samedi 16 novembre 2019

Zoé


Le feu de bois répandait sur le sable des taches mouvantes. Devant nous le roulis des vagues, et derrière, la forêt de pins que nous venions de traverser. Une mince couche d’argent soulignait les rochers qui descendaient en aplats sur la côte à notre gauche. Et à droite, le clocher de cuivre de l’église telle une turgescence lumineuse surplombait les lumières de la ville qui s’élançaient en de longues lignes luisantes sur la mer. 

  De temps en temps, le crépitement du bois était percé par le bruit d’une vague qui s’avançait dans le sable puis se retirait comme un éventail qui se déplie. L’anse dans laquelle nous nous trouvions était à l’abri des regards. Juchée sur un talus, Zoé fabriquait une tresse, avec les branches fines que nous avions ramassées pendant le trajet. Elle avançait ses tiges tressées vers le feu pour incurver sa tresse, puis reprenait son travail en serrant les nœuds avec ses doigts vifs et nerveux, ne craignant pas de briser les tiges. Ses pieds rougis par le feu ressemblaient à deux rongeurs révoltés ; le talon s’enfonçait, puis le pied resurgissait en agitant ses orteils qu’elle avait plantés en épis comme dans ces dessins d’enfants que je faisais dans mon jeune âge. 

  Moi, je surveillais les épis de maïs, les tournais dans un sens puis dans l’autre, guidé par le parfum, pendant que les gouttes de jus tombaient sur les brindilles.

   Pendant une randonnée organisée dans les Vosges, j’ai rencontré un jour une ethnologue – Katherin Clarck – qui m’a dit que certains peuples se servent de leur voix avec des chants et rituels pour expulser leur angoisse, repousser la mort, oublier les menaces dans une région hostile où l’ennemie guette sous des arceaux d’ombres vertes. Ou tout simplement pour dire non à toutes ces têtes qui s’inclinent. Oui, à droite, oui à gauche. Oui triple oui, j’incline ma tête, les chapeaux s’inclinent. Et les mots aussi. Oui, triple oui, le coq aussi courbe sa crête rouge. 

  Lui aussi – mais lui picore, le coq est intelligent. 


  Katherin m’avait dit « Hurlez à plein poumons, à chaque fois que vous le pouvez, à chaque fois que vous êtes dans un endroit isolé, vous verrez, vous me remercierez de vous avoir donné une aussi simple et efficace règle d’hygiène mentale » J’ai imaginé Zoé telle une baudruche, gonflée, un gros ballon qui s’éloigne vers cette lune qui surplombait la forêt de pins. Vous voyez à quoi ressemble un humain gonflé à bloc qui vole dans l’air ? Avec une tête qui vacille, à droite à gauche, et qui tel un balancier penche tantôt sous le poids de la tête tantôt sous le poids des pieds, à droite à gauche ; et encore à droite, à gauche. Puis soudain, un cri féroce qui déchire le ciel, le ballon se dégonfle, Zoé décrit des spirales, vrille dans le ciel, et voici Zoé à nouveau assise sur le talus qui tresse sa couronne. 

  C’est comme cela qu’elle est Zoé, son calme apparent est une enveloppe dégonflée. La dernière crise ? Hier soir. J’ai posé les yeux sur une serveuse dans une crêperie. Comment était la serveuse ? Assez quelconque, mais cela faisait longtemps que Zoé n’avait pas volé et dégonflé. En réalité, la serveuse était outrageusement maquillée, mais avait le même nez que Zoé ; et il était planté au milieu d’une tête vulgaire, c’est pour cela que je l’ai regardée. Et le nez de Zoé est, c’est vrai, l’objet de toute son attention. Elle le poudre, jette des ombres de fard à droite à gauche pour le camoufler, le pince pour l’amincir, le regarde de profil, puis de face à chaque fois que je la surprends en pleine contemplation angoissée. Alors oui, j’ai pensé que Zoé était jolie, elle, malgré son nez, mais Zoé a une telle propension à se gonfler avec rien – mais vraiment rien – que j’ai crié à pleins poumons, comme me l’avait conseillé Katherin Clarck. 


  La mer continuait à étendre son éventail de vaguelettes dans l’anse, mon cri a dilaté le feu qui a avalé les deux épis de maïs, une flamme jaune, puis noire, puis bleue s’est élancée dans le ciel ; et Zoé, étonnée par mon subit arrachement, a déposé sa tresse sur sa tête avec un sourire mi-tendre, mi-sardonique. 

   Toute la semaine suivante, Zoé a été adorable. 

  Il va falloir que je remercie cette chère Katherin pour cette saine hygiène de vie et hurler régulièrement. Chaque semaine.

  Disons le vendredi. 


 Oui, dorénavant, le vendredi sera mon jour de hurlement. Je fermerai la porte, me déshabillerai, les pieds enfoncés dans des pantoufles confortables, un brin d’ordre autour de mon fauteuil.


  Puis je hurlerai, je hurlerai à pleins poumons.


  Tous les vendredis, absolument tous les vendredis.

dimanche 3 novembre 2019

Raymond Isidore et la maison Picassiette

Imaginez un ballet de verres brisés, de cruches sans anses, d’anse sans tasse, de petits malheurs éparpillés sous un grand soleil. Imaginez une ronde de débris s’assiettes et de verres qui n’annoncent rien de sinistre. Aucun cri, aucune colère, voix brisée. Imaginez des débris de toute sorte qui sortent de toutes les poubelles alentour, s’ordonnent sous vos yeux, orchestrés par une main magique, et tout doucement, dans un glissement silencieux, sans aucun bruit fracassant, se métamorphosent en une explosion silencieuse, harmonieuse, éclatante de beauté.

Imaginez la colère du monde soudain rassemblée en un point magique comme si l’œil avait été enfermé dans un caléidoscope.

Imaginez une colère apaisée.

Quelle colère ? La colère contre le monde qui déraille, les destructions, la folie meurtrière, ce sinistre ballet, les guerres, les vanités qui se déchirent un bout de gloire, un bout de terre, les paysans des temps modernes – techniciens, consultants, artisans à la chaîne affublés d’un débris de qualificatif dans notre langue contemporaine dont pourrait faire son miel un Charlot moderne. La folie du monde. Toute cette misère anéantie par un monsieur en colère, et réordonnée, transformée, pas loin de la cathédrale de Chartres. Pas un hasard, me direz-vous. Pas un hasard que ce miracle soit visible non loin des 167 vitraux au pouvoir magique, ces vitraux qui transforment la lumière en une lumière céleste jetée dans la pénombre profonde des arcades, tâches de couleur sur fond d’obscurité.



« Je pense trop… », a dit celui qui a tenté de canaliser cette colère : Raymond Isidore.

« Je pense trop, je pense la nuit, aux autres, qui sont malheureux… Je voudrais leur expliquer, l’esprit m’a dicté ce que je devais faire pour embellir la vie. Beaucoup de gens pourraient en faire autant mais ils n’osent pas. Moi j’ai pris mes mains et elles m’ont rendu heureux… Nous sommes dans un siècle pas bien… Je voudrais qu’en partant d’ici les gens aient envie de vivre aussi parmi les fleurs et dans la beauté. Je cherche une voie pour que les hommes sortent de leur misère. »  Raymond Isidore, Marie France, Octobre 1962.


Né en 1900 à Chartres et issu d’une famille défavorisée, Isidore a passé sa vie à construire avec des débris d’assiettes, de vases, de verres, la maison Picassiette, une maison multicolore entourée d'un jardin foisonnant.

Cheminons dans les allées du jardin. Ici une construction au visage de clown triste, là un visage rond comme un Bouddha, puis une statuette avec une offrande. Un pommier à l’entrée, quelques rosiers anciens, des géraniums, des arbres à gentiane, des alysses blanches. Quelques touffes de graminées qui tels des vitraux transforment un rayon de soleil en un faisceau de lumière magique. Au milieu de ce jardin, des façades colorées, des pièces en enfilade. Derrière les façades colorées, une chambre à coucher et sa machine à coudre, une chapelle, une salle à manger. Partout où le regard se pose, des murs et des murs de couleur, des fresques champêtres, des croix, des peintures murales. Et des murs de mosaïque. Chaque morceau de débris est disposé avec un sens de l’harmonie extraordinaire. Les rayons obliques qui pénètrent dans les pièces en fin de journée animent des histoires ancestrales. Au-dessus de la table de salle à manger, un rayon lumineux arrive exactement sur l’allée centrale d’un village imaginaire peint sur le mur, entouré d'un ciel bleu, encadré par deux hirondelles. Le lit quant à lui est posé le long
d'une scène murale médiévale, un temple de Bethléem ou une église catholique d’Orient avec sa rangée d’arcades entre lesquelles glissent des hommes en habit monastique blanc.
Deux hommes se détachent de part et d’autres de l’entrée principale éclairée par un rayon de soleil oblique. Chaque fresque murale accueille un rayon de soleil naturel exactement au milieu, à l’entrée du bâtiment peint, comme si le Dieu-soleil attendait les visiteurs. Oiseaux, moines, allées de terre chaude, vases étrusques, tous les motifs aperçus par les fenêtres de la bâtisse sont comme des scènes surgies d’un conte, une histoire extraordinaire.

Tout cela avec seulement des débris récupérés dans les décharges et poubelles et un joli coup de pinceau. Raymond Isidore a exercé dans sa vie de nombreux emplois dont le métier de balayeur au Clos Pichot et au cimetière Saint Chéron et mouleur dans une fonderie. Cet homme qui « pense trop » a passé ses nuits à construire cette maison enchantée pour calmer son esprit bouillonnant.




Un peu comme un lettré, mais avec les mains. Au lieu de s’emparer de mots, de débris de phrases, il a simplement ramassé avec ses deux mains ce que les décharges alentour lui proposaient. Il a rangé ses pensées, du moins a-t-il tenté de les éloigner en parcourant des kilomètres et en assemblant de ses deux mains ce qu’il avait récupéré pendant ses longues marches.

Pour finir, puisque de pensées il s'agit, deux fragments des Pensées de Pascal (Edition de Michel Le Guern chez Gallimard), deux pensées écrites par un lettré :

Fragment 124 : Divertissement. Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.

Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut qu’être heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être.
Mais comment s’y prendrait-il ? Il faudrait pour bien faire qu’il se rendit immortel, mais ne le pouvant il s’est avisé de s’empêcher d’y penser.


Fragment 186
L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais qu’un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir.
Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.


Heureusement que Raymond Isidore était également pourvu de deux mains. Ses pensées l’auraient emporté s’il n’avait pu utiliser ses mains et ses jambes pour construire sa cathédrale. Merci à l’apôtre laïc Raymond Isidore qui a rassemblé en tournant autour de Chartres la misère du monde, qui a canalisé sa colère,  l'a convertie en une oeuvre d'art, dans ce point minuscule du globe de la terre, dans une petite maison de la banlieue discrète de Chartres.








La maison Picassiette, 22 Rue du Repos, 28000 Chartres. 

lundi 7 octobre 2019

La poêle du monde


Comme chaque jour depuis des millénaires, le soleil a disparu. Il a disparu à la vitesse d’une noix de beurre qui fond sur la poêle du monde. Un embrasement inversé comme une fissure au cœur du monde. Millions de têtes chaudes qui se pressent autour d’un repas, un fastueux repas de roi de Namibie, une poignée de riz dans une eau bouillante d’où émergent et disparaissent des tronçons de tiges creuses. 

Au parc national d’Etosha, une lionne se dirige lentement vers sa tanière, avec les pattes d’un bébé zèbre qui s’agitent dans sa gueule.

Mais ici aucune de ces images ne survit. Ici les oiseaux dirigent le monde ; ils chantent le monde, écartent d’un coup d’aile le ciel qui n’est pas ciel, fendent d’un coup de bec un diaphane rideau de pluie, taisent les coups de gronde, aplatissent la terre où la douleur du monde est tapie entre chaque grain.

Une fois les oiseaux apaisés, une fois leur vaste tâche accomplie, un drap bleu couvre la surface de la mer. Ça et là des plis aux reflets moirés comme une paix qui se gondole.

Et soudain le bruit des vagues. Toujours présent mais maintenant envahissant ; un roulis, un rouleau vient, une vague s’élève se précipite, puis se retire tout doucement, inscrit quelques pages d’écumes ; de mystérieuses lettres crépitent et se dispersent avec un joyeux contentement.

Des mots sans poids, comme un mouvement de vagues, de faibles vagues et au fond, un murmure brillant se dilate, encore et encore, l’écorce du monde se craquèle, une pluie d’étincelles multicolores comme un souvenir de mer.

Puis le bruit des vagues se lève telle une eau jetée sur une poêle, un crépitement, les vagues ne sont plus que vent et rumeur du monde : un bruit de paradis. Une interminable fresque de bonheur.

Le monde rond déplie une fresque longue comme une vague.

Longue comme une vague.

Un frangipanier éclabousse l’air d’une furtive odeur sucrée. Très vite le parfum s’épanche, très vite il faut s’en approcher pour le saisir.

Une poêlée de fruits.

Le frangipanier sèmera quelques fleurs cette nuit. Demain, le parfum subsistera.

Puis il disparaîtra.

Je tends l’oreille à nouveau, je fonds dans l’interminable fresque, la fresque longue, la vague qui vient, qui revient. Un paisible souvenir creuse son lit.

Le monde rond déplie une fresque longue comme une vague.

Longue comme une vague.



lundi 9 septembre 2019

Par les routes de Sylvain Prudhomme (Editions l'arbalète)





« J’avais retrouvé l’autostoppeur il y a six ou sept ans, dans une petite ville du sud-est de la France,… » Ainsi démarre cette histoire où l’autostoppeur - jamais nommé autrement - nous embarque dans la France des autoroutes. Le départ donc, synonyme de désir. Le désir comme immanence. Le tiraillement qui en résulte est le fil conducteur de cette histoire.

Il y a celui qui part, et celui qui reste. Celui qui reste donc est Sacha, écrivain qui désire faire le vide dans une vie où il piétine, à l’aube de sa deuxième moitié de vie. Il emporte pour seuls bagages deux sacs et s’installe dans la ville V. avec une « envie de table rase. De concentration. De calme. » Quelques vêtements et livres auxquels il tient.


« A V. je comptais mener une vie calme. Ramassée. Studieuse. Je rêvais de repos. De lumière. D’une existence plus vraie. Je rêvais d’élan. De fluidité. »


Les deux se retrouvent à nouveau dans cette ville V. après une vingtaine d’années de séparation. L’autostoppeur a désormais une famille, une femme Marie et un fils Agustin, mais continue à prendre la route entre deux périodes où il accomplit un travail alimentaire sur les chantiers. Rien de solide et d’arrimé : « les charpentes... Les chantiers étaient longs, j’en avais marre… Je me suis mis à l’électricité, à la plomberie. » Et puis il repart. Il part, toujours sans but précis, il se « fiche d’arriver où que ce soit… Paris, ou Lille, ou Brest… que pour le plaisir. Pour le plaisir. » Il part sans perspective. Ou alors si, avec la perspective de rencontres, ces gens qu’il trouve « admirables » de l’avoir pris. Pour lui c’est le « critère suprême de l’hospitalité. » Il les prend en photo et accumule les polaroids de ces rencontres. Il y a cette rencontre avec cette fille belle « la peau fantasmatiquement blanche, les cheveux très noirs » qui a vécu une très belle histoire d’amour avec un Français et montre à l’autostoppeur une vigie « une tour en béton d’où on voyait très loin à la ronde ». Son amoureux et elle ont monté la garde à guetter tous les feux au loin, isolés sur cette tour.


Lui part et Sacha reste. Se rapproche de la cellule familiale, de Marie et Agustin. Replonge dans son projet d’écriture dont le point de départ est « la fameuse ellipse du dernier chapitre de l’Education sentimentale. "Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint"… toute une vie humaine réduite par l’accélération désinvolte de Flaubert à cela : un départ, un retour. » Lui, Sacha, décide « à rebours de Flaubert… de retenir le temps. » Son projet commence à frémir. A s’étendre. Il se satisfait d’une période d’attente par « ralentissement, par saturation, dilatation, restitution de chaque instant, de détails, d’images, de sensations, de réminiscences, d’associations. » Un jeu de séduction se déploie en parallèle. Des rapprochements entre lui et Marie, ou avec Jeanne rencontrée à V. S’ensuit l’assouvissement sexuel qui recrée le vide. Le manque. Et la créativité qui attend que le désir se manifeste. Le désir a ses cycles, et Sacha les laisse s’animer avec l’intensité qui leur incombe.


Pendant ce temps l’autostoppeur qui fuit les charpentes continue à revenir à V. et à toujours lui souffler ce désir de départ, de voyager dans la vie réelle. « Un jour il faudra que tu écrives sur les habitacles de voiture, il me disait en se tournant vers moi devant son fils, comme si la répartition des tâches entre nous devait éternellement être celle-là, lui vivre, moi écrire, cela inéluctablement, sans que jamais ni l’un ni l’autre échappe à son destin. » L’habitacle donc, le ciel étoilé, les constellations sont les chefs-lieux de ce monde qui s’ouvre ou se ferme et limite le cerveau créateur de Sacha. Le temps et l’espace, les deux dimensions que Sacha explore pour construire son œuvre.


Et des espaces parcourus, Sylvain Prudhomme en a visiblement parcouru beaucoup. Il nous livre de sublimes pages, une fabuleuse fresque de la France des autoroutes avec une langue riche, poétique. Sans emphase. Une langue qui évoque toutes ces rêveries et ces questionnements qui nous saisissent quand l’on voyage et colle le nez à la vitre et que l’on voit le paysage défiler. Vous ne les verrez plus défiler de la même manière après la lecture de ces pages.


