mardi 7 juillet 2020

Atelier d’écriture avec Monet, Virginia Woolf et l’œil de la poule


Deux fois, j’ai eu envie d’y aller, et deux fois j’ai dû rebrousser chemin. Trop de jambes qui se pressent, un attroupement inimaginable, l’enivrement espéré avorté devant cette masse d’yeux impassibles qui ne voient rien puisqu’il est impossible de voir dans ces conditions, un manche extensible à la main, l’un derrière l’autre, chacun cochant la case « vu ». 

Si je vais au jardin Monet, il faut que ce soit comme quand je lis un livre : je ne dois pas en ressortir indemne ni ornée d’une guirlande factice. 

Et puis un jour, après une petite grande sortie à Montmartre plus désert que de coutume – pandémie oblige  , l’envie de plonger dans les eaux de Monet calmes comme une introspection explosive. Une envie colorée comme les images que je vois circuler dont la surface glacée à l’apparence calme et sereine, les fleurs ouvertes comme une confession éprouvée, la brise peignant les tiges courbées comme une prose soutenue, m’ont fait entrevoir ce que j’aime matérialiser, ce que mon œil transmet à ma plume quand tout court à la bonne allure. 

J’ai d’abord pensé à ces images d’eau miroitante et me suis dit que la balade serait magique. J’ai pensé à ces nuages qui gonflent leurs torses, allongent un bras puis l’autre, et je me suis dit que la balade serait introspective. J’ai pensé à ces eaux mouvantes qui bombent leur contour pour saborder l’ardeur de l’optimisme béat du séducteur, pour saisir la profondeur du regard, fortifier l’œil qui dit vrai. Et j’ai pensé que la balade serait constructive. Qu'elle m’aiderait à dessiner les contours d’un féroce appétit quand le stylo incertain soudain se met à courir, convaincu qu’il va dans la bonne direction. Il n’y a que cette course d’une sensation vive à l’autre, qui contourne tous les obstacles, qui étend la palette des émotions et rend à une plume sa profondeur. Et c’est toute la grandeur, l'intelligence, la dextérité de ce pinceau que je suis allée admirer dans l’espoir d’en tirer un petit bénéfice. Dans l’espoir de puiser un peu de sa force pour faire glisser un mot vers l’autre, l’un contre l’autre comme s’élève une vague, ce pinceau qui se brise contre un obstacle et en hérisse les tranchants, ou s’accroche à une branche, en trace la circonférence comme s’enroule une pensée, puis se dresse et jette un œil pointé vers le ciel avec l'élan du coeur. Ce pinceau tel un œil gros comme un œil de bœuf, ce pinceau-plume qui s’aperçoit que l’œil a été plus gros que le ventre, calme ses ardeurs et s’arrête sur l’interrogation finale, la seule qui vaille : mais qui peut m’aider ? Le ciel et le regard qui s’ouvre. Et le ciel parfois dans son extrême bonté veut bien faire peser sur un pinceau tendu dont les poils s’affolent un minuscule bout de lumière qui enfin chasse tant d’images glacées qui s’abattent quotidiennement sur nos pauvres pupilles verglacées. Rien de nouveau finalement cette année : c’est que Virginia Woolf me sauve d’un été à l’autre ; je rentre en pension complète chez elle chaque été puisque comme d’autres années, j’ai été assaillie d’images glacées. 

Et après mes trois heures de promenade, quand j’ai quitté le lieu, j’ai pensé à cette extraordinaire capacité qu’a l’eau à maintenir nos impressions en suspension, qui pousse les mots d’une onde à l’autre pour que les phrases filent sur la crête la plus haute, pour que le fond des pensées obscures remonte à la surface et explose devant la puissance d’une sensation vive. J’ai pensé à cette palette de couleurs qui d’une impression vive à l’autre trace les contours d’une histoire où chaque instant compte, comme dans un tableau impressionniste. J’ai pensé à ces humeurs qui s’en détachent, la mélancolie, l’espoir, le désir, l’envie de tout étreindre, la résignation, la passion, la sensation d’échouer, le coup de pinceau qui sauve, l’espoir qui s‘accroche, la crête s’étire – va-t-elle s’allonger ou retomber ? L’ascension encore et encore, et la chute sur une main haute ou un œil qui flotte, et les mots qui cueillent cette chute pour la faire briller d’une couleur qui nous éblouit mais dont nous peinons à tracer le contour. Et nous pensons être arrivé au cœur de l’affaire mais l’affaire se complique… C’est là le miracle – et son envers – de l’écriture imagée, de l’évocation par l’image. La puissance d’évocation, ce savant mélange de passé, d’images ancestrales, de couleurs lues vues bues, sous une lumière, sous un angle ou un autre. Et surtout ces couleurs senties. La couleur que l’on fait sienne. 


