Le professeur Alamas caresse d’une main sa barbe qui descend comme un foulard de brigand, puis porte son index à la jointure de sa bouche froncée. Comment est-ce possible que l’on comprenne si mal son livre ? Lui qui a toujours écrit des articles scientifiques – certes dont l’importance est parfois contestée – mais jamais, absolument jamais si mal interprétés. Jamais il n’a vécu telle expérience. Mais quelle terrible méprise ! Comment est-ce possible ? Comment est-ce possible qu’en se rapprochant de l’essence de l’être, il se sente si incompris !
C’est la première fois que le professeur Alamas, scientifique de renom, écrit un roman. Il écrit des poèmes depuis toujours et s’en est longtemps caché, le professeur Alamas n’aime pas dévoiler ses sentiments : c’est un scientifique. Mais voilà, il a rencontré une femme – elle s’appelle Louise – et il veut disons aller voir de quoi est fait l'être. Cette inconnue que nulle équation – même avec des hypothèses extrêmement précises – ne peut modéliser. Et c’est ainsi qu’après la publication de son recueil de poèmes où il parlait d’étoiles et de constellations, il a écrit ce livre.
Le voici donc arrivé au bout de cette extraordinaire aventure.
Louise l’a lu. N’a pas fait de remarques. Elle a semblé séduite dans un premier temps, puis dubitative, comme si la découverte de ce talent semait un doute. Louise est une femme simple qui aime les histoires simples. Et puis, ce que Louise aime chez le professeur Alamas, outre son côté pragmatique et concis, ce qu’elle aime chez lui, c’est son caractère un peu rustre. Pas comme un de ces hommes de la capitale qui ont tellement changé depuis qu’ils ont quitté Gambais. Comme Philippe Fleury par exemple.
Du doigt il caresse sa bouche avec langueur ; elle se détend : le professeur Alamas pense à Louise. Il énumère une liste d’hypothèses pour excuser l’égarement de Philippe Fleury. Cet article commence si mal. Mais comment a-t-il pu faire une si mauvaise lecture ? Mais Philippe Fleury est un garçon du pays. Après tout, ses parents vivent encore à Gambais et il lui arrive encore de croiser ce garçon de la région à la maison de l’ « Association de chasse de l’étang de la tour » dont la devise est « L’homme est un chasseur solitaire ». Et puis Philippe Fleury lit tant de romans insipides, on ne peut pas lui en vouloir. Il ne semble même plus se souvenir de l’existence du point-virgule. Il l’a souvent revu après la période chargée de la rentrée littéraire qui coïncide avec la période de l’ouverture de la chasse et des repas partagés. Il trouvera bien un moment pour lui glisser qu’aimer un texte est une chose, le déformer au point de le rendre méconnaissable est regrettable.
Très regrettable.
On ne peut pas indéfiniment manier les mots sous prétexte que leur interprétation est multiple : il y a des limites. Pas de formalisme scientifique, très bien, soit.
Mais des limites que diable.
Et puis Louise et lui viennent d’acheter la fermette en bordure du village. Ils vont pouvoir élever quelques bêtes. Cette verte prairie à l'arrière de la maison, au loin le feuillage dense de la forêt, la cime des arbres qui ondule. Ce magnolia à droite du portail, le premier arbre du quartier à fleurir que Louise veut arracher. Bien sûr il va la persuader de le garder, et ils vivront heureux dans la fermette. Heureux comme reine et roi.
Le professeur Gustave Alamas a tant oeuvré pour arriver à ce résultat.
Gustave arrive à la dernière phrase de l’article. Et là, le journal qu’il tient se met à trembler. Stupeur ! Une phrase si solennelle ne peut avoir été écrite avec tant de désinvolture. « Délesté des excès de fioritures de son recueil de poèmes, le professeur Alamas brosse une fresque ébouriffante, un tumulte d’émotions aux cinquante nuances de nuit. » Monstrueux. Mais comment a-t-il pu ? « Des excès de fioritures ! Tumulte d’émotions ! » Mais comment a-t-il pu ? Il relit la première phrase : « Une histoire à vous trouer l’âme ». Le professeur Alamas dont les sentiments tardent à émerger se met à chanceler. Sa barbe qu’il soulève avec distinction quand il dicte un lemme, achève une démonstration, se met à frémir. Un souffle de buffle, son dos se cabre, il sent sa chemise se tendre sur son dos, ses mains se gainer – se palmer ? Il les observe, la situation lui échappe, pense à la fermette, à Louise, aux bêtes dans la fermette, à cette verte prairie à l'arrière de la maison. Vois cette ombre sur le mur, les doigts en éventail, les veines, le sang qui pulse. Il saisit son fusil et se dirige vers la maison de l’ « Association de chasse de l’étang de la tour ».
Il passe devant la fermette, le portail, observe le magnolia, bifurque à droite, rue de la Bonne Fortune, arrive devant la maison de l’ « Association de chasse de l’étang de la tour » – la maison est vide – ouvre une boite de munitions, charge son fusil, remonte l’allée qui s’enfonce dans la forêt, voit Louise au loin dans une position lascive à califourchon sur un tronc mort – elle est seule ? Elle regarde au loin. Il la dépasse ; elle lui indique la troupe de chasseur, elle se tient cambrée sur son tronc – il ne l’a jamais vue dans une position aussi suggestive. Il continue, il a probablement mal interprété, la fatigue ; il voit passer un cerf, entend un coup de feu, le cerf s’élance, bondit, le flanc sanglant, il entend la voix de Philippe F. « Ah le lâche animal, le malheureux cerf qui tressaille, mais viens par ici mon petit, viens ici tu es fini ! » Les phrases de Philippe F. se dressent comme des quilles. « Une histoire à vous trouer l’âme. » « Une vie en germe dans un silence poisseux. » « La monstruosité voile l’âpreté du monde. » « Les personnages tressaillent. »
Il épaule son fusil, tire, le cerf tressaille – la peur – Philippe Fleury git au sol.
Son sang ne gicle pas.
Il faut du temps pour trouver l’impact de la balle, pour comprendre que Philippe F. a été tué par une vraie balle. Gustave caresse sa barbe noire avec circonspection – le sang de Philippe Fleury n’a pas giclé. Un être de chair et de…
Mais de quoi exactement ?
Rita dR
Rita dR