« La rambarde nationale vrai trait d’union de notre territoire… de la Provence aux Flandres, du Jura aux Landes… le trait horizontal d’une rambarde, et par-dessus la rambarde un clocher d’église qui glissait au loin ; la grappe de maisons d’un village déjà disparu, mangé par les boqueteaux d’arbres, ravalé par les courbes du relief, le brouillard, les tons pâles des collines et de la plaine. Et de nouveau alentour le vide, les champs, les sillons des labours. De nouveau cette toile semi-abstraite regardée mille fois sans y penser et pourtant infusée année après année en nous. Devenue si intime à nos sens qu’elle finissait par nous habiter, et si d’aventure nous franchissions les Pyrénées et passions en Espagne ou franchissions le Rhin pour entrer en Allemagne aussitôt nous le savions, un inexplicable dépaysement nous en avertissait, nous n’étions plus en France et tout de suite une voix nous le soufflait. »


Celui qui part, c’est celui qui se connecte au monde « Il y a ceux qui tiennent au bord du fleuve, il répétait. Et il y a ceux qui sont le fleuve. »


Et parce qu’au bout du voyage, du voyage de l’écriture, du voyage à proprement parler, il y a cette connexion au monde, parce qu’au bout du trajet s’effectue une fusion avec le monde, du moins quand un voyage est porté avec grâce et fougue, comme l’est ce livre, il est beaucoup question d’amour. D’amour entre les hommes. Il est également beaucoup question d’amour entre deux êtres, du lien qui se tend et s’étiole selon la proximité géographique. De l’amour parental. De ce basculement entre l’adulte libre de ses mouvements à l’adulte aliéné à une vie de parent. Avec l’enfant, « l’ogre », qui dévore le temps, réduit les possibilités de tracer toutes ces trajectoires d’avant. Il est aussi question du désir de l’autre à travers le regard d’une tierce personne. Du désir qui s’accroît quand l’histoire d’amour navigue dans l’incertitude. Comme pour l’écriture d’un roman. Sans cesse Sylvain Prudhomme fait naitre sous sa plume cette énergie du désir créateur qui est certainement un thème central de ce livre. Une nouvelle de « Risibles amour » de Kundera est évoquée. Il est question également de tous ces autres que l’on rencontre en dehors de la cellule familiale. De l’importance de l’air extérieur, du risque d’étouffement dans la vie familiale autarcique. Et également de l’acuité de l’enfant qui voit tout et qui à travers une partie d’échec, fait comprendre qu’il sait ce qui se joue sous son toit. Et le manifeste clairement.


L’écriture, la plume de Sylvain Prudhomme a le don de fédérer bien des lecteurs de différents horizons. Je vous ai conté une histoire de ce livre. Mais en réalité, j’aurais pu en conter une autre. Bien d’autres trajets sont possibles. Je vous invite donc à tracer le vôtre à travers ces routes que tous nous empruntons. De monter à bord de cette voiture-univers. Un livre que j’ai beaucoup corné et que je relirai. Une excellente lecture.



Par les routes ; Sylvain Prudhomme ; Editions de l'arbalète Gallimard ; septembre 2019.



jeudi 18 juillet 2019

Dimanche ressort au jardin du Luxembourg




Ce dimanche matin autour du bassin du jardin du Luxembourg, ça discute ferme : « hélices, fils de fer, ailes latérales, stabilité… Première Guerre mondiale… Il a failli se faire fusiller… C’est un modèle quatre. Stable ».

Un monsieur se tient à ma gauche. Veste marron, le béret gris feutre bien vissé, le regard goguenard et alerte, il me regarde observer son submersible « Vous n’auriez pas là un ressort, un ressort de stylo ? » Il pointe mon carnet en appuyant sur le « là ». Je regarde mon stylo, en effet, un ressort y est logé.


Interloquée mais néanmoins curieuse de savoir ce qu’il veut en faire, j’hésite un instant. Je regarde le ciel – il me serait pourtant bien utile ce stylo – le vol des oiseaux, les courbes : des sourires sur un ciel de cire blanc. Deux pattes de goéland froissent l’eau du bassin. L’ombre du bâton d’un enfant dans l’eau fait ployer la silhouette d’un voilier. Le voilier est très coloré, comme sorti d’une usine de fabrique à la série, quelque chose d’assez commun. De périssable. L’homme me regarde avec insistance. Il a posé sa télécommande.


Il attend.


Un enfant arrache à sa mère un trognon de pain, puis s’enfuit dès qu’une rafale d’oiseaux s’abat sur lui. D’autres enfants courent, encerclent un prêtre au visage jovial, bien que son regard inquiet lui confère une mystérieuse apparence – sorti d’un film sur l’inquisition espagnole ; son bateau fait de bric et de broc, en équilibre sur des bouteilles en plastique vides est collé au bord, il ne veut pas prendre le large.


Pendant ce temps, l’homme à la veste marron attend ma réponse. Sans ciller.


A ma droite, deux hommes très sérieux : l’un amateur de repas copieux donne des explications en agitant ses bras avec parcimonie. Mais avec aplomb. Son index pointe maintenant vers son voilier. « Stabilité » est le mot que j’entends le plus souvent. L’autre acquiesce. Il semble en savoir autant, mais l’attitude, le ton péremptoire de l’homme rond ne souffre pas la contestation, ni même l’allusion.


Le Monsieur à veste marron à ma gauche qui bricole maintenant son bateau insiste : « Donc votre stylo a un ressort ?

 - Oui.
 - Je peux l’avoir ?
 - …
 - Pour réparer mon hélice. Ensuite je vous prête la télécommande. Vous pourrez manœuvrer avec.
 - …
 - Si vous me donnez votre ressort. »

De l’autre côté, l’homme rond sérieux parle de largeur de coque ; il a rajouté deux flotteurs une année où le vent soufflait très fort, mais là il les a retirés. Les deux ont maintenant les mains dans la poche ; ils sont plongés dans leurs pensées, le regard au large ; le bassin de taille humaine semble infiniment grand à l’élongation de leur cou, ils hochent la tête.


Leurs phrases se meurent.


« Oui – Stabilité – Oui, oui. »


Soudain, un goéland frôle nos têtes ; je recule la mienne, tandis que les deux restent de marbre. « Stabilité. Modèle 4. »


Je dévisse mon stylo, enlève le ressort. Le monsieur à veste marron qui bricole retourne son submersible, dévisse une hélice, un boulon, retire le ressort endommagé, me le montre, imbrique mon ressort. Il commente ses gestes. Je fais mine de comprendre ses explications, encore perturbée par le morcèlement de mon stylo que j’ai à nouveau dans la main. Il remet le submersible dans l’eau, actionne la télécommande. Le submersible décrit maintenant un trajet guidé, répond à la commande, dérive à droite, à gauche, suivant la traction exercée par l’hélice et la direction de la pale.


L’homme penche sa tête, à droite, à gauche ; il sourit, me tend la télécommande. D’un sourire satisfait mais très sérieux. Il observe mes manœuvres.


J’éprouve un plaisir grandissant. Je continue. A droite, à gauche, le submersible dont l’antenne dépasse décrit un mouvement sinusoïdal. Puis je lui fais faire un demi-tour, il se cogne au bord. Je regarde le monsieur à veste marron, il hausse les sourcils comme s’il s’y attendait et me tend la main avec un geste vindicatif pour reprendre sa télécommande et me dit « Faut éviter les demi-tours intempestifs. »


Mon stylo rangé, je repars, laissant derrière moi les retraités du dimanche et leur voilier stable, leur dériveur stable, leur submersible stable, leur coque stable.


Jusqu’à la grille du Jardin.


J’évite le jardin anglais ; je longe l’orangerie et ses bacs alignés. A ma gauche les tables à échiquier. Je tourne à l’angle, longe un terrain de tennis. Un enseignant renvoie la balle d’où qu’elle vienne. Avec précision ; même les balles les plus anguleuses, les plus liftées, les plus vicieuses finissent par revenir sur la ligne centrale.


J’aperçois à ma droite un portail semi-ouvert.


Je tourne et vite je sors, rue de Fleurus.




mercredi 10 juillet 2019

Les cendres du père de Marco Carbocci (Editions La P'tite Helène)



Marco Carbocci est un solitaire. Quelle banalité, me direz-vous : un écrivain solitaire, quoi de plus commun. Mais la solitude de Marco Carbocci est une solitude sous contrainte. Elle se déploie dans une géographie particulière ; elle s’éprouve, se vit « dans les collines. L’histoire de la terre rouge de Toscane et de la poussière et du vent et des orages. Et il me semblait que tout s’achevait là. Qu’il n’y avait pas d’autre existence, d’autre fuite et d’autre conclusion que celles-ci. » (extrait de « Sur les épaules du fleuve ») 



Commençons donc par un sentier, un sentier de maquis : « Nous étions tous les quatre à Calamoresca, ce soir-là. J’étais demeuré au sommet de la butte, fumant, pensant à des choses à moi. Les autres avaient filé tout droit sur le sentier qui dégringole jusqu’à la plage de galets. »

C’est sur ce sentier qui nous embaume de senteurs entêtantes et d'humeurs mélancoliques que l’auteur chemine. Ce sentier mène à l’endroit où les cendres du père se déverseront « dans un renfoncement du chemin, une petite ravine d’aubépine et de pierrailles ». Le sentier de Marco, je l’ai déjà emprunté, et je sais qu’il alterne immobilité et mouvement, avec les mots. Ce sont les mots qui guident. Je sais que c’est la métaphysique des mots qui crée le mouvement et le mouvement désordonné du monde qui provoque l’immobilité – rappelons que l’auteur est philologue. Et je sais que ses mots m’emporteront à nouveau, pour encore repartir sur le sentier. En réalité, ce sentier vous embaumera et la solitude de son âme vous ensevelira, exactement comme quand les senteurs, la touffeur de l’air, le verdoyant et le sirupeux vous enveloppent les sens, encore et encore. C’est un paysage touffu, une langue touffue. Un paysage de maquis, une langue qui exsude le monde. La mélancolie. Les perpétuelles interrogations, les ruminations. C’est la recherche d’un poète qui a jadis rêvé le monde, et qui aujourd’hui dans son rapport à soi-même s’ébouillante le cerveau de mille pensées jusqu’à atteindre cette fatigue, comme quand l’on est aspiré par une saturation des sens. Et soudain ces mots déversent un petit puits de poésie. Une pluie magique.

« C’était soudain le besoin de m’y mesurer encore, de prendre mon bâton de forestier et de me laisser étreindre par le maquis, de m’y égarer en lui claquant mon impertinence »

Marco Carbocci est un poète qui se cherche dans les mots, qui travaille son texte dans le creusement et dans le face à face avec les mots. Ce texte touche parfois une forme de beauté lunaire, quelque chose de brillant et de rocailleux, comme pour suspendre enfin cette rumination qui n’en finit pas. Et enfin, le ciel se déchire, et une nouvelle page peut s’écrire, avec toujours ces mots qui emportent le narrateur dans un coin, recoin – mais peut-être plus apaisé cette fois-ci ; les cendres du père ne sont pas bien loin. Elles sont en quelque sorte les garantes d’un ordre qui se construit. Un ordre fait de bribes que l’on recueille pour forcer une image à dire ce qu’elle a à dire. Et pour recueillir ces images, il faut aller au bout du trajet jusqu’à la saturation. Et quelle saturation mes amis ! De senteurs, d’humeurs, de vacuité, de splendeur. « … dans l’eau : du bleu, du sombre et un reste de jour, tranquille et scintillant comme une marée d’étoiles. »

Le thème de la solitude revient donc fréquemment. La solitude devant la foule. La meute, les autres. Les régimes totalitaires. Le fascisme étant ce que l’on a produit de pire pour engendrer des mouvements de foule. Et il y a également ces lieux de rassemblement, importants pour la mémoire ouvrière. Les souvenirs à reconstruire, lors de ce pèlerinage dans les espaces que son père a occupé quand il travaillait dans le secteur de la sidérurgie. Ce café l’Imperia, maintenant disparu :

« J’essayais de me convaincre, mais ne pouvais m’empêcher de ruminer mollement ma déconvenue.
Moi, ce que je voulais, c’était entendre le compagno-patron de l’Imperia me dire comment étaient les choses autrefois. Par exemple, je voulais qu’il me raconte encore une fois, affectant de baisser la voix comme un conspirateur, comment les ouvriers s’attardaient derrière la porte des toilettes pour descendre leur verre de grappa et comment lui-même leur faisait passer la ration de la mi-journée, en fraude, jusque dans l’atelier.

… 

L’imagination, décrétais-je, devait demeurer mon guide durant ce pèlerinage à Piombino. Je ne m’inquiétais pas à cet égard : je disposais de pas mal de réserves. Je ne pouvais m’empêcher de songer cependant qu’il y avait quelque chose de contradictoire dans le déroulement de mon périple. »

Marco Carbocci est un conteur lucide. Mais pas trop. Il ne veut pas affronter la déconvenue du tissage abscons, mais ne désire pas non plus repartir bredouille de son périple. Et alors l’histoire commence. Affronter son imagination, c’est aussi affronter son moi, et l’on retrouve après le nous collectif, l’auteur qui dresse un mur entre lui et les autres, le Marco Carbocci qui convoque son intransigeance libératrice d’où coulent les mots.

