jeudi 27 décembre 2018

Martin Eden de Jack London traduit par Francis Kerline (Editions Libretto)




Aussitôt ce livre refermé, j’ai voulu écrire un billet, vous informer de son contenu, et j’ai vu d’immenses étendues de mer, de grands navires et leurs intérieurs boisés, des bras vigoureux qui plaquent une carte, décident d’une nouvelle trajectoire, leurs discussions houleuses, instruments de cuivre et d’acier, utiles ou inutiles – mais n’est-ce pas grâce à son bon sens que Martin Eden, la tête bien faite, mène son bateau ? J'étais envahie par un parfum de vent de mer. Et surtout un immense sentiment de liberté.

Mais en réalité l’essentiel de ce livre, l’essentiel des scènes de ce livre tient dans un salon. Bourgeois. Ou alors dans une pièce miteuse qu’occupe notre protagoniste chez sa sœur. Quelques rares fois sur un carré d’herbe où Martin Eden converse avec La Femme, celle qui lui donne envie de s’élever.

D’où vient alors cette impression ? Il y a bien quelques voyages en mer évoqués, mais ce n’est pas là l’essentiel du propos. Et c’est précisément en refermant ce livre que l’on comprend que l’écriture est un rapport à la vie.

Vous l’avez compris, ce livre ne vous laissera pas indemne. Ce livre n’éveille pas une envie de liberté qui s’éteint aussitôt le livre fermé, de celles que l’on nous sert habituellement. Ici la liberté est inhérente à la rage de vivre du protagoniste, Martin Eden, et elle se déploie farouchement dans tous les actes de sa vie, qu’il s’agisse de liberté d’agir, d’aimer, de penser, de travailler… et d’écrire. Elle a le goût de l’accomplissement, de l’effort poussé jusqu’à son paroxysme ; comme si l’on escaladait une montagne ardue avec la conviction intraitable qu’un vaste horizon cerclé d’une eau bleue scintillante surgira une fois l’effort accompli.

Jack London nous conte dans ce livre le cheminement de Martin Eden vers l’écriture. Le moteur est l’amour d’une femme, dont on pressent dès les premières phrases qu’elle ne fera pas l’affaire ; et c’est le roman d’apprentissage le plus puissant que j’aie jamais lu ces dernières années.

Cet
homme d’une vingtaine d’année, donc, essaye de s’extirper de son existence éreintante et humiliante et veut vivre de sa plume. Evidemment, de même que les immeubles, les champs, les terrains, les usines sont chasses gardées, le patrimoine éditorial est chasse gardée ; et la caste intellectuelle qui définit le bon goût, c’est cette bourgeoisie de salon dont fait partie la femme dont il tombe amoureux (licenciée ès lettres). De magnifiques pages composent une diatribe remarquablement actuelle sur la confrontation entre la culture de salon et la culture quand elle est perçue comme étant vitale, quand elle est la seule voie vers une vie possible. Ce livre nous parle de l’éternelle distorsion du monde littéraire qui se présente dans l’imaginaire de chacun comme étant le champ de tous les possibles et qui paradoxalement restreint le champ des possibles en définissant ce qu’est le bon goût, ce qu’il faut lire. Ce qui se vend. Jack London met admirablement en scène l’aristocratie littéraire qu’il a sûrement eu le loisir de scruter à travers son parcours d’autodidacte.

Un magnifique passage sur la boxe de rue met en scène Martin Eden tandis qu’il s’interroge sur sa persévérance nécessaire pour être édité après plusieurs refus de manuscrits ; une anthologie de la lutte d’un écrivain sans relation pour se faire une place. Il y a de très belles pages également sur l’alcoolisme dans le milieu ouvrier, quand à l’horizon ne pointe aucune lueur d’espoir, et l'on comprend ce que veut dire se réfugier dans l’alcool. Jack London nous décrit également avec une remarquable justesse la perplexité de son protagoniste devant la majorité des livres pâlots publiés. C’est ce qui contribue également à donner une teinte très contemporaine à ce récit. Eternelle même. On tient là une critique qui n’a pas pris une ride de l’aristocratie pensante, des lettrés ; et on pense évidemment à nos chers jurys littéraires et à nos journalistes, influenceurs sur réseaux, et critiques littéraires, qui se jettent tous sur les mêmes livres à chaque rentrée littéraire, pour nous convaincre - que dis-je nous formater au goût des « experts », lissage, uniformisation, best-sellers, tous derrière les mêmes livres - avec une feinte propension à nous jeter de temps à autre à la figure un livre scandaleux, dont le scandale tient essentiellement à l’absence de point-virgule. Enfin voilà donc un livre réjouissant à lire avant la rentrée littéraire de janvier.

Notre protagoniste qui lutte pour se faire publier a de la vigueur, donc, mais pas la forme. Tel serait le thème dominant de ce livre. Il y a plusieurs autres thèmes abordés, mais c'est le thème qui se dégage clairement, dès le début : Qu’est-ce que la forme sans la vigueur ? Aussi bien pour une histoire d’amour que pour le rapport à l’écriture, d’ailleurs. Tout se tient.

Et de la vigueur, Martin Eden en a, autant quand il est amoureux que quand son amour est bafoué. Du début à la fin de ce livre, le processus créatif est mis en scène : l’écriture quand la vie bouillonne dans ses veines ou l’écriture pour accepter la mort quand la vie se retire. Ces deux pans antagonistes de l’écriture sont mis en scène.

Martin Eden à la fin du livre invoque Nietzsche et déclare son caractère individualiste dans un dialogue à bâtons rompus avec les représentants de la bourgeoisie dans laquelle baigne sa promise. Il élève au rang de vérité l’esprit libre, l’esprit fort, qui n’attend rien de la société, individualiste ; qui s’extrait de l’esclavage ; le surhomme et la noblesse d’esprit de Nietzsche. On croise également un reporter à sensation qui écrit un article mensonger à son sujet après un meeting politique et se prend une belle fessée, une très belle fessée avec des « larmes d’adolescent colérique ». Que de réjouissances ! Que de réjouissances ! Précipitez-vous sur ce livre si comme moi vous ne l’avez pas encore lu.

Un immense livre donc que je m’empresse de ranger parmi mes livres cultes, adossé « Au cœur des ténèbres » de Conrad, dans ce rayon qui active mes synapses de façon spectaculaire à chaque phrase, entre chaque mot.

Remarquons également que les éditions Libretto en ont fait un très bel objet avec une reliure solide, une couverture à relief, une impression nette sur du papier de très bonne qualité, un signet rouge et enfin une tranche aux bords arrondis. Tout ça sous couvert de livre de poche. Une belle collection, cette édition limitée qui fête leurs 20 ans d’existence.




Martin Eden ; Jack London ; Traduit de l'anglais par Francis Kerline ; Editions Libretto.



PS: Qu’est-ce que la forme sans la vigueur ? 



mardi 11 décembre 2018

Tous des oiseaux, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad, théâtre La Colline.

Eitan est un scientifique juif allemand. Il ne croit pas au hasard. Il compte les probabilités d’occurrence de chaque évènement, le nombre de fois où un livre est consulté, le nombre de livres qui restent sur la table. Et Le Livre, qu’il a vu, vu et revu sur une table, durant deux ans de présence à la bibliothèque.
Le livre prophétique.
Gigantesque mur couvert de milliers de livres, table en bois robuste, lampe en laiton, abat-jour vert-bibliothèque, une femme vêtue de rouge, très belle. Le visage fermé, Wahida planche sur sa thèse. Le livre prophétique est grand ouvert ; elle tourne les pages avec frénésie, se nourrit de la vie de Hassan El-Wazzan, capturé par des pirates siciliens et offert au pape Léon X, qui le convertit au christianisme. Les deux, Léon X et Léon l’Africain, diplomate marocain du XVIe siècle, se sont mutuellement respectés.
Eitan et Wahida tombent amoureux. La machine à fantasmes se met en marche.
Vite rattrapée par la machine à broyer. 
« Malgré l’amour dont j’ai été entouré, malgré les soins et les attentions de parents d’autant plus merveilleux que rien ne les préparait à affronter la tempête qui a dévasté leur existence, je dois dire que j’ai grandi dans la detestation… Or ce sentiment de la détestation est en étroite relation avec l’écriture. » nous écrit Wajid Mouawad, le metteur en scène et directeur du théâtre « La Colline » dans le fascicule de présentation.
Et c’est avec une intensité qui frise le démembrement – du spectateur bien entendu – que l’histoire d’amour entre Eitan et Wahida, une histoire entre un juif et une arabe, se fait, se défait, se refait entre New-York et Israël avec une explosion de mots, de grandes tirades qui nous hissent au sommet de nos idéaux.
Wajid Mouawad fait bouillir la marmite des histoires intimes et universelles, nos guerres intimes et universelles, nos luttes intimes et universelles. Tous les sangs qui coulent dans nos veines, musulman, juif, chrétien, nos histoires, les secrets de familles,  tout ce qui  entretient les non-dits est ratissé, la terre est retournée, binée, les morts déterrés.
Nos histoires et nos origines.

Tout explose. Wajid Mouawad orchestre sa mise en scène en multipliant les points de vue, les luttes intergénérationnelles. Chaque personnage, Souheila Yacoub (Wahida), Jérémie Galiana (Eitan), Jalal Altawil (Wazzan), Leora Rivlin (Leah), Judith Rosmair (Norah), Raphael Weinstock (David), Rafael Tabor (Etgar), Darya Sheuzaf (Eden, l’infirmière)  a un rôle qui en impose par son caractère, sa sensibilité. Par ses mots, sa langue. Et à chaque fois avec une intensité foudroyante. Et c’est réellement exténuée que j’ai quitté la salle avec l’impression d’avoir vécu mille vies à la vitesse d’un drame.
              La pièce orchestrée avec un rythme vertigineux alterne drame humain, attentat, crise familiale, et on rit. On rit quand un artiste, patient de la mère psy, créateur de tableaux à base de son sperme (et hop, une petite diatribe contre les œuvres contemporaines egocentriques et vides) nous livre une de ses angoisses. On rit également quand la grand-mère l’un des plus beaux rôles  –  lance une remarque sarcastique. La même grand-mère détachée et acariâtre au début de la scène finit par faire tomber son armure. Très touchante Leah.  

Wajdi Mouawad, chrétien maronite libanais, travaille son sujet, riche de sa propre quête d’identité, depuis le Liban où il est né, qu’il a précipitamment quitté quand il avait huit ans. Les thèmes de l’exil, de la haine héritée, des secrets de familles, du masque social, des amours contrariés, si chers en littérature, remueront même les plus blasés, tous que nous sommes plongés dans une actualité qui charrie tellement de drames et d’images que notre sensibilité en est anesthésiée. Nous en ressortons vivifiés, revigorés, pleins de nos idéaux de jeunesse, prompts à combattre à nouveau les idées reçues qui tels des ressorts, bien ancrés dans notre éducation, rebondissent à la moindre difficulté, même quand on les a vigoureusement enfoncés.
Cette pièce de théâtre, c’est quatre heures de spectacle, et l’on ne voit pas le temps passer, à l’exception de quelques longueurs dans la deuxième partie, assez vite oubliées puisqu’il faut bien respirer. Au milieu de cette explosion de drames humains, les éclats de rage des gardiens de nos traditionspère, mère cette sphère intime qui nous fige et nous aliène est au cœur de tout, semble nous dire cette pièce. Et c’est là que pointe l’espoir, car espoir il y a puisque les amours contrariés sont la plus belle alchimie génétique qui puisse exister.
Dans ce chaos, très peu de pauses. Autour de la table s’alternent repas mouvementés, convalescence et incessantes disputes. Mais il y a beaucoup de poésie notamment grâce à Hassan Ibn Muhamed el Wazzän (Léon l'Africain qui parlait sept langues). Ce rôle est joué par l’envoûtant Jalal Altawil, un acteur syrien d’une très grande sensibilité, d’une très grande beauté. Sa langue arabe est  poétique, lancinante. Il nous raconte l’histoire de l'oiseau amphibie
Une mention spéciale au sujet du mythe, peu développé en général, de la femme arabe. Etonnante performance venant de la part d’un homme, Wajid Mouawad. La beauté arabe telle que véhiculée dans l’imaginaire par les orientalistes ou pendant la période de colonisation dans les nombreuses cartes postales qui circulaient à l’époque, c’est une femme que l’on embrasse de force, qui offre un physique avec une bouche pulpeuse, des formes avantageuses. Un exotisme prêt à l’emploi. Pour s’extraire du démon de la haine, l’espace d’un égarement. La tirade que nous livre Souheila Yacoub dans la deuxième partie avec les traits creusés, une voix vibrante, le corps tremblant, est absolument sublime. Aux âmes sensibles, quelques mouchoirs seront nécessaires, ce qui, il faut l’avouer est plutôt rare au théâtre.

Remarque : Le théâtre affiche complet mais j’ai réussi à acheter un billet à un revendeur quinze minutes avant la représentation dimanche dernier.

mardi 4 décembre 2018

L’écriture, la musique, le son juste




La question de l’écriture juste est une question qui me taraude. Je me pose sans cesse la question suivante : comment arriver à un texte qui sonne juste.

Au moment de l’écriture, il y a un transfert qui se met en place d’un monde où l’on est à la fois à l’écoute de ses sensations et réceptif aux sensations des autres, à un monde où l’on écoute exclusivement ses propres sensations. Le monde habituel disparait et un nouveau monde se met en place. Cet autre monde est constitué de figures imaginées, fantasmatiques, de personnages reconstitués, de personnes disparues qui nous ont marqués.

Cet autre monde peuplé de personnages entre alors en résonance avec son propre état, sa propre humeur. Cette résonance engendre un état émotionnel, comme une suite d’accords harmoniques en musique, un état de joie, de transe, d’émotions vives que produit une musique. Douce, dissonante, tourmentée, coulante, effrontée. Il me semble que ce cheminement donne naissance à une musique, et que la vérité du texte est là. C’est à partir de là que l’écriture produit un texte qui sonne juste. Et je le vois dans le résultat de mon écriture. Je discerne l’écriture la plus juste de l’écriture plus distante en fonction de l'intensité de la résonance.

Si cette résonance, cette musique n’est pas là, cela s’entend. C’est d’ailleurs ce qui explique que beaucoup d’autobiographies sonnent juste puisque justement pour arriver à cet état, le chemin est direct. C’est aussi ce qui explique que quand un récit utilise trop d’effets de manches, le récit ne m’emporte pas.

Je crois que la justesse d’un propos est un thème qui me préoccupe particulièrement puisque je ne cesse de traquer ce qui sonne juste et ce qui sonne faux. Sachant que Mrs Dalloway de V. Woolf est un roman qui m’a beaucoup marquée, il y a finalement une certaine cohérence dans mon propos puisque ce livre raconte (entre autres…) ce décalage permanent qui existe entre nos actes et nos pensées.

Il est indispensable, il me semble, que l’écriture naisse de cette résonance. Pour autant, l’émotion ne doit pas tourner en rond dans un vase clos, ne doit pas être le résultat d’une rumination d’échecs, de blessures narcissiques ou d’obsessions. L’importance de l’air extérieur, de l’expérience à l’extérieur, des mouvements du corps qui se frotte à l’extérieur est ici primordiale pour ne pas sombrer dans un récit nombriliste. (Le risque à être enfermé avec son personnage, c’est aussi de l’étouffer, de le maintenir dans un univers clos où il tourne en rond et finit par lasser le lecteur.)


Prendre ce chemin pour atteindre cette résonance, pour produire cette musique, explique que l’écriture est un travail de longue haleine qui isole. Quand on est arrivé à cet état, on essaye d’y rester sans couper son souffle, le plus longtemps possible. Une coupure est en général longue et difficile à rattraper. L’humeur de chacun change, et si cette humeur change, alors il y a une coupure dans le texte. On voit parfois des textes qui à un moment donné changent complètement de ton sans raison valable. On voit également des textes où, quand on passe d’une personne qui s’exprime à une autre, le ton n’a pas changé, et on est gêné par cette nouvelle voix qui ne semble pas naturelle. La résonance, l’accord harmonique entre l’écrivain et cette voix n’a pas eu lieu. Il est parfois préférable de ne pas suivre le fil narratif que l’on souhaitait dérouler mais rester sur un personnage et revenir sur un autre à un autre moment. Une façon simple de rester dans cet état de résonance avec plusieurs personnages est d’effectuer un dédoublement, de choisir deux personnages qui ont chacun un côté de notre personnalité, d’exprimer ces deux caractères opposés qui nous composent dans nos tiraillements habituels (beaucoup d’écrivains pratiquent cette méthode). D’ailleurs l’attachement à un personnage est sûrement relié à cet état de résonance, de grâce, qui dure d’autant plus que l’on se sent proche de façon fantasmatique d’un personnage.

Parlons de la vraie musique, la musique composée, enregistrée ou jouée, celle que l’on écoute tous les jours, la musique chantée, la berceuse, celle qui nous émeut depuis la nuit des temps. Je n’écris JAMAIS avec de la musique de fond. Je me sers de la musique pour insuffler de la vie dans mon corps quand il est engourdi en jouant du piano. Je joue systématiquement du piano avant de dormir pour donner un grand coup de balai, passer la poussière dans mon esprit. C’est comme si un état émotionnel primitif se mettait en place. Comme si un nettoyage des émotions parasites issues des diverses contrariétés de la journée ou des différentes angoisses ou inquiétudes longues de plusieurs décennies s’éteignaient.

Mais je ne peux pas écrire dans le silence le plus total. J’ai besoin de mouvement, de vie. Soit des bruits d’oiseaux, soit un va et vient dans un café, soit des va et vient dans une rue peu passante. J’ai besoin de ne pas me sentir seule pour faire voyager mes personnages. Peut-être que le partage de mes émotions passe par ce partage. C’est comme si une part de l'émotion alentour me parvenait.










samedi 1 décembre 2018

Le train bleu (chapitres 1&2)



A Sa Majesté Reine des fées bleues

A la vitesse des trains bleus



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A Bleu


Ch 1 L'entrée en gare



Quand le train bleu est entré en gare, Mathilde et moi regardions par la fenêtre du wagon. Elle avait le regard fiévreux, nous savions qu'une grande histoire nous attendait.

Le jour même, nous devions nous rendre à l’école de dessin de la Grande-Chaumière. Nous avons contemplé l’unique photo de l'atelier en notre possession pendant tout le trajet. Elle brillait d’une peau lisse de tirage soigné mais les murs décrépis que le glaçage couvrait, sentaient les colères licites et robes soulevées.

Mathilde avait des grandes boucles flamboyantes qui sortaient de son chapeau de tyrolienne. La peau tavelée, les oreilles rouges et le teint pâle : un déficit de soleil après son année à Tours. Elle y avait logé dans un foyer de jeunes filles dans une chambre bleu ciel dont le seul attribut de luxe était une salle d’eau privative avec lavabo et bidet. 

Moi j’habitais dans un studio rue Néricault Destouches et j’avais droit à une visite par semaine, à la seule condition de rester dans la salle aux deux chaises de l’entrée qui sentait le choux froid et le pâté à cause des paupiettes du dimanche midi, le pire repas selon Mathilde.

J’ai connu Mathilde la première année de mon arrivée à Tours. Elle avait le corps généreux et la gorge grasse. J’aimais creuser sa taille en enfonçant mes deux mains méthodiquement. Elle se laissait secouer avec la docilité d’une poupée de chiffons ; ses yeux roulaient, se carapataient vers le ciel, comme si elle avait honte de son plaisir. Une fois repue, elle reposait ses mains sur mes bras et laissait tomber son visage contre mon épaule. Sa tête lourde sous ses torsades rousses me donnait envie de l’étrangler.

Je crois que l’endroit dans lequel nous apaisions notre soif, la remise où pendait la réserve de jambons, donnait une impulsion à son plaisir. Et une fois qu’elle a quitté ce foyer, elle s’est installée avec moi rue Néricault Destouches pendant les mois de juillet et août, mais plus rien n’a été comme avant.

Nous étions le 5 septembre quand le train est entré en gare de Montparnasse. Le ciel avait une teinte de ciel parisien. Enfin selon l’idée que l’on s’en faisait, Mathilde et moi. Elle avait souri quand je lui avais dit : « C’est un ciel tourangeau avec une teinte moins jaune. » J’ai vu ses dents blanches se dessiner sur son visage marbré de plaques rouges.

Nous avons marché jusqu’à la rue de la Grande-Chaumière depuis la gare en traînant nos grosses valises. La sienne était noire, une ceinture pour la sangler. Les murs des immeubles cossus me paraissaient moins tristes que les murs tourangeaux, peut-être à cause de la prestance des femmes que j’y voyais s’engouffrer, peut-être à cause de l’idée que je me faisais de l’empressement des parisiennes à s’offrir des fins d’après-midi voluptueuses. Partout en face des portes cochères, flottait une poudre de corps pressés et de bras qui étreignent. 

L’après-midi, à notre arrivée, nous nous sommes rendus au cours du plus éminent des professeurs de dessin. 

Tête ovale, chevelure frisée, barbe longue. Son regard noir aussi vif que la nuit exerçait une telle fascination sur chacun de nous, que tout le monde le regardait avec la bouche entrouverte comme à travers un viseur d’appareil photographique. Il avait toujours le regard soucieux avec un sourcil plus bas que l’autre, et il portait sa cigarette à la bouche, toujours à la commissure droite, du côté du sourcil le plus haut.

Mathilde est allée voir un psychanalyste à partir de notre première semaine à Paris. Elle en avait le désir depuis longtemps mais pas les moyens financiers. Je ne sais comment elle s'est procuré cet argent mais elle a insisté sur la nécessité de trouver un psychanalyste, un homme et non une femme. Son aisance corporelle après la première consultation a jeté des doutes dans mon esprit. Une relation s'est nouée entre elle et son lui. Elle n'a pas même cherché à la dissimuler quand je l’interrogeais. 

Un samedi soir, on est allé au bord de la Seine à l’Ile Saint Louis, Mathilde, sa colocataire Justine et moi. J’avais apporté une bouteille de vin. Les pattes des mouettes froissaient la surface métallique de l’eau, des cris stridents. Au loin le grondement des voitures. Des vagues claquaient contre le béton sous nos pieds. Seule Mathilde avait pris un carnet de dessin. Elle a dessiné de tête les bords de Loire et les reflets d’un clocher d’église, nets sur une eau calme et dormante comme un ciel inversé. 

