dimanche 26 janvier 2020

Le train zéro de Iouri Bouïda traduit du russe par Sophie Benech (Collection l'imaginaire chez Gallimard)

Les grands écrivains écrivent pour ne pas devenir fous, partons de ce postulat. Certains se démultiplient. Quelques-uns sanctifient un point d’orgue, s’installent sur un minuscule point saillant et s’immobilisent le corps tremblant. De rares courageux secouent le diable par la queue et envoient leur double fictif vers le suicide.

Iouri Bouïda précipite un train dans un bruit de ferraille : le train Zéro.

Sans oublier de vivre. « De toute façon, il fallait bien vivre. Planter les pommes de terre. Préparer le foin. Sécher les champignons. Egorger le cochon… Pas le temps d’être fatigué. Pas le temps de penser non plus, d’ailleurs. Les pensées, ça fatigue plus que la masse. Ça brûle les forces. » 

Sans oublier les traverses. « Les meilleurs traverses sont en chêne ou en pin, mais on peut utiliser le mélèze ou le sapin. Faut savoir ça sur le bout du doigt. C’est ça, la connaissance, la force, autrement dit le pain, la nourriture, la vie. »

Et la vie, les femmes. Fira, « une bonne femme ou un rêve » « Il connaissait son odeur. Toutes les nuances de cette odeur. Et même le goût des mamelons durcis. Cette courbure du bras, il l’avait trouvée autrefois chez Rosa, et ces lèvres ouvertes, abandonnées… » Fira dont le corps transparent avait un « cœur qui palpitait comme un oiseau, de l’écume ajourée de ses poumons et de son foie brumeux, de la clochette argentée de sa vessie et de ses os délicats et bleutés dans la compote rose et translucide de sa chair… » Emportée là-bas dans le train Zéro par des hommes, Fira reviendra « toute voûtée, avec un fichu de vielle femme ».

« Les juifs s’en vont toujours, il n’y a que les idiots comme nous pour rester »
. De cette scène inaugurale née une oppression, une furieuse oppression qui fonce à la vitesse d’un train fou. Et il n'y a qu'un homme capable de conduire ce hurlement métallique, c’est Iouri Bouïda. Départ, vision des chemins de fer de l’enfer. Et encore des départs. Le train de la vie, le train Zéro va là-bas, décrit une trajectoire sans but ni fin, où l’absurde jouxte le comique, l’espoir insensé tue, l’amour sauve. Ce train Zéro circule, circule sans fin, passe et repasse par la station Neuf, dans une contrée reculée au fin fond de la Russie. Le train va vient, passe encore et encore, sans que l’on ne sache où, il part là-bas. Sans que l’on ne sache pourquoi. « Et s’il n’y a rien là-bas, hein ? Juste une plaine nue ? Un désert ? » Presque tout le monde quitte la station Neuf. Sur fond de bruit de bottes, de juifs qui s’enfuient, de décisions irrévocables, le colonel qui finit mal, l’orphelin fils de la patrie, le train fonce, s’ébranle, déglingue les rares qui s’en approchent de trop près.

L’histoire est campée. Et les interrogations.

Rester ou partir. Pourquoi vivre ?

Pourquoi ?

L’attente. Puisque la vie est espoir. « Tout comme les visages, les mots, les gestes, la rosée matinale sur les rails qui, à midi, étincelaient ainsi que de l’argent brûlant, le cri strident des cigales dans l’herbe rêche qui sentait la créosote, et tout le reste – tout, absolument tout, n’était que l’ombre de l’attente du train Zéro. » Et les rêves brisés. Mais ce n’est pas un mirage « une fois par jour, les roues d’un convoi de cent wagons les débarrassaient tout de même de leur rouille. Ça c’était la meilleure preuve que le train Zéro n’était pas un mirage. »

Dans l’univers débridé de Iouri Bouïda, un univers très noir empreint de réalisme magique, les corps sont organiques, transparents, opaques. Il y a aussi les chiens mangeurs d’homme derrière le barbelé qui aboient dans les ténèbres. Une cohorte de personnages colorés qui ont des rêves insensés. Mais il ne faut pas croire que le train Zéro peut les transporter quelque part, « il n’y a pas de gens dedans, c’est du bois, des bottes de feutre, des milliers de bûches, des millions de bottes de feutre. » Et puis il y a Aliona rencontrée à la station cinq qui se fait emmener dans cette contrée, à la station Neuf. Elle « n’avait pas pu expliquer de façon cohérente comment elle était arrivée sur la ligne. On l’avait emmenée. On lui avait promis du travail, du pain et un logement. Elle était arrivée par étapes, en passant d’une locomotive à l’autre. » Aliona, l’infirme avec une jambe plus courte que l’autre qui sans se démonter déclare sa flamme à Ivan. Aliona cherche quelque chose – sa faille – sa mère dit-elle, se plante devant le train qui passe en trombe, se penche « de plus en plus, comme si elle s’imbibait, s’imprégnait des bruits inhumains du train qui fonçait ». Il y a Vassia également qui est nommé chef de la station Neuf ; il est emporté par le train Zéro, va là-bas et revient le « visage bouffi et tourmenté secoué de tics. » Il décide qu’il va tout écrire. « Il passait des journées entières enfermé dans son cagibi, à faire grincer son crayon. Eh bien, qu’il écrive donc ! »

« Eh bien quoi, les gens ont le droit d’avoir leurs manies. L’important, c’était le train Zéro. La vie. »


Iouri Bouïda excelle dans l’art de raconter l’histoire de l’humanité en multipliant les allégories. Avec une plume poétique, onirique, qui n’hésite pas à devenir scabreuse et à dire son dégoût, son incompréhension, l’auteur réussit à évoquer dans un cadre imaginaire débridé toutes les tragédies et absurdités de notre monde avec une plume d’une liberté extraordinaire. En s’affranchissant de tout code, il nous conte une odyssée fantastique avec un souffle romanesque d’une puissance totalement ébouriffante.

Un très grand livre, un immense auteur. Ce livre est une parabole de l’histoire de l’humanité, sous ses aspects les plus violents, le train Zéro une allégorie de la vie. C’est une lecture exigeante. Rafraîchissante tant l’univers de Iouri Bouïda est vif, fougueux, d’une violence décoiffante. Comme toujours avec Iouri Bouïda – je l’ai déjà écrit par ici –, il faut avoir un moral d’acier avant d’aborder un de ses textes. Mais ça vaut son pesant de noirceur. D’or et de plumes cendrées. On en ressort déplumé mais couvert d’or. Le corps laminé mais fougueux. Ça vaut son pesant de corps. La douleur du monde, ce bruit intérieur qui menace de nous enraciner dans la folie explose et réclame de vivre. Cette douleur inextinguible du difficile Vivre, de l’absurde Vivre, traversée par le train Zéro et son bruit de ferraille qui nous transperce, en ressort tellement essorée, tellement épuisée, qu’il ne reste plus qu’à vivre. Vivre à Mille à l’heure.



Il y a du Kafka et du Gabriel Garcia Marquez dans l’écriture de Iouri Bouïda. Il y a du sang et de l’amour. Beaucoup d’amour. C’est un joyeux foutoir où tout est possible sauf comprendre : pourquoi tout ça ? Pourquoi vivre ? Ecrire, vivre. Il faut bien vivre. Cette tôle de vie qui déraille peut bien cliqueter. Et elle cliquètera. Elle cliquète. Même quand tout le monde part, le fracas du train Zéro continue à tourmenter notre cœur. Même seul au monde, le cœur « qui toute une vie, avait accumulé une amertume inflammable, explosive. Le train. Ce n’était pas encore fini ? Il cliquetait toujours ? Bon Dieu. Ca alors. »

Ric-rac.

Tchou-ou-ou !


Le train zéro ; Iouri Bouïda ; traduction Sophie Benech ; collection l'imaginaire Gallimard ; 1998.



mercredi 1 janvier 2020

Une année qui s’achève




Une autre, me direz-vous.

Pas vraiment en ce qui me concerne, puisque j’ai mis un point final (achevé n’est pas le bon mot car je pourrais continuer à modifier mon manuscrit pendant dix ans…) à un roman que je vais envoyer à des éditeurs. J’ai mis beaucoup d’énergie à écrire ce livre, alors il ne suffit pas de trouver un éditeur bien entendu, mais de trouver la bonne personne qui souhaite le défendre avec conviction.

Ce site qui devait initialement être un site de lecture et d’écriture s’est modifié au cours du temps et il y a désormais une rubrique dédiée aux musées, théâtre ou cinéma. L’occasion de revenir sur les messages que vous m'envoyez dans ma messagerie privée, sur Twitter ou Babelio. En ce qui concerne mes billets de lecture – puisque c’est de là que tout a démarré –, vous ne trouverez pas sur ce site un résumé de l’intrigue, mais une esquisse des thèmes qui occupent l'auteur et du terreau de son imagination, les interrogations qu'il soulève, son regard sur le monde, ce que la lecture du texte a modifié dans ma perception du monde. Cette fin d’année m’offre l’occasion de remercier ceux qui apprécient mes critiques et qui m’écrivent aimer venir ici parce qu’ils n’y lisent pas le énième article qui résume un livre, parce qu'ils découvrent une grille de lecture, des détails qui ne les ont pas frappés. Ce recul (et ce luxe puisque je n’ai aucune contrainte) que je garde ici, pour parler des livres que j’aime, et uniquement des livres dont j’ai envie de parler, est un vrai plaisir car évidemment ces lectures alimentent mon écriture. Bien que je lise et remplisse mes livres de post-it depuis quelques années, mes lectures attentives, le crayon et un carnet à la main sont plus récentes, et cet œil critique m’aide certainement à écrire avec plus de dextérité et à faire évoluer mes textes.