C’est ce cheminement vers ma couleur que je suis allée chercher. Ces couleurs qui chacune nous rapproche de nous-même. Ces couches successives qui explorent et étendent la palette des sensibilités. C’est l’exact contraire de l’image empruntée qui véhicule partout un message pour s’emparer de l’imaginaire collectif. Et donc l’exact contraire des images qui se reproduisent comme des sauterelles d’un réseau à l’autre et qui n’ont plus aucune puissance évocatrice, aucun pouvoir sur nos sens. Oh pauvres sens éprouvés par tant d’années de « marketing » en tout genre, par tous les agents commerciaux qui nous ont anesthésié les sens, venez donc vous abreuver au pied de cette maison aux volets verts. Qui telles des paupières neuves s’ouvrent sur une perspective puis l’autre. La plus longue jusqu’au bout de l’allée à gauche depuis le lit de la chambre de Monet, et celle en face qui fait frémir la crête des arbres. La plus chantante sous cet arbuste au loin où gazouillis et abeilles virevoltent et sanctifient la porosité de l’air. La plus métaphysique sous les ponts qui surplombent les reflets enchantés. Et partout des reflets, les plafonds vernis, les estampes japonaises aux murs, les vases émaillés, partout des fenêtres dont les reflets font jaillir l’extérieur dans le cœur de la maison. Partout l’ouverture sur le soleil par touche lyrique, et dehors comme ces pages d’interlude entre chaque chapitre dans « Les vagues » de Virginia Woolf : « Le soleil fouillait au fond de chaque mare, attrapait les poissons cachés dans les crevasses, mettait en plein lumière la brouette rouillée, la blanche carcasse, ou le soulier dépareillé privé de ses lacets, pareil à un morceau de bronze enfoncé dans le sable. Chaque objet recevait de lui sa ration de couleur ; les sables, leurs reflets innombrables, les herbes sauvages, leur vert étincelant... » Et l’on pense à la série des toiles des nymphéas où la lumière et la profondeur des teintes nous aspirent, tantôt empreinte de vives fleurs blanches qui semblent surgir des profondeurs d’une eau sombre, tantôt de taches rouges noyées dans un vert qui frise la mauve mélancolie. Et ce bleu qui s’assombrit à l’horizon comme toutes les humeurs qui nous traversent. 


Empruntons maintenant la rampe d'escalier où une série d'estampes japonaises suspendent notre regard : ici un poisson à l’œil féroce, là une sandale qui se sauve dans une hâte troublante. Puis un visage de femme dont la chevelure lourde et la bouche entrouverte laissent présager des hâtes encore plus pressantes. Et plus loin, la chaleur de la salle à manger sur ses pieds fermes comme un soleil du matin. Car le corps a besoin de pieds fermes, de pain et de soleil. Et de porcelaine bleue. Cette porcelaine bleue japonaise qui cueille les visages penchés, ces corps réunis le long de la table longue devant des assiettes où les arabesques s’étirent comme de petites langues de caméléons. Cette table où l’on s’alimente de joie et de plaisirs terrestres. Où s’alignent les chaises et leur vie réelle.« Comme nous sommes assis fièrement autour de cette table… Au-dehors, les arbres verdoient ; les femmes flânent, les voitures tournent sans cesse. Sortis des expériences, des obscurités, et des moments d’éblouissement de la jeunesse, nous regardons droit devant nous, prêts à tout évènement. (La porte s’ouvre, la porte ne cesse pas de s’ouvrir) Tout est réel, tout est ferme ; sans illusion ; sans ombre. Sur nos fronts, la beauté repose… Notre chair est fraîche et ferme. Nos contrastes sont nets et précis comme les ombres des rochers en plein soleil. Des petits pains croquants, durs et vernis sont posés devant nous. La nappe est blanche, et nos mains reposent, à demi fermées, prêtes à se contracter. » (Les vagues, page 141) Puis après avoir traversé la salle à manger, la cuisine avec sa faïence bleue et sa batterie de cuivres étincelante qui réverbère les réjouissances terrestres des repas familiaux. 



Donc, cet été encore, cet été encore : relecture. Ouvrons donc un oeil sur le livre le plus ambitieux de virginia woolf, « les vagues », ce tableau où l’on regarde « les bâteaux passer l’un après l’autre à travers les branches bien peignées du saule. » Regardons de près la construction de ce merveilleux livre dont la traduction ardue a été menée de main de maître par Marguerite Yourcenar. 

Ce chant poétique choral est porté par six voix, rythmé par des interludes de deux pages qui peignent des tableaux impressionnistes. Entre chaque interlude, les six voix explorent leur conscience sans que l’on soit vraiment capable de les différencier l’une de l’autre. Et ainsi le caractère, où du moins les intentions que l'on pourrait prêter à un personnage s’effacent. Toute singularité qui pourrait désincarner et brider un personnage s'éclipse, et c’est cette choralité qui donne à ce récit sa force. Qui met au premier plan les interrogations sensibles au détriment des orientations sociales, morales que l’on prête à tel ou tel caractère. Et l’on retrouve la tension entre écriture poétique et les interrogations sur l’être en dehors de la sphère sociale qui nous enferme, sur la question politique de qui nous sommes, de savoir ce que nous sