samedi 16 novembre 2019

Zoé


Le feu de bois répandait sur le sable des taches mouvantes. Devant nous le roulis des vagues, et derrière, la forêt de pins que nous venions de traverser. Une mince couche d’argent soulignait les rochers qui descendaient en aplats sur la côte à notre gauche. Et à droite, le clocher de cuivre de l’église telle une turgescence lumineuse surplombait les lumières de la ville qui s’élançaient en de longues lignes luisantes sur la mer. 

  De temps en temps, le crépitement du bois était percé par le bruit d’une vague qui s’avançait dans le sable puis se retirait comme un éventail qui se déplie. L’anse dans laquelle nous nous trouvions était à l’abri des regards. Juchée sur un talus, Zoé fabriquait une tresse, avec les branches fines que nous avions ramassées pendant le trajet. Elle avançait ses tiges tressées vers le feu pour incurver sa tresse, puis reprenait son travail en serrant les nœuds avec ses doigts vifs et nerveux, ne craignant pas de briser les tiges. Ses pieds rougis par le feu ressemblaient à deux rongeurs révoltés ; le talon s’enfonçait, puis le pied resurgissait en agitant ses orteils qu’elle avait plantés en épis comme dans ces dessins d’enfants que je faisais dans mon jeune âge. 

  Moi, je surveillais les épis de maïs, les tournais dans un sens puis dans l’autre, guidé par le parfum, pendant que les gouttes de jus tombaient sur les brindilles.

   Pendant une randonnée organisée dans les Vosges, j’ai rencontré un jour une ethnologue – Katherin Clarck – qui m’a dit que certains peuples se servent de leur voix avec des chants et rituels pour expulser leur angoisse, repousser la mort, oublier les menaces dans une région hostile où l’ennemie guette sous des arceaux d’ombres vertes. Ou tout simplement pour dire non à toutes ces têtes qui s’inclinent. Oui, à droite, oui à gauche. Oui triple oui, j’incline ma tête, les chapeaux s’inclinent. Et les mots aussi. Oui, triple oui, le coq aussi courbe sa crête rouge. 

  Lui aussi – mais lui picore, le coq est intelligent. 


  Katherin m’avait dit « Hurlez à plein poumons, à chaque fois que vous le pouvez, à chaque fois que vous êtes dans un endroit isolé, vous verrez, vous me remercierez de vous avoir donné une aussi simple et efficace règle d’hygiène mentale » J’ai imaginé Zoé telle une baudruche, gonflée, un gros ballon qui s’éloigne vers cette lune qui surplombait la forêt de pins. Vous voyez à quoi ressemble un humain gonflé à bloc qui vole dans l’air ? Avec une tête qui vacille, à droite à gauche, et qui tel un balancier penche tantôt sous le poids de la tête tantôt sous le poids des pieds, à droite à gauche ; et encore à droite, à gauche. Puis soudain, un cri féroce qui déchire le ciel, le ballon se dégonfle, Zoé décrit des spirales, vrille dans le ciel, et voici Zoé à nouveau assise sur le talus qui tresse sa couronne. 

  C’est comme cela qu’elle est Zoé, son calme apparent est une enveloppe dégonflée. La dernière crise ? Hier soir. J’ai posé les yeux sur une serveuse dans une crêperie. Comment était la serveuse ? Assez quelconque, mais cela faisait longtemps que Zoé n’avait pas volé et dégonflé. En réalité, la serveuse était outrageusement maquillée, mais avait le même nez que Zoé ; et il était planté au milieu d’une tête vulgaire, c’est pour cela que je l’ai regardée. Et le nez de Zoé est, c’est vrai, l’objet de toute son attention. Elle le poudre, jette des ombres de fard à droite à gauche pour le camoufler, le pince pour l’amincir, le regarde de profil, puis de face à chaque fois que je la surprends en pleine contemplation angoissée. Alors oui, j’ai pensé que Zoé était jolie, elle, malgré son nez, mais Zoé a une telle propension à se gonfler avec rien – mais vraiment rien – que j’ai crié à pleins poumons, comme me l’avait conseillé Katherin Clarck. 


  La mer continuait à étendre son éventail de vaguelettes dans l’anse, mon cri a dilaté le feu qui a avalé les deux épis de maïs, une flamme jaune, puis noire, puis bleue s’est élancée dans le ciel ; et Zoé, étonnée par mon subit arrachement, a déposé sa tresse sur sa tête avec un sourire mi-tendre, mi-sardonique. 

   Toute la semaine suivante, Zoé a été adorable. 

  Il va falloir que je remercie cette chère Katherin pour cette saine hygiène de vie et hurler régulièrement. Chaque semaine.

  Disons le vendredi. 


 Oui, dorénavant, le vendredi sera mon jour de hurlement. Je fermerai la porte, me déshabillerai, les pieds enfoncés dans des pantoufles confortables, un brin d’ordre autour de mon fauteuil.


  Puis je hurlerai, je hurlerai à pleins poumons.


  Tous les vendredis, absolument tous les vendredis.

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