« Alors, de nouveau, je me sentais maussade dans le pays de mon père. Je me branchais sur l’option centenaire et lugubre. Avais-je sérieusement éprouvé de l’identité, de l’appartenance, de l’apaisement ? Cela m’était passé. Je convoquais maintenant de l’intransigeance. Et des mots me venaient enfin. »

Et puis au cœur du livre, surgissent ses grandes vérités. N’allez pas imaginer des leçons ou des éclats de colère poussés par un excès de prosélytisme. Ce sont ici des histoires longtemps ruminées, ces humiliations du quotidien qui roulent en boule au fond du ventre. Pendant ce pèlerinage qui replonge le narrateur dans son enfance, dans ses histoires d’amour, quelques grandes vérités. Allez, une que j’aime bien sur cette supposée identité nationale :

« Ensuite, on t’enseignera, à côté de la magnifique universalité des tables de multiplications, du Dow Jones, de la culture d’entreprise et des valeurs occidentales, l’inouïe particularité de ta nouvelle identité nationale. Et on t’obligera à apostasier tes racines, à grimer ta pratique de la vie de celle de ton pays d’accueil.
Sérieusement ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Et que vaut un homme sans racines ou qui sacrifie à ces racines de substitution ?

Parce qu’au bout du compte, on ne manifeste jamais que soi-même. On manifeste ce qui nous constitue au plus intime de nos traditions, de notre mémoire. Même s’il faut pour cela se déguiser. Au mieux, on ne manifestera qu’une imitation des autres, mais ce sera encore ce que l’on a de plus pertinent à dire à propos de soi-même. Les autres et soi-même : voilà le seul mystère et le seul défi qui comptent. »


Poursuivons le chemin de l’ascension cette fois-ci. Depuis la côte vers les hauteurs du village : « Le soleil bombardait la rue en oblique et tirait des façades une fragile ombre rousse. Les rares passants que je croisais se faufilaient dans ce filet d’ombre… De petits éclats de voix, des gémissements, des hoquets de rires raisonnaient çà-et-là depuis les appartements. »

Le roman prend alors une tournure sociologique et philosophique. Le soixante-huitard éculé en prend pour son grade. Y est abordé cette ritournelle de bien-pensance qui anesthésie les corps. Il est aussi question de l’impertinence et de la bravade.

« J’ai admis qu’une raison de s’exalter ou de se rebeller à l’adolescence devrait demeurer une raison de s’exalter ou de se rebeller à l’âge adulte. Que cette raison, de toute manière – toute narcissique et puérile qu’elle se manifeste – ne sera jamais aussi stérile que ce qui anime les politicards, les philosophes médiatiques et toute la coterie de bonimenteurs qui n’a jamais aucune indulgence pour les autres et en publie des encyclopédies entières à l’égard d’elle-même. » 



Puis, après avoir rencontré la Valéria du premier roman, la jonction avec le passé paraît plus claire, en route pour les « chemins de caillasse et de ronces où le détachement de soi est une évidence et la solitude un privilège » Et croyez-moi, Marco Carbocci excelle dans ce registre. Seul dans le maquis. Le retour aux sources après avoir « mis le pilote automatique… défini sagement le périmètre où déloger mes fameux fantômes. Je les ai alignés, dégommés, esquivés l’un derrière l’autre. Mais, inconsciemment, je n’ai jamais cessé de le savoir : il y a au-delà de ce périmètre quelque chose de moche et de contraignant que je ne suis vraisemblablement toujours pas en mesure d’affronter. » Et un peu plus loin : 


« J’ai toujours aimé passionnément le maquis de Toscane. J’aime ce qui l’habite : ses saveurs, ses nuances, sa rudesse et les mille bruissements qui le font murmurer comme un grand corps extravagant en train de rêvasser sur la colline »

Vient alors l’heure des réconciliations. Ce qui reste des souvenirs, la vie d’après, le rêve singulier de la grande maison vaste d’où l’on contemple les barques sur le golfe où il s’installerait avec Anja, son ex-compagne. Il y a quelque chose qui se dénoue, après l’affrontement avec les fantômes. Les déconvenues, les pertes de repère, les affreuses métamorphoses capitalistes déprimantes de l'Italie d'aujourd'hui. Et voici que surgit l’engagement politique du père, son emprisonnement. Toutes ces quelques pièces à conviction de cette vie passée se remettent à vivre dans un nouveau cadre, avec un sentiment plus serein. Sans anxiété. La rencontre amoureuse du père et de la mère, les années cha-cha-cha (un lexique des chansons disséminées dans le texte se trouve en fin de volume). Et pourquoi ne pas se projeter dans le futur aussi en observant le couple de vieux qui se baignent ensemble en bas ? Le narrateur, se projette après avoir égrené ses fantômes depuis les hauteurs de son village. Après ce périple sinueux.

Pour finir, ce très beau passage, parce que cette histoire familiale est aussi une histoire de mots. Ce sont les mots qui guident le narrateur pour dérouler son histoire. L’encre de Marco Carbocci est une encre dense, poétique qui s’imprègne de l’humeur du feuillage pour s’y déverser aussitôt. Ce même feuillage qui a accueilli les cendres du père.

« Il fallait s’arrêter, considérer un moment ce corridor de feuillage et d’épines, pour se sentir parcouru d’un frémissement qui n’appartient qu’à la vie dans les collines. Il fallait regarder le ciel, puis se retourner et réaliser qu’il se dérobait insensiblement derrière la ramure des grands pins parasols.