Il me semble que comme pour l’écriture, il faut réussir à garder cette flamme allumée en tant que lecteur, celle qui nous éclaire sur le chemin de notre inconscient, celle qui réveille des sentiments en sommeil, celle qui nous donne une grille de lecture qui nous éclaire sur nous-même et sur le monde qui nous entoure. De même que l’écriture biographique sombre quelque fois dans un « je » effusif, la lecture autocentrée sur des thèmes que l’on croit être nos thèmes de prédilection enferme dans un cercle qui se réduit peu à peu à un point. « Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es » est une pensée fréquemment répandue et vraie, mais je crois que l’on peut l’étendre à dis-moi ce que tu lis, les chemins de traverse que tu empreintes pour élargir ton horizon, et je te dirais ce que tu souhaites modifier. Se laisser bousculer par la lecture est important, très important même (d’où la nécessité de récolter des conseils de lectures chez un très bon libraire, ou un critique ou lecteur éclectique). La lecture pour le devenir, donc. Et la lecture également en tant que nourriture pour l’écriture. Et toujours ce va-et-vient perpétuel entre le choix conscient et l’étincelle de lumière inconsciente qui clignote au fond d’un chemin de traverse.

L’impasse qui s’ouvre, les sentiers ignorés, les chemins non balisés. Puis l’écriture qui relie, qui trace un chemin vers l’autre. La chose la plus importante : j’écris pour aller vers l’autre, comme beaucoup d’écrivains certainement. Dans tout bon livre, il me semble, l’écrivain rejoint le lecteur. Dans tout bon livre, les thèmes qui hantent un auteur sont des thèmes universels. Tous les livres parlent de la même chose : la vie, l’amour, la mort, l’amitié, les liens filiaux, le sens de notre existence. Ce qui importe, c’est le regard, la plume de l’auteur. Et bien sûr la vérité de sa plume, sinon je contredis tout ce que j’ai écrit précédemment – tous ces chemins tracés vers l’inconscient, vers ce qui ouvre le regard. Sortir de soi, donc. Car il ne s’agit pas d’écrire pour séduire mais de séduire parce que l’on a laissé une vérité transparaître. Je ne parle évidemment pas de réalité, de fiction réaliste, mais de vérité intime, de la vraisemblance de l’univers décrit, de son adéquation avec le propos de l’auteur, de sa façon de dérouler son intrigue, sans mystère fictif pour appâter le chaland. Je parle de l’intensité des émotions, du désir inhérent à ce besoin de dire la vérité. Je parle de la musique des phrases, du son juste. Du souffle qui soulève ces phrases. De la respiration. Pas une respiration de bête qui pédale pour nous impressionner, le torse dressé contre une soufflerie automatique, le bras qui coupe toutes les branches qui dépassent pour offrir une énième fois un paysage conforme aux attentes. Mais d’une bête, qui peut-être souffre, respire, jouit, dont les sentiments nous touchent et apparaissent dans toute leur densité une fois le livre refermé, comme quand « des fils de lumière orange parcourent le ciel comme un songe de nuit, comme quand un îlot de lumière requiert une attention que l'on repousse. » (extrait de mon roman à paraître cette année)

La raison d’être de l’écriture est certainement cette recherche de vérité, cette quête qui nous fait tracer tant de trajectoires pour défricher dans les méandres de l’âme humaine ce qui nous rapproche ou nous dissemble. Une phrase que l’on assigne à Aristote et que j’aime beaucoup « L’homme n’a que deux mobiles : la vérité et l’amour. » Et bien voici un mobile inépuisable, la recherche de vérité, cette quête que nous poursuivons tous avec assiduité qui nous fait tant aimer des auteurs comme Virginia Woolf qui, je dois l’écrire à nouveau, a été mon phare cette année. Sa place dans mes lectures ne cessera donc jamais de croitre, car bien sûr relire Virginia Woolf revient à gonfler un sentiment diffus, encore et encore, qui jamais ne s’affaisse, jamais ne s’apaise.