Il s'est passé deux mois comme ça jusqu’au mois de décembre où les soirées à la Bastille ont commencé à faire partie de notre quotidien. Presque tous les soirs de la semaine, nous nous retrouvions dans un bar avec ce qui était devenu notre bande. Parfois nous dînions ensemble, mais la plupart du temps, c’était pour prendre un verre, surtout quand la fin du mois approchait, et que notre santé financière s’amenuisait.

On est devenu alors presque frère et sœur. Une solide amitié a supplanté notre relation, une relation agréable puisqu’elle est devenue ma confidente. Quelque chose dans ses gestes paraissait être motivé ou dicté par son psychanalyste. Ce quelque chose la rendait désirable. Elle s’étendait d’un air rêveur le long d’une chaise avec une passivité désarmante. Elle se montrait tellement confiante quand elle s’adressait à moi et tellement arrogante avec les autres que j’ai accepté son amitié.

Elle a commencé par m’ébouriffer les cheveux d’un air contrit quand je lui disais que nos escapades dans la remise froide me manquaient. Elle me traitait exactement comme ma tante Amandine me traitait quand j’étais enfant. Une fois elle a osé me pincer une joue, vexation ultime qui m'a fait rougir de haine.


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Ch 2 La panne






Après nous être évités pendant quelques semaines, j’ai insisté un soir pour raccompagner Mathilde.

Nous avons sauté dans un bus au moment où les portes se refermaient.

Je l’ai questionnée sur la nature de sa relation avec le psy dont elle refusait même de prononcer le nom. Elle m’a dit : « Toi et moi c’était une fausse rencontre ».

Je l’ai prise par le bras alors que l’on était en train de traverser le pont Alexandre III ; nous avions marché depuis la Bastille pendant en moins une heure. Elle a fait semblant de se jeter à travers le pont en riant. J’ai reculé, ne l’ai pas empêchée de sauter tellement j’étais surpris. Puis elle m’a pris la main avec un geste nonchalant, en a caressé le dos, l’a posé sur la rambarde et m’a dit :

« Je ne comprends pas, je ne t’intéressais pas tant que ça avant. » Elle a souri. Ses dents éclairées par les réverbères ont sailli tandis que l’obscurité tannait son visage.

J’ai nié.

Mais au fond elle avait raison.

Alors j’ai répondu que j’étais peu démonstratif et elle a éclaté de rire.

Puis elle a dit avec une moue dubitative en caressant son cou d’oie qu’elle avait compris en faisant un portrait cette semaine que c’était surtout ses impulsions qu’elle devait apprendre à contrôler. Hors de moi, j’ai répliqué que je ne l’ai jamais trouvée impulsive ! Et elle m’a regardé avec une mine surprise. Réellement surprise. Elle a déclaré avec assurance : « Ce n’est pas ce que pense le Docteur Friedman ». Puis elle a refait le geste comme si elle allait se jeter par-dessus la rambarde, mais cette fois-ci je l’ai retenue, et elle a ri en me scrutant d’un œil métallique.

J’ai vu son cou se gonfler quand elle a déployé ses bras. Je l’ai vu se transformer en une oie sauvage. Et je l’ai rattrapée par le col blanc de son manteau, j’ai arraché des plumes blanches. Quand mon regard s’est attardé sur la poignée de plumes que je tenais, elle a tapé sur ma main et les plumes ont volé lui arrachant un éclat de rire caquetant comme si on venait d’achever une bataille de coussins.

A ce moment-là un clochard muni d’un gros sac s’est inséré dans le creux de la rambarde dans laquelle nous nous trouvions. Il nous a chassés d’un geste de la main puis a installé une couverture au sol après avoir aligné deux bouteilles de vin devant lui.

Quand je suis arrivé chez moi, Mathilde m’a demandé si elle pouvait monter et j’ai évidemment acquiescé. Mais je n’ai pas pu. Ma première panne. La plus honteuse. Je n’ai jamais raconté cette histoire à personne. C’est peut-être cette panne qui m’a décidé à prendre ma plume et à raconter cette histoire.

Elle m’a ébouriffé les cheveux, a souri, et s’est retournée en me disant d’une voix douce : « Ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas » ; puis elle a plongé dans un sommeil de juste avec un demi sourire d’ange.

Moi je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

Le lendemain matin, tandis qu’elle regardait par la fenêtre, j’ai mis de l’eau à chauffer puis j’ai raclé le fond de mon stock de café. Le café était transparent ; elle l’a avalé par petites goulées en me répétant qu’au fond, elle avait toujours su que notre amitié durerait toute la vie.

Je lui ai beurré une biscotte et elle a été surprise par mon geste. Je crois qu’elle ne s’attendait pas à une telle coopération de ma part. J’ai acquiescé et lui ai demandé si elle avait déjà pris un petit déjeuner avec son psy. « Quel est son prénom déjà ?
- Docteur Friedman, a-t-elle répondu d’un air sentencieux. Je le vouvoie.
- Ah oui ? Et le vouvoiement au petit déjeuner, ça donne quoi ?
- Cela n’empêche pas de se passer la corbeille de croissants », a-t-elle répondu pendant que les miettes de biscotte tombaient au sol.

J’ai rapproché l’assiette de sa bouche mais elle a reculé à nouveau, s’est installée au fond de sa chaise puis m’a dit qu’au fond ce séjour à Paris avait en moins l’avantage de libérer sa personnalité. « Et toi ? m’a-t-elle demandé. »

J’ai fermé la barquette de beurre et l’ai rangée au bord de la fenêtre. Un froid glacial a rempli la pièce et elle a remis ses collants, sa jupe en laine grise, a lissé des deux mains son manteau à plumes blanches, puis m’a quitté après m’avoir embrassé sur le front.

L’après-midi quand nous nous sommes retrouvés en cours, Mathilde avait un regard impénétrable comme si la nuit lui avait laissé un souvenir désagréable. Elle m’a froidement salué, puis a rangé ses affaires à la fin de la séance de dessin et s’est éclipsée sans même me dire quel était le point de ralliement du soir.


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Ch 3 Le coup bref

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dimanche 25 novembre 2018

Le Singe, l'Idiot et Autres Gens de W. C. Morrow (Editions Libretto)

Dans « le combat avec le démon », paru en France en 1928, Stefan Zweig écrivait dans son introduction que « Le démon, c’est le ferment qui met nos âmes en effervescence, qui nous invite aux expériences dangereuses, à tous les excès, à toutes les extases. Chez la plupart des individus, cependant, chez les natures moyennes, cette partie à la fois précieuse et dangereuse de l’âme ne tarde pas à se résorber et à disparaître ; ce n’est qu’en de rares moments, dans les crises de la puberté, dans les instants où l’amour ou le désir sexuel agitent le cosmos intérieur de l’homme, que cette volonté de sortir de soi, cette exaltation, ce manque de contrôle vont jusqu’à s’affirmer dans la banale existence bourgeoise. En temps ordinaire les hommes mesurés étouffent en eux cette poussée faustienne, le travail la calme, l’ordre la réfrène, la morale la chloroforme : le bourgeois est toujours l’ennemi juré du désordre, non seulement dans le monde, mais aussi en lui-même. Chez l’homme supérieur, surtout chez celui qui crée, l’inquiétude féconde persiste, elle exprime son insatisfaction des œuvres du jour, elle lui donne « ce cœur élevé qui se tourmente » dont parle Dostoïevski. »

A la lecture de ce recueil de nouvelles, l’émotion qui domine est un sentiment de fièvre. Chaque nouvelle jette dès les premières phrases une tension, qui se mue en suspense, et ce suspense grandissant nous tenaille, nous comprime jusqu’à nous contraindre à prendre part au récit, à nous disjoindre, à nous convertir en une multitude de personnages d’une intensité remarquable. Cette tension est entretenue par notre curiosité, mais ce qui domine ce n'est par une quelconque envie de résoudre une énigme policière ou une intrigue amoureuse. Non, ce qui excite notre curiosité et entretient ce suspense ce sont les principes moraux qui guident notre monde depuis Adam et Eve, cette flamme qui brûle au fond de nous, même enfouie au fond du cœur le plus froid. Ce sont les principes de justice, du bien et du mal qui s’affrontent. C’est cet affrontement qui nous maintient dans une telle fièvre, cette lutte féroce que l’on mène chaque jour en interrogeant notre conscience. C’est la part de démon et la part d’ange qui s’affrontent. C’est l’épaule droite qui parle à l’épaule gauche. Dieu et Lucifer. Ce sont nos deux voix intérieures, dont parle si bien Stefan Zweig.

En fait, je pourrais arrêter mon récit à cette ligne et vous dire que William Chambers Morrow est maître dans l’art de contraindre le lecteur à faire l’expérience de ses propres limites et vous inviter à faire cette expérience.

Mais poursuivons, puisque peut-être que comme moi vous écrivez ou vous aspirez à écrire, et que vous avez envie d’essayer d’explorer les rouages de ce très beau recueil.

William Chambers Morrow (Zweig fera la même chose peu d’années plus tard) allie l’art du suspense et l’art de la compréhension de l’humain, de la psychanalyse, alchimie absolument géniale pour pousser le lecteur à faire l’expérience de ses propres limites. Plus la tension monte, plus l’on élabore mentalement des hypothèses, des chemins possibles, plus on fait l’expérience de ses propres limites. Après la lecture de la première moitié, j’avoue, oui j’avoue, que j’en devinais quelque fois la fin, aussi surprenante soit-elle, et j’ai pensé que j’étais devenue démoniaque !

Situons l’écriture de ce livre dans son contexte. William Morrow, quand il écrivit ce livre, baignait dans l’atmosphère idéale pour allier ces deux arts. Rappelons qu’à la fin du XIXème siècle, les avancées de la psychanalyse et de la chirurgie créent une véritable effervescence. Freud publie « Charcot » en 1893. L’anesthésie va révolutionner le monde chirurgical et la première laparotomie (il est question de laparotomie à la page 47) est réalisée par Ephraim McDowell en 1809 afin de pratiquer une ovariectomie. On imagine bien que ces révolutions et les publications qu’elles engendrent dans le domaine médical constituent une source d’inspiration qui excite l’imagination des écrivains et William Chambers Morrow s’en donne à cœur joie ! Il a une imagination fantastique et s’engouffre parfois dans des scénarii absolument géniaux en parcourant chaque artère du corps humain ; il prend un embranchement, puis un autre, bifurque, fait éclater une artère, déclare les viscères hors d’atteinte, poursuit sa course, pendant que, tenaillés par notre envie de savoir si la victime, si le bourreau, si le démon va l’emporter, nous le suivons attentivement du regard ; nous, nous approchons de la scène, le nez à un centimètre de la chair sanguinolente, aussi horrible soit-elle, l’odeur du sang qui nous révulse. Nous reculons ? Non, bien au contraire, elle aiguise notre appétit de vengeance et de justice ! On veut savoir qui va l’emporter. 

Si je me retourne sur mes lectures passées, je n’ai pas souvenir d'avoir lu beaucoup de romans sombres, inquiétants, de romans sanguinolents, à part quelques grands monuments de la littérature, et la question que je me pose évidemment est : qui eut cru que je serais un jour embarquée dans ce genre de récit ? Moi en tout cas, non. Vraiment, des personnages aussi torturés, au visage ouvert, dont chaque pli sombre regorge d’une encre sanguine, et aspire à se creuser davantage, non, vraiment, je n’aurais jamais cru qu’ils me captiveraient ! Alors, les personnages, évidemment, comme dans tout bon récit, sont responsables de cet « attachement », et tout récit aussi inquiétant fut-il, aussi sanguinolent, ne prend chair, ne palpite, n’exerce son emprise envoûtante, n’entraîne le lecteur dans des sentiers, même les plus tortueux, que si les personnages sont d’une profondeur psychologique captivante. Et Morrow s’attache à nous les décrire avec tous les signes extérieurs qui décrivent la montée de la terreur, l’épouvante, avec la même dextérité que déploiera plus tard Zweig : « le ton glacial », « une émotion qui ressemblait fort à de la crainte » « ses yeux affamés et avides », « aux rides singulièrement profondes qui lacéraient son front », « ses joues blêmirent », etc. Tout le corps parle. Et le visage, quand il est encore attaché au tronc, est un livre ouvert. On croise un chirurgien « à cet âge plein de confiance où l'ambition permet de tout tenter », « Le président, homme nerveux, énergique, brusque, tranchant », « un vigoureux jeune écossais… n'était-il pas le plus généreux des hommes ? », une « senora... de la tristesse dans son regard...aussi une inflexible résolution », et bien d'autres personnages au caractère tranché.

Dans ce recueil de nouvelles, donc, la description psychologique des protagonistes occupe une place centrale et participe à nous happer dans le récit. William Chambers Morrow met en scène des personnages en proie à de vives tensions, et il les plonge dans un bain particulier. L’ambiance, également, participe à créer une tension dramatique forte. Cela se passe souvent en huis clos, dans un bateau, entre les murs d’une prison (on pense à nouveau à Zweig). La table de jeux revient deux fois. Meilleur endroit
pour pousser la psychologie d’un être à s’exprimer le plus radicalement possible. Elle est même l’élément central de la nouvelle « Devant une bouteille d’absinthe » où un bourgeois dépossédé de ses biens lutte entre l’avidité du gain et sa faim. Dans l’excellente nouvelle "Le prisonnier", tout se passe dans l’enceinte d’une salle dans une prison. Un prisonnier qui subit toutes les tortures possibles est victime d’une erreur et persiste à clamer son innocence. Malgré toutes les atrocités qu’il a subies, il reste en vie. Et c’est une émotion forte qui signe la fin de sa vie. Plus tard Zweig écrira « On peut se sacrifier pour ses propres idées, mais pas pour la folie des autres. »

Ce qui est admirable dans ce recueil de nouvelles, c’est que l’ambiance est parfois étrange, fantastique, mais le récit ne perd jamais de sa crédibilité. Nous sommes aveuglés par la recherche de la vérité devant cette tension croissante où le bien et le mal s’affrontent, et, bien que l’on soit toujours entraîné dans des raisonnements logiques, dans la déduction, puisque les caractères et la disposition psychologique des protagonistes sont exposés avec force détails, on baigne parfois dans une atmosphère fantastique qui ne réduit en rien l’intensité logique et la tension qui nous chevillent. Il est fort probable que la puissance de ces textes vient du fait que l’on est, un peu comme dans un rêve où se superposent des scènes probables, logiques, et des scènes fantastiques, tenaillé par ses propres obsessions. Ce sont les obsessions qui font la loi. Comme dans un rêve.

Venons-en à l’écriture à présent. Certaines nouvelles sont contées avec une prose délectable comme par exemple la première, "La resurrection de la petite Wang-Tai", ou alors quand des yeux d’un violet sombre et un nuage de poussière viennent semer le doute dans la nouvelle "Le perfide Velasco". J'ai été subjuguée par le très bel incipit de cette nouvelle : « Assise près de sa fenêtre ouverte, à l’étage supérieur de la ferme, dans le rancho San Gregorio, la sénora Violante Ovando de Mc Pherson suivait du regard, avec le plus profond intérêt, un nuage de poussière qui s’élevait du fond de la vallée dans l’air calme de mai, et, tout naturellement, la couleur de ses joues et l’éclat de ses yeux, d’un violet sombre, parlaient le langage de l’amour et du bonheur. » On a déjà une hypothèse qui se dessine. 

Quant au dénouement de ces nouvelles, ce qui frappe d’emblée est que ce qui tue chez Marrow, ce n’est point le couteau, le révolver, ni le stylet qui pourtant font partie du récit et participent à l’escalade de terreur qui assaille chacun des protagonistes. Souvent, ce qui tue, c’est le cœur, c’est l’émotion. « La balle de l’arme lui eût-elle à cet instant traversé la cervelle, le choc n’eût point été plus grand que celui qui le secoua tout entier quand il vit le canon noir du pistolet, la petite main blanche mais ferme qui le visait à la tête et le beau visage pâle qui le dominait. »

Ceci pourrait expliquer pourquoi cet auteur n’a pas beaucoup participé au grand jeu éditorial pour briller et se faire connaître. On devine chez lui une propension à être davantage concerné par l’émotion, par le cœur que par le geste. 

Parlons maintenant des images et de la mise en scène. Toute une panoplie d’images symboliques est déployée dans ces nouvelles. Dans l’une des nouvelles, "le stylet", la symbolique est très belle. Le diable se niche partout. Le chirurgien est un jeune loup ambitieux qui est prêt à charcuter sous n’importe quelle condition pourvu que son expérience s’aiguise. Dans cette histoire, le cœur d’un homme est transpercé d’un stylet par la main d’une femme blessée. S’il est retiré, la victime « se viderait presque instantanément par la blessure aortique », et s’il reste, «l’épanchement du sang, bien que certain, sera relativement peu considérable ». Le chirurgien déploie tout un raisonnement pour nous expliquer que l’arme plantée est un stylet et non une lame à un ou deux tranchants « Le stylet est rond…il ne pénètre qu’en refoulant les tissus de tous les côtés. Vous saisissez l’importance du fait. » Le blessé accepte d’écouter les yeux ouverts toutes les explications techniques longues et interminables du chirurgien sur l’état de ses artères, l’impact des perforations, la capacité circulatoire de ses vaisseaux, l’anévrisme qui pourrait être fatal. Mais quand ce dernier évoque « la femme vigoureuse » qui a commis l’acte, cela lui est insupportable, et celui-ci l’interrompt promptement. Le blessé comprenant que le chirurgien est un diable essaye de retirer le stylet et il s’entend dire tout bas que s’il le fait, il se chargera d’informer les autorités de la culpabilité de la femme. Le dénouement final est stupéfiant.

William Chambers Morrow a aussi un goût prononcé pour les atmosphères brumeuses, noires, comme dans « La chute de la maison Usher » d’Edgard Poe mais l’écriture est plus moderne dans le sens où au lieu de décrire la sensation d’effroi ou d’horreur en la nommant ou en installant l’histoire dans un paysage brumeux ou une maison inquiétante sur plusieurs pages, il nous fait éprouver cet effroi par l’expression des visages, il circonscrit davantage le cadre, le huis clos. Il y a une concision dans les éléments descriptifs du lieu où se situe l’histoire. Une fois que l’inquiétude est installée le suspense est grandissant, le bien et le mal s’affrontent. Ce qui est aussi très moderne dans ces nouvelles qui s’apparentent à des contes, c’est que souvent il en ressort que le pire, ce n’est pas la torture physique. Le pire, c’est la torture morale. A méditer quand on voit le poids de chacune de ces tortures dans notre société moderne.

Voici donc pour conclure des textes très intéressants pour tous les écrivains en herbe. Des textes que j’ai cornés, marqués et que je range à côté de ma grande collection de Zweig et de mon maigre rayon de Poe que je compte étoffer.

Dans la très instructive préface écrite par Eric Dussert, nous apprenons que Morrow est un contemporain de Bierce et que c’est un membre marginal du groupe littéraire animé par ce dernier. On apprend également que Morrow a créé une école d’écriture pour débutants (l’ancêtre des creative writing classes ?). C’est en réalité Alfred Jarry qui dans La Revue blanche en parlera avec des termes très élogieux en lui allouant une affiliation à Edgar Poe tout en lui reconnaissant une écriture singulière et novatrice dans le monde littéraire.

Edité en 1897, puis dans La Revue Blanche en 1898, ce livre est réédité par les Editions Libretto avec sa traduction initiale de George Elwall légèrement revue. On peut imaginer qu’Edgar Allan Poe (1809-1849) a influencé Morrow (1854-1923) qui a influencé à son tour Zweig (1881-1942).


Le Singe, l'Idiot et Autres Gens de W. C. Morrow ; Editions Libretto ;  octobre 2018. 


samedi 27 octobre 2018

La Librairie Robe ou le Jardin du Luxembourg


Il y a ces livres, bien rangés. Dans le désordre, c’est encore mieux. Le nez se colle à la vitre, de belles lectures, des lectures d’enfance. Le nez toujours collé, on imagine une femme, belle, étendue sur un divan, le nez plongé dans un livre ; une de ces femmes que l’on a croisée, enfant, soit dans un hall d’hôtel soit dans un jardin. Allongée, à hauteur d'yeux, elle nous narguait ; elle avait l'air de parcourir le monde, pendant que nous cavalions à petits pas autour d'elle.



Le nez aplati contre la vitre, je regarde. Autour, des livres. Partout des livres. Au centre, il y a des habits. Le centre, c'est ce qui est important. Chaque livre dont le tranche ne couvre que vingt centimètres carrés est encore plus luxueux que vingt centimètres de papier peint. Dix centimètres de profondeur. Oui, ces livres ont la profondeur d'une vie. Un livre a parfois la profondeur d'une vie.

Pas toujours.

Souvent il distrait. Il distrait comme une robe à froufrous distrait le regard, une de ces robes que porte une femme au début du printemps. Elle a été emmitouflée tout l’hiver, elle veut sentir les regards se poser sur elle, homme ou femme. C’est encore mieux si la femme a de l’allure. Une robe à froufrous pas précieuse, une que l’on a trouvée dans un magasin par hasard, sans même la chercher, un jour de grand froid, en se disant que bientôt, bientôt les froufrous pourront cercler les ronds de jambes.

On peut en consommer des robes à froufrous en ayant toujours faim. Faim et encore faim, en ayant toujours l’impression de rester au bord d’une promesse. Comme un livre qui distrait.

C'est vrai qu'un livre peut distraire. Agréablement parfois. D’ailleurs, je me désole que le livre n’ait pas lui aussi droit à de belles robes de printemps. Pas une robe à froufrous, non, une belle robe de printemps, avec un tissu précieux, un tissu à fleurs, des senteurs. Un air à la fois gai et mélancolique. Une de ces robes qui laisse derrière elle une note de musique qui réveille une âme éteinte, une note qui s'allonge dans le bruit du soir. Une robe de soie, celle que l’on aime sentir glisser sur sa peau, qui glisse vite, trop vite. Ou la petite robe portefeuille blanche en lin dont les mailles larges capturent le soleil. Une robe à fleurs en coton : la robe des premiers émois. Un livre que l’on attendrait. Avec juste un tirage. Trois livres. Le noir-soir, le blanc-soleil, et le fleur-champ. Disponible pendant un mois, pas plus. Je rêve de livres éphémères qui raconteraient la brise marine, le souffle chaud de l’été, les larmes d'une figue fendue.

J’avais un fantasme dans ce quartier avant de croiser cette Librairie Robe : rester enfermée dans le jardin du Luxembourg. Que les grilles se ferment sur moi la nuit. Juste moi, les arbres, les oiseaux. Couchée sous un marronnier à côté de la Comtesse de Ségur, ou de Baudelaire, selon mon humeur du jour. Jusqu’au petit matin.