Dès que je me fus trouvé à l’abri du bois, l’air devint souple comme une soie. Ce n’est pas que la canicule se fît plus clémente, mais elle n’a pas la même saveur sous la carapace des arbres. Elle est part du maquis. Elle est sa respiration et l’on s’en accommode.
Le soleil qui perçait par endroit faisait scintiller les aiguilles des buissons. Sur le sol, de grosses tâches de clarté éblouissaient de leur blancheur de neige. Des oiseaux palabraient dans la futaie. Ils venaient goûter un peu de l’ombre du sous-bois, puis remontaient déblatérer le reste de leur vie dans les cimes. Les broussailles revenaient à ce qui rampe et se faufile. »



Les cendres du père ; Marco Carbocci ; Editions La P'tite Helène ; septembre 2019.

vendredi 14 juin 2019

En coulisses d'Evguéni Zamiatine traduit du russe par Sophie Benech (Editions Interférences)



Voici un petit traité qui porte très bien son nom et vous mène visiter les coulisses du cerveau de l’écrivain, ou disons d’un écrivain, Evguéni Zamiatine, avec certainement une bonne dose de bon sens ; mais aussi de précautions et de remarques indispensables pour se lancer dans cette aventure fort passionnante. Car quand on écrit, c’est « Comme dans les rêves, il suffit de se dire que l’on est en train de rêver, il suffit d’enclencher sa conscience, pour que le rêve disparaisse. »
Ecrire s’apparente à un acte d’amour, je ne vous apprendrai rien. Et il faut bien des précautions pour ne pas profaner une relation d‘amour. Zamiatine de poursuivre lors d’une conférence retranscrite page 43 « Si je vous promettais sérieusement que je vais vous apprendre à écrire des romans et des nouvelles, ce serait aussi aberrant que si je vous promettais de vous enseigner l’art d’aimer, de tomber amoureux car cela aussi, c’est un art, et pour cela aussi il faut avoir du talent. Ce n’est pas un hasard si j’ai pris cette comparaison : pour un artiste, créer un personnage quel qu’il soit c’est en être amoureux. »  
Ne nous attardons pas sur les nombreuses références au lien affectif qu'entretient l’écrivain avec ses personnages. Ce qui est intéressant, c’est que quand Zamiatine parle de création, il parle de cette lumière qui s’allume quand l’esprit se détache suffisamment  pour que le cerveau ne réponde plus à la conscience, sans pour autant que le cerveau soit endormi. Il est alors guidé par une lumière bleue – jolie métaphore – et poursuit son chemin avec une suite d’associations. Libère ainsi une histoire hors du corps conscient. Naît alors une histoire qui s’anime en dehors du corps conscient.
Alors comme cette histoire prend vie dans un monde qui n’est pas le monde habituel, le déclenchement de cette histoire est inattendu, les sources du déclenchement sont diverses. Ce dernier peut se matérialiser après que l’on se soit attardé sur une image marquante ou alors un évènement incongru. L’image peut être enterrée et revenir. Comme l’idée que l’on poursuit. Il se fixe souvent un point de chute, quitte à s’en détourner. J’écris également souvent la dernière phrase de mes textes le même jour que la première phrase sans savoir quel chemin je vais emprunter, et je me suis longtemps demandé si c’était courant.  Me voilà presque rassurée.
De nombreux écrivains parlent de ce champ onirique qu’ils tentent d’explorer. Milan Kundera dans "L’art du roman" paru chez Gallimard écrit page 105 :
« La narration onirique ; disons plutôt : l’imagination qui, libère du contrôle de la raison, du souci de la vraisemblance, entre dans des paysages inaccessibles à la réflexion rationnelle. Le rêve n’est que le modèle de cette sorte d’imagination que je considère comme la plus grande conquête de l’art moderne… Mais comme Kafka (et comme Novalis) j’éprouve ce désir de faire entrer le rêve, l’imagination propre au rêve, dans le roman. Ma façon de le faire n’est pas une "fusion du rêve et du réel" mais une confrontation polyphonique. Le récit "onirique " est l’une des lignes du contrepoint. »
Pour ceux qui ont peur de s’égarer, de se perdre, pour ceux que cette aventure du cerveau effraye, citons l’onirique Dominique Rolin, qui mettait son réveil tous les jours à 5h30 et se réveillait à 6h30, puis transcrivait ses rêves avec beaucoup de précision, mais oubliait ce qu’elle avait écrit dans un précédent roman. Dans le livre "Plaisirs, entretiens avec Patricia Boyer de Latour" paru  chez Gallimard dans la collection l’Infini, sont rappelées ces phrases qu’elle avait écrites en 1964 dans un texte intitulé "Comment on devient romancier" :
« Si l’élaboration d’un roman réclame à l’auteur ses meilleurs forces, celles de l’inconscient qui ont partie liée avec la physiologie du corps et système nerveux, une fois qu’il est terminé, c’est-à-dire détaché de soi, tranché, offert à ce qui n’est plus soi-même, il cesse d’exister. Il change de matière. » (Extrait du chapitre "Les rêves" )
Précisons que Zamiatine a une formation scientifique et aime bien les analogies avec des concepts scientifiques aussi bien mathématiques que physiques, et il  éclaire très bien les aspects qui sont importants une fois le premier jet lancé avec ces analogies-là.
J’y rajouterai en ce qui me concerne que la poésie m’est indispensable. Il en parle et souligne l’importance de la rythmique dans la prose autant que pour les vers. Se laisser transporter par des vers est toujours exaltant.  Parfois hypnotisant. La musique des mots. L’éblouissement qui provient des couleurs et des associations, les fulgurances. « Dans les mots, il y a des couleurs et des sons : après la peinture et la musique vont de pair. » précise-t-il page 27. Aujourd’hui, je m’aperçois que pour moi la poésie a également une fonction détricotante. Elle m’est très utile. Elle permet de pulvériser (oui, j’aime beaucoup René Char) les phrases toutes faites qui, qu’on le veuille ou non, finissent par peser sur notre cerveau et finissent en phrases mortes qui entravent certainement l’éclosion des phrases vivantes. Même s’il est vrai qu’en phase de création quand l’intensité de la résonnance avec les personnages est élevée, on s’éloigne de cette mer de branches mortes.  A contrario, on peut penser que défaire les phrases permet d’atteindre plus facilement cet état de résonnance, puisque le champ conscient est délivré d’un poids d’associations rendues automatiques, et donc inutiles. On en revient à cette lumière bleue qu’il faut atteindre, et finalement même si aucune technique    naturelle dois-je le préciser ? n’existe pour l’atteindre, on peut néanmoins créer des conditions idéales. Toute la difficulté, comme le précise l’auteur est que l’hypnotiseur et l’hypnotisé en phase de création sont une et une unique personne.
Citons ce passage de Josep Pla qui parle également – avec son sens de l’humour caractéristique – dans « Le Cahier gris » (Editions Jacqueline Chambon, traduction de Pascal Bardoulaud, page 325) des « phrases d’aucune utilité » :
Phrases. Il y a des phrases trop dépouillées : par exemple le silence irréprochable, la béatitude gastronomique; le printemps qui tranquillise... Souvent on peut lire dans les journaux des phrases grosses de sens. L'existence de phrases grosses de sens est passé du roman et du drame intraitable à la littérature journalistique. De toute façon il est certain que cette classe de phrases existe. "Demain est un autre jour" m'a parfois fait trembler.
Faire des phrases est relativement facile. Mais les défaire après, voilà qui est préoccupant. Il y a des phrases d'aucune utilité, dont on ne peut rien faire, des phrases fausses que l'on transporte comme un poids mort pendant des années.
Enfin le dernier paragraphe du deuxième texte aborde un point essentiel : l’agencement et la transmission des idées, d’un message dans un récit. Le rêve de tout écrivain, j’imagine, est d’écrire un livre audible pour le plus grand nombre. Compréhensible par le plus grand nombre. Un texte qui véhicule un faisceau d’idées autour d’un thème central en plongeant le lecteur dans une expérience particulière. Un texte avec différentes couches de lecture. « Cette faculté de penser par associations, si on la possède, on peut et on doit la développer au moyen d’exercices…, parmi les procédés artistiques, l’un des plus subtils, et de ceux qui atteignent le plus sûrement leur but, ce sont les calculs destinés à transmettre une idée. » (page 55)
Signalons qu’Evguéni Zamiatine ne s’attarde pas sur l’importance de la musique et on peut le regretter. En ce qui me concerne, elle m’aide à nettoyer mon cerveau et à installer un état primitif, un peu comme quand l’on passe d’une rue bruyante à une grotte. Cela revient à débruiter son cerveau, à enlever les images parasites, à atteindre plus vite une résonnance avec les personnages que je retrouve. Dans "Ce jardin qu’on aimait" paru aux Editions Grasset, Pascal Quignard écrit page 63 


