dimanche 24 mai 2020

Elle

L'ombre au sol dansait tel un air d'opéra, et de la fenêtre s'engouffrait le vaste monde. Un goût de pénombre fraîche se répandait dans la pièce. J’ai pensé à Sollers, Mozart a fait sautiller mes feuilles. Mon carnet était ouvert à la bonne page, celle par laquelle tout commence. Le vent a mis le doigt dessus. Une belle feuille aux teintes marbrées irisée de lumière. Passé mon pouce sur ma plume, lisse comme un de ces couteaux que j’avais jadis fait mien. La bravoure, la bravoure, le goût du défi ! Et le goût de l’interdit ! Si feu et si grand ! Cet hôtel où j’avais glissé dans ma poche un couteau au manche renflé, pas si tranchant, mais un peu. Et maintenant ma plume offerte à moi, bien ronde, bien lisse, me résiste. La bravoure, la bravoure… Quel beau mot, la bravoure !

En face, le rectangle de soleil dentelé de jasmin agite le parquet. Je pense à ces plantes grimpantes qui poussent les tuiles au sommet des maisons secrètes. Peut-être vais-je entendre une tuile se fracasser à mes pieds ?

Des pas résonnent. Des pas de l’autre monde. Comme c’est bon, ce cocon où il est si doux d’effeuiller ses souvenirs. A la fois ces ombres me crient de m’engouffrer dans cette veine qui me fait frétiller comme un souvenir dansant, à la fois les feuilles si fines, si légères, me disent basta ! Vois ce parfum, rond, menaçant, perlé d’incertitude ! Sans morale, sans éternité. Ces feuilles légères comme un printemps vif.

Oh bien sûr, je suis très sélective. J’aime le beau, les beaux souvenirs, je veux du rêve. Je veux le possible impossible. Et j’ai la foi : je lis beaucoup Erri De Luca et Sollers, alors la foi, je l’ai, pas de doute. Me reste à saisir l’esprit téméraire. Et ça, comment dire, ma condition de femme… Ah… comme j’aimerais retrouver cet esprit frondeur, si durement acquis, admiré jadis, par cet homme qui l’a vu, reconnu. Comme j’aimerais le voir – l’esprit frondeur – me tordre le bras, faire couler le sang de mes mains. Enfin trancher d’un geste vif, sanglant, cette peau à la fois belle et rigide. Sereine et pérenne.

Pérenne, j’ai dit pérenne ?

La tâche de soleil est vive. Si vive que je n’arrive pas à croire que depuis cette fenêtre, ces sons de cloches, ces oiseaux qui m’émerveillent, cette vaste étendue de possibles peuvent se rassembler dans cette petite surface à mes pieds. Mouvante et vive, la tâche de soleil. Bon sang, elle me perce les yeux et la feuille me résiste. Et pourtant je sais que cette fenêtre pourrait devenir feuille. Alors je m’installe sous la tâche. La tâche de soleil bien sûr.

Et je pense à elle.

Celle d’avant.

Et j’ai beaucoup, mais beaucoup d’admiration pour elle. Elle a tant fait pour préserver ce soleil : je lui dois tout. Ma feuille grandit à vue d’aile. Plus je lui suis reconnaissante à elle, plus ma feuille se couvre d’ombres dansantes. Une petite agitation sur le bord. Petit à petit soulève une aile, puis l’autre. C’est qu’elle est diserte, la petite. Aussi diserte qu’un oiseau, qu’une cloche qui assomme le temps qui passe. Aussi insaisissable qu’une hirondelle. Quand je pense que pas une année je ne l’ai manquée, l’hirondelle. Dans un sens ou dans l’autre, l’hirondelle a fait mon miel.

Jamais aile n’a été si proche d’elle.






Texte écrit grâce à une vidéo postée par Anna sur le fil bleu.


Rita dR


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