L’hiver approche. Au jardin du Luxembourg, les gardiens guettent partout, jusqu’au dernier promeneur. N’essayez pas. C'est impossible d’y rester enfermé.

Je n’ai en revanche pas encore essayé de rester dans ce magasin, la Librairie Robe. Peut-être est-ce plus accessible. Je serai d’une discrétion absolue, pas dérangeante. Je ne toucherai, ni ne frôlerai les mannequins, les sacs luxueux, aux étiquettes longues, de chiffres, de codes, ne m’intéressent pas. Je n’irai pas là où les antivols et dispositifs de sécurité sonnent. Je resterai sur un des divans, allongée avec un de ces livres. Je suis sûre qu’ils sentent bon le jardin. Une eau merveilleuse à la rose et au musc. Peut-être y a-t-il encore une odeur de pipe ou de cheminée. Voire de branche d’olivier qui brûle.

Avez-vous déjà essayé de faire brûler une branche d’olivier dans une cheminée ? Moi oui. La branche s’est enflammée, bleue, jaune, orange. Elle a traversé tout le spectre des couleurs en très peu de temps. Elle a jeté sur moi un parfum chaud de nuit d’été. De feuilles rougies par le soleil. De bois d’automne. D’eau parsemée de gouttelettes qui cascade entre les fougères.

Un condensé de sensations tel un bon livre.



mercredi 24 octobre 2018

La femme à part de Vivian Gornick traduit par Laetitia Devaux (Editions Rivages)



Voici une très belle découverte faite grâce à l’émission d'Arnaud Laporte de France Culture « La Dispute ».


      Autant lever tout de suite une inquiétude avant de vous présenter ce livre introspectif : les introspections me fatiguent. Me désolent. Penser que de petits ou grands bobos vont passionner le monde ! Comment ? Monsieur ou Madame a besoin de lustrer sa peine ? Ah ! C’est l’histoire de son grand-père ? Ce grand héros ? Je dois en plus contribuer à asseoir son « storytelling » pour promouvoir ses ventes ?


      Non ! Les petits va-et-vient dans le quotidien peu passionnant des uns et des autres me fatiguent. Il y a très peu d’écrivains qui réussissent cet exercice avec succès.


      Vivian Gornick, elle, y arrive très bien. Elle y arrive très bien parce qu’elle le fait en sortant de chez elle, et parce que c’est la vie des autres qui sert de catalyseur à ses réflexions. « C’était là, dans la rue, que j’emplissais mon enveloppe corporelle, que j’occupais le présent. » Elle plonge sa réflexion dans le quotidien, interagit avec le passant. Le prend à témoin. Nous prend à témoin. Elle le fait en dialoguant avec son ami Léonard, un grand arpenteur de rue également, un homme « gay et spirituel » et leur sujet c’est : « la vie non vécue ».


      Pendant qu’elle arpente les rues de New-York, elle nous entraine dans ses pérégrinations et fait son bilan amoureux, son bilan amical. Son bilan affectif. Mais elle s’attarde peu sur son propre cas. Elle observe toujours avec étonnement les situations autour d’elle. « J’ai commencé à me passionner non plus pour le sens, mais pour l’étonnement que constitue la vie humaine. » Et le plus étonnant c’est que moi aussi j’ai aimé trimbaler son livre à travers Paris au cours de mes longues marches quotidiennes, lisant un passage, le refermant. Me replongeant dans la foule. Et j’y ai trouvé beaucoup de phrases qui me parlent. Parce que les doutes de Vivian Gornick portent sur des sujets universels, les moteurs de l’amour, les moteurs de l’amitiés, et toutes les ambivalences qui les rapprochent : « En amitié comme en amour, la clef, c’est l’espoir que notre moi, à défaut de ce que nous avons de meilleur, s’épanouisse en présence de l’autre…Et si l’envie d’une intimité stable était perpétuellement menacée par une envie aussi forte, voire plus forte de déstabilisation ? »


      Ce qui donne de la profondeur à ce texte, je crois, c’est qu’il est écrit par une femme mûre qui reconnait d’emblée avoir l’esprit tortueux. Elle ne s’attarde pas tellement sur ses doutes. Elle laisse pendre des silences qui nous plongent dans nos propres réflexions. Dans nos propres doutes. Elle schématise les situations et elle multiplie les angles de vue. Elle alterne des scènes de rue qui résument à elles seules 300 pages d’analyse sur un divan et des expériences personnelles ou encore des expériences de personnalités qui l’ont interpellée. Par ici, un couple élégant devant un hôtel « C’était un merveilleux après-midi » dit la femme ; plus tard elle rencontre une communiste qui lui confirme au sujet de la femme du couple « Selon toi que connait-elle d’autre sinon de merveilleux après-midi ? ». Vivian Gornick a besoin de multiplier les trajectoires physiques et les rencontres, quitte à interpeller des personnes, pour arriver à une conclusion. Pour faire émerger un schéma dominant. Il n’y a que comme cela qu’elle arrive à avancer, à dénouer son esprit tortueux. Elle alimente son intérêt constant pour la « vie non vécue » en faisant rentrer beaucoup de personnalités, d’amis, de marginaux. Et Léonard qui semble être le point non atteignable. Léonard, c’est l’homme avec qui elle s’entend très bien et qu’elle ne comblera jamais. Une sorte d’attraction-répulsion avec la même intensité pour chacun les maintient à distance pendant une période de maturation d’une semaine.


      L’auteur Vivian Gornick dissèque souvent les relations avec un raisonnement binaire : « Il existe deux sortes d’amitié : celle où l’on se remonte mutuellement le moral, et celle où il faut avoir le moral pour voir l’autre... J’ai longtemps considéré cette distinction comme une histoire de rapports individuels, puis je me suis ravisée… Il s’agit finalement davantage, selon moi, d’une question de tempérament…Certains êtres sont plus enclins à avoir le moral…Les trottoirs de cette ville sont couverts de gens qui tentent d’échapper à l’emprisonnement de la mélancolie pour embrasser la promesse de l’espoir…» (page 34). Ou alors, page 47 : « … J’ai appris très tôt que la vie est soit tchekhovienne, soit shakespearienne. Chez nous, il n’y avait aucun doute. Ma mère était allongée sur un canapé dans la pénombre, un bras sur le front, l’autre sur la poitrine. « Je suis seule ! » s’écriait-elle. Alors, de chaque coin du logement des femmes, mais aussi des hommes, accouraient pour tenter d’apaiser les angoisses d’une âme qu’ils avaient toujours considérée comme supérieure… »


      Souvent elle met en scène une personne marginale, retirée de la société dont elle se montre assez proche. Femme à part cherche toujours son chemin. Elle marche, arpente New-York de long en large. Puis, elle intercale entre chaque scène un paragraphe court où elle schématise les relations humaines. Puis repart.


        Et ainsi de sujet en sujet, elle éclaircit des zones d’ombre, miraculeusement.


      Même si elle navigue de situation vécue, à situation observée sans liens apparents, Vivian Gornick établit parfois des liens entre les histoires comme par exemple page 107. Elle déploie l’histoire d’un homme bourgeois et parle de courage amoureux en disséquant une soirée à l’angle de Park Avenue et de la 66ième avec une perspicacité rare et finit avec « Pour Wharton, personne ne peut être libre, alors que James savait que personne ne veut être libre. » (la relation entre Wharton qui s’est suicidée et H. James la fascine).


      De temps en temps son raisonnement schématique la mène vers une grande vérité, comme celle-ci : « J’ai commencé à comprendre ce que tout le monde sait et oublie périodiquement : qu’être aimé d’un point de vue sexuel, c’est être aimé non pour ce que l’on est, mais sa capacité à susciter le désir chez l’autre. Si bien que les pouvoirs que Manny me conférait ne dureraient pas. Seule notre réflexion ou notre intuition peut attirer de façon permanente, et Manny n’était pas amoureux des miennes. Il ne les haïssait pas, mais il ne les aimait pas non plus. Elles ne lui étaient pas nécessaires. » (page 92)


      J’ai corné beaucoup de pages comme celle-ci : « Mon amitié avec Léonard date du jour où j’ai invoqué les lois de l’amour, celles qui impliquent l’espérance. « Nous ne faisons qu’un, ai-je décidé peu après notre rencontre. Tu es moi, je suis toi, nous avons obligation de nous soutenir. » J’ai mis des années à me rendre compte que je me trompais. En réalité, nous sommes deux voyageurs solitaires qui arpentons péniblement les contrées de notre vie et nous nous rejoignons de temps à autre à ses confins pour un rapport sur l’état de la frontière. » (page 44)


      J’ai été d’accord avec elle quand elle affirme ses jugements à l’emporte-pièce. « …Eh bien, j’en ai marre de m’excuser de mes jugements à l’emporte-pièce. Pourquoi n’aurais-je pas le droit à des jugements à l’emporte-pièce ? J’aime les jugements à l’emporte-pièce ! Ils sont rassurants. Irréfutables. Bourrés de certitude. Je les adore !... » (page 37)


      Le plus étonnant c’est que Vivian Gornick réussit finalement en peu de mots à illustrer son propos sur « la vie non vécue » qui est, je crois, le thème central de son livre. C’est la première fois que je la lis et sa voix particulière en fait une écrivaine vraiment à part. Elle a un « sens du lieu » (comme chez pas mal d’écrivains américains). C’est la géographie qui déclenche ses monologues intérieurs, elle crée cette ambiance descriptive propre à tout roman juste avec des scènes de rue, ce qui est une façon intelligente, il me semble, de « romancer » une autobiographie. De la rendre intelligible à chacun. De plonger chacun au cœur de l’action. De ne pas en faire une matière personnelle. Cette géographie lui parle avec ses rapports de force, ses contrats sociaux, et elle nous happe dans son mouvement, nous enchaîne à son raisonnement. J’aurais pu marcher à côté d’elle depuis la 67ième jusque dans la 42ième, en la prenant par le bras, en faisant un brin de conversation, jusqu’à ce qu’un vendeur d’appareils électroniques nous assourdisse et nous sépare.


      Vivian Gornick est une arpenteuse de rue. Elle fait partie de cette catégorie de personnes qui au lieu de laisser leurs pensées se nouer, préfèrent les voir, telle une crinière de cheveux, se déployer et onduler au grès du courant humain. Ce sens du mouvement, est peut-être la touche qui manque aux romans introspectifs, nombrilistes français qui ont souvent une forme narrative en cercles concentriques. Dont le centre est le nombril et dont le rayon peine à s’étendre… Cette forme d’expérience physique impacte forcément l’histoire vécue. Elle crée un lien entre nous et l’auteur. On est le monde et elle nous entraine avec elle, nous parle et reverse le flux de ses pensées dans nos mains tendues telles des écuelles. Nous la suivons, nous recueillons, nous buvons ses paroles avant de nous déverser à notre tour dans le flux humain et d’en recueillir les flux et reflux de la pensée humaine.


      De faire un.


      Un, au milieu d’un tout disparate et désordonné.


      Il me semble que ce livre rend l’anonymat et la solitude des grandes villes féconds.


      J’ai beaucoup aimé un passage qui concerne une description de New-York après le 11 septembre. Les plus belles pages à ce sujet que je n’ai jamais lues.


      Le hasard a voulu que je lise ce livre en même temps que j’ai relu « Mes apprentissages » de Colette. Même si je ne pense pas qu’il y ait de hasard dans le choix de nos lectures. Si j’ai éprouvé le besoin de retourner à Colette pendant ma lecture de Vivian Gornick, ce n’est sûrement pas sans raison.


      De Colette, j’ai, il me semble presque tout ce qui existe, même un magnifique article sur Verdun… Je crois que je relie toujours Colette à ma condition de femme. J’ai reçu de Colette le goût du féminisme fécond, celui d’une femme qui ne s’avoue pas vaincue, qui a conscience de la difficulté d’être femme, et plus largement d’être un être humain. Qui s’en accommode. Toujours avec une sensualité prononcée. Comme si la lutte finalement se mesurait dans l’accroissement de l’appétit. « Plus je savourerai, moins je m’assècherai », semble-t-elle nous dire. Malgré les difficultés de ses débuts dans la vie professionnelle et dans sa vie amoureuse, Colette a choisi d’accroître son appétit et d’enterrer son âpreté. Probablement que cela vient des jardins de sa jeunesse dans l’Yonne, composante importante de sa vie – cela se « lit » à travers ses écrits.


      Ne pas perdre de vue ses sensations. Voilà ce qui a toujours guidé Colette. Et il y a un truc incroyable avec l’accroissement des sensations – comme avec l’accroissement du dessèchement –, plus on y goûte, plus on en veut. Quand j’avale un Colette, c’est une grande goulée, non sans noter dans un carnet les phrases, les mots les plus savoureux, les associations de mots les plus délicieuses comme « une liaison quiète » ou une « miraculeuse prestesse corporelle », ou « les enchantements d’une réclusion volontaire ne sont pas que maléfices » ou « le poison nonchalant d’une salamandre allumée dès septembre » ou « la commissure des paupières en fer de flèche » ou « le regard d’un mauvais curé »… Avec Colette, on met des mots d’une douceur incommensurable sur les âpretés de la vie ce qui rend tout infiniment sapide !


      Vivian Gornick, que j’ai beaucoup appréciée par ailleurs, je l’ai lue par petites lampées. Sans tout boire d’un coup. C’est de là que vient cette complémentarité, je crois.


      Ces deux lectures me semblent être faites pour marcher ensemble.


      Les deux femmes ont eu des mères très différentes, d’ailleurs. Elles avaient un tempérament diamétralement opposé. Quand l’une a douté des capacités de sa fille à s’exprimer en public pour une prestation journalistique, l’autre s’est inquiétée que sa fille – Sidonie Colette – n’investisse trop d’énergie dans sa plume de journaliste au détriment de sa plume de romancière.


      Je finirai par ce passage de Colette dans « Mes apprentissages » : « … Dans le temps de ma jeunesse, il m’est arrivé d’espérer que je deviendrais « quelqu’un ». Si j’avais eu le courage de formuler mon espoir tout entier, j’aurais dit « quelqu’un d’autre ». Mais j’y ai vite renoncé. Je n’ai jamais pu devenir quelqu’un d’autre. Chers exemples effrénés, chers conseillers néfastes, je n’aurai donc pu que vous aimer, d’un amour ou d’une horreur également désintéressés ? Des personnages péremptoires ont devant moi passé, paradé et émis leur lumière, non point en vain puisqu’ils demeurent agréables et lumineux. Mais je les ai découragés. On décourage toujours ceux qu’on n’imite point. L’attention qui n’alimente que la curiosité passe pour impertinence…. »



      Enfin pour finir, je remercie les critiques de l’émission « La Dispute » qui ce mois-ci m’ont donné d’excellents conseils de lectures ! Longue route à cette émission. 





La femme à part ; Vivian Gornick ; traduit par Laetitia Devaux ; Editions Rivages ; 2018.