Comme beaucoup d’auteurs, j’écris à partir d’images, d’images qui apparaissent avec insistance et bien entendu les émotions suscitées par ces images sont le moteur de l’écriture. C’est ce petit chemin entre le conscient et l’inconscient, la petite lumière bleue telle que décrite par Zamiatine qui me guide, et cette lumière bleue s’allume dans différentes situations, rien de prévisible, bien qu'il y ait des éléments déclencheurs. Parfois totalement inattendus, par exemple le musée Zadkine, ou alors une toile de Watteau. Un parfum, un morceau de piano. Parfois rien, et soudain un manque – les petits riens ont décidé d’unir leur force et de crier d’une voix unanime, une sirène mugit et nous transperce : le mystère de la vie réclame un éclaircissement immédiat. Et alors cette toile embrouillée où nous nous promenions, le regard naïf, l’air de nous complaire mais dans un mouvement tout de même désordonné se transforme subitement en une tache vive, puis une autre, et les couleurs dont nous ignorions même l’existence apparaissent dans une forme tellement reconnaissable que l’on croit que l’on touche là à une forme de réalité intangible. Puis après avoir simulé la stabilité, l’immobilité, les couleurs se mettent à danser jusqu’à ce que l’enivrement nous fasse échouer sur une autre rive, où de secrètes pensées se briseront à nouveau avant de prendre leur envol pour aller rejoindre une autre rive.

C’est curieux mais je crois que les sources de l’énergie créatrice sont totalement aléatoires et nul ne peut prédire d’où elles viendront. D’ailleurs, il ne faut certainement pas les regarder de trop près, sinon la recherche consciente se replace en travers du chemin et cette vérité nous échappe. Un des charmes de l’exercice est de se laisser surprendre, d’autres étincelles surviendront et c’est justement ce côté aléatoire de l’exercice qui crée une dynamique incessante.

Chaque projet d’écriture est certainement différent. En ce qui me concerne, je cherche à me connaître à travers des œuvres de fiction où je m’éloigne justement de moi-même. Je fais confiance à la première page, aux premiers mots, à la friction entre ces mots, à l’étincelle qu’ils déclenchent et je me lance. Ensuite, c’est ce balancement, ce va-et-vient entre compréhension et surprise qui par association d’idées participe au déroulement du récit. C’est un mouvement qui n’est pas forcément continu mais porté par ce que les mots me disent. Je ne sais pas si j’écrirai toujours comme ça, mais en tout cas c’est comme ça que j’écris actuellement – il est probable que mes lectures de Freud quand j’avais autour de vingt ans ont laissé des traces.

La petite Zoé a eu pas mal de succès, elle fait partie d’une histoire que j’ai étoffée depuis. J’écris également un recueil de poèmes en prose dont vous avez eu cette année eu un aperçu ici. Et surtout, j’ai repris le roman que j’ai démarré en 2018 quand j’ai eu une vision nette de ce qui me restait à faire sur celui que je viens de clôturer. J’ai un recueil de portraits de femmes étonnantes, au caractère opaque avec une composante érotique en cours. Une Mathilde avait déjà fait son apparition il y a quelque temps. Depuis, il y a eu l’apparition de Louise, Catherine, Tatiana, Sabine, et tout ça formera un recueil de portraits de femmes. L’élaboration de ces textes est, je dois l’avouer, un grand mystère pour moi ; mais parfois, au milieu du récit, une toile qui m’a intriguée dans le passé, de Watteau ou de Manet, de Klimt, vient me rappeler que le mystère de la création est infini, que chaque être est enveloppé d’une opacité que l’on peut à peine décrire par quelques traits vifs. En réalité, il faut surtout s’en réjouir. Jouir de la présence de ces personnages est une expérience particulière ; elle consiste à entrer dans leurs univers même s’il résiste à toute interprétation. Et découvrir un nouvel univers revient à transgresser les valeurs dont on a héritées, et donc à s’apercevoir que le champ d’action est immense.

Je vous souhaite à tous une belle année 2020, des projets, de l’incertitude, des malentendus, des chemins hasardeux, des découvertes improbables, des visions rassurantes, du soleil en hiver, de l’été dans le ciel, des fils orange qui parcourent le ciel, des vols d’hirondelles – dans un sens puis dans l’autre –, des refuges au parfum boisé, des étendues de plaines sauvages, des petits lacs étincelants.

De vastes mers luisantes.

Et de nouvelles lectures cachées là-bas entre ciel et horizon, une surface qu’il faut fendre pour explorer ces grottes qui nous grandissent.