« Il est possible que l'audition humaine perçoive des airs derrière la succession de sons de la même façon que l'âme humaine perçoit des narrations au fond des rêves les plus chaotiques »
Notons pour finir cette remarque judicieuse page 49 : « Plus j’acquiers d’expérience dans mon art et plus cet art devient pour moi un supplice : l’imagination reste stationnaire et le goût grandit. Voilà le malheur. » Je ne sais pas si l’imagination reste stationnaire, mais une chose est sûre, le goût grandit et c’est un supplice, car en effet, plus le goût grandit, plus on est exigeant avec soi-même. Je ne suis pas étonnée de voir de grands écrivains avec un long historique de lecture-écriture lire un seul ou une poignée de monuments de la littérature.
Ce petit ouvrage offre en outre un tour d’horizon de l’œuvre de Zamiatine que je vais donc explorer. Le troisième texte, une courte nouvelle illustre son propos et nous donne une idée de l’étendue de son imagination et des messages qu’il tente de véhiculer dans ses récits.
Enfin je tiens à préciser, même si vous l’avez déjà lu ici que l’objet, le livre est très beau. Le travail de cette maison d’édition est remarquable. Deux livres par an, et toujours de jolies trouvailles. Du papier au toucher agréable, et des feuilles reliés par un fil.  



mercredi 5 juin 2019

Ennui



Je me penche,
un va et vient sonore,
les autres sont là,
dans la petite ruelle abritée par le soleil que je projette depuis ma fenêtre.
Qui ne descend que depuis ma fenêtre.

J’éclaire la ruelle de mon ennui,
qui je sais parle de désirs de souvenirs enfuis.

Et je le vois étendu
ici vois les dalles et les interstices s'y dessiner.

J’allume l’ennui dans la ruelle où sonne un bruit de casserole.
Quelques éclats me parviennent,
comme une étincelle de fer sur un bitume mal oxygéné.

J'attends,
les autres sont là,
ils avancent de leurs pas d’ennui calme et martelé,
et je combats à grands coups de bras la nervosité de l’ennui écrasé,
qui tiraille s’approche,
bondit à ma fenêtre.

Se roule partout puis atteint le sommet des montagnes le soir.
Là-bas il sera nuage orage,
ou rien.

Parfois il se convertit en une tuerie misérable.
J’y songe vraiment,
à cette tuerie misérable de l’ennui mal éclairé.

Cet ennui peut-être devrais-je le saisir avant qu’il ne s’abatte sur nous autres.

Mais je rêve aussi d’un ennui qui comme une gamme répétée depuis l’enfance, 
renvoie aux douces heures des songes,
effilés,

à cette langueur de l’été et sa rosée bleue,
à cette parfaite sauvagerie de la mer blanche qui pétrit le corps,
l’imprègne d’un ennui vigoureux, 
que le ciel du soir pare d’un ennui de plumes mauves.

Sauvages.

Au froid d’hiver, inlassablement froid.

Et aussi à l’écrasante paresse des arbres d’automne qui se dénudent.
L’ennui qui va vient, il n’y a que l’ennui qui peut se parer de va vient, le reste des mots s’en accommode mal.

L’ennui va vient, 
je va viens.
Là dans la ruelle une rose fermée dont les pétales accrochés ne se défont.
Elle se souvient d’une nervure,
s’est pris un seau de peinture couleur pluie.

La tête s’est affaissée comme une douleur de fin de fête.

Elle a ignoré l’ennui 
et maintenant elle le regrette.

Ce n’est pas la saison, plus la saison.

Alors il est là
cet ennui,
et il pend comme un bouton de robe qui se détache.
Il ne se défait ne s’arrache, 
il pend. 

Tout simplement.

Un œil aveugle.
Un cyclope myope.
L’ennui de la rose à l’angle est tourné vers le conduit d’eau de pluie.
Le mur s’écarte, Le bitume se craquèle.

C’est cette odeur cramoisie d’ennui enterré comme un fruit oublié
qui me signale que l’ennui ne s’attelle. 

Il est là au bout d’une bride que l’on tient,

un cheval transparent,

le cheval se muscle, se dresse, secoue une tête nerveuse,

il est plein, il avance,
il se cabre.

Seule la bride et les anneaux métalliques sont restés.


Il s’échappe s’attelle aux autres,
aux ennuis vigoureux
qui galopent,
s’enivrent des ennuis
mal exploités.

Ils les écrasent d’un trot vigoureux,


les projettent sur le bord de la route.
Tous ces brouillons de vie,
tous sont morts d’avoir attendu,
que demain soit meilleur,


tout mort vivant. 




Rita dR