lundi 9 septembre 2019

Par les routes de Sylvain Prudhomme (Editions l'arbalète)





« J’avais retrouvé l’autostoppeur il y a six ou sept ans, dans une petite ville du sud-est de la France,… » Ainsi démarre cette histoire où l’autostoppeur - jamais nommé autrement - nous embarque dans la France des autoroutes. Le départ donc, synonyme de désir. Le désir comme immanence. Le tiraillement qui en résulte est le fil conducteur de cette histoire.

Il y a celui qui part, et celui qui reste. Celui qui reste donc est Sacha, écrivain qui désire faire le vide dans une vie où il piétine, à l’aube de sa deuxième moitié de vie. Il emporte pour seuls bagages deux sacs et s’installe dans la ville V. avec une « envie de table rase. De concentration. De calme. » Quelques vêtements et livres auxquels il tient.


« A V. je comptais mener une vie calme. Ramassée. Studieuse. Je rêvais de repos. De lumière. D’une existence plus vraie. Je rêvais d’élan. De fluidité. »


Les deux se retrouvent à nouveau dans cette ville V. après une vingtaine d’années de séparation. L’autostoppeur a désormais une famille, une femme Marie et un fils Agustin, mais continue à prendre la route entre deux périodes où il accomplit un travail alimentaire sur les chantiers. Rien de solide et d’arrimé : « les charpentes... Les chantiers étaient longs, j’en avais marre… Je me suis mis à l’électricité, à la plomberie. » Et puis il repart. Il part, toujours sans but précis, il se « fiche d’arriver où que ce soit… Paris, ou Lille, ou Brest… que pour le plaisir. Pour le plaisir. » Il part sans perspective. Ou alors si, avec la perspective de rencontres, ces gens qu’il trouve « admirables » de l’avoir pris. Pour lui c’est le « critère suprême de l’hospitalité. » Il les prend en photo et accumule les polaroids de ces rencontres. Il y a cette rencontre avec cette fille belle « la peau fantasmatiquement blanche, les cheveux très noirs » qui a vécu une très belle histoire d’amour avec un Français et montre à l’autostoppeur une vigie « une tour en béton d’où on voyait très loin à la ronde ». Son amoureux et elle ont monté la garde à guetter tous les feux au loin, isolés sur cette tour.


Lui part et Sacha reste. Se rapproche de la cellule familiale, de Marie et Agustin. Replonge dans son projet d’écriture dont le point de départ est « la fameuse ellipse du dernier chapitre de l’Education sentimentale. "Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint"… toute une vie humaine réduite par l’accélération désinvolte de Flaubert à cela : un départ, un retour. » Lui, Sacha, décide « à rebours de Flaubert… de retenir le temps. » Son projet commence à frémir. A s’étendre. Il se satisfait d’une période d’attente par « ralentissement, par saturation, dilatation, restitution de chaque instant, de détails, d’images, de sensations, de réminiscences, d’associations. » Un jeu de séduction se déploie en parallèle. Des rapprochements entre lui et Marie, ou avec Jeanne rencontrée à V. S’ensuit l’assouvissement sexuel qui recrée le vide. Le manque. Et la créativité qui attend que le désir se manifeste. Le désir a ses cycles, et Sacha les laisse s’animer avec l’intensité qui leur incombe.


Pendant ce temps l’autostoppeur qui fuit les charpentes continue à revenir à V. et à toujours lui souffler ce désir de départ, de voyager dans la vie réelle. « Un jour il faudra que tu écrives sur les habitacles de voiture, il me disait en se tournant vers moi devant son fils, comme si la répartition des tâches entre nous devait éternellement être celle-là, lui vivre, moi écrire, cela inéluctablement, sans que jamais ni l’un ni l’autre échappe à son destin. » L’habitacle donc, le ciel étoilé, les constellations sont les chefs-lieux de ce monde qui s’ouvre ou se ferme et limite le cerveau créateur de Sacha. Le temps et l’espace, les deux dimensions que Sacha explore pour construire son œuvre.


Et des espaces parcourus, Sylvain Prudhomme en a visiblement parcouru beaucoup. Il nous livre de sublimes pages, une fabuleuse fresque de la France des autoroutes avec une langue riche, poétique. Sans emphase. Une langue qui évoque toutes ces rêveries et ces questionnements qui nous saisissent quand l’on voyage et colle le nez à la vitre et que l’on voit le paysage défiler. Vous ne les verrez plus défiler de la même manière après la lecture de ces pages.


« La rambarde nationale vrai trait d’union de notre territoire… de la Provence aux Flandres, du Jura aux Landes… le trait horizontal d’une rambarde, et par-dessus la rambarde un clocher d’église qui glissait au loin ; la grappe de maisons d’un village déjà disparu, mangé par les boqueteaux d’arbres, ravalé par les courbes du relief, le brouillard, les tons pâles des collines et de la plaine. Et de nouveau alentour le vide, les champs, les sillons des labours. De nouveau cette toile semi-abstraite regardée mille fois sans y penser et pourtant infusée année après année en nous. Devenue si intime à nos sens qu’elle finissait par nous habiter, et si d’aventure nous franchissions les Pyrénées et passions en Espagne ou franchissions le Rhin pour entrer en Allemagne aussitôt nous le savions, un inexplicable dépaysement nous en avertissait, nous n’étions plus en France et tout de suite une voix nous le soufflait. »


Celui qui part, c’est celui qui se connecte au monde « Il y a ceux qui tiennent au bord du fleuve, il répétait. Et il y a ceux qui sont le fleuve. »


Et parce qu’au bout du voyage, du voyage de l’écriture, du voyage à proprement parler, il y a cette connexion au monde, parce qu’au bout du trajet s’effectue une fusion avec le monde, du moins quand un voyage est porté avec grâce et fougue, comme l’est ce livre, il est beaucoup question d’amour. D’amour entre les hommes. Il est également beaucoup question d’amour entre deux êtres, du lien qui se tend et s’étiole selon la proximité géographique. De l’amour parental. De ce basculement entre l’adulte libre de ses mouvements à l’adulte aliéné à une vie de parent. Avec l’enfant, « l’ogre », qui dévore le temps, réduit les possibilités de tracer toutes ces trajectoires d’avant. Il est aussi question du désir de l’autre à travers le regard d’une tierce personne. Du désir qui s’accroît quand l’histoire d’amour navigue dans l’incertitude. Comme pour l’écriture d’un roman. Sans cesse Sylvain Prudhomme fait naitre sous sa plume cette énergie du désir créateur qui est certainement un thème central de ce livre. Une nouvelle de « Risibles amour » de Kundera est évoquée. Il est question également de tous ces autres que l’on rencontre en dehors de la cellule familiale. De l’importance de l’air extérieur, du risque d’étouffement dans la vie familiale autarcique. Et également de l’acuité de l’enfant qui voit tout et qui à travers une partie d’échec, fait comprendre qu’il sait ce qui se joue sous son toit. Et le manifeste clairement.


L’écriture, la plume de Sylvain Prudhomme a le don de fédérer bien des lecteurs de différents horizons. Je vous ai conté une histoire de ce livre. Mais en réalité, j’aurais pu en conter une autre. Bien d’autres trajets sont possibles. Je vous invite donc à tracer le vôtre à travers ces routes que tous nous empruntons. De monter à bord de cette voiture-univers. Un livre que j’ai beaucoup corné et que je relirai. Une excellente lecture.



Par les routes ; Sylvain Prudhomme ; Editions de l'arbalète Gallimard ; septembre 2019.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire