiment l’air à la fois éteint et ailleurs mon maître ces jours-ci. Ici et pas là. Et quand il sortait dehors, il était dedans. Et à chaque fois que j’ai essayé de bavarder avec une chienne pendant nos balades pourtant nombreuses, il nous a tirés de là comme si la belle était atteinte d’une gale purulente.

Le jour de la révolte a sonné.

Ce n’est pas avec des plats mijotés que l’on va nous asservir.

Chien, chienne de tous les horizons, veuillez rejoindre l’attroupement rue de Rivoli, le 11 Mitraille 2020 à vingt heures pour que sonne enfin l’heure de la révolte.

Ouaf ouaf !


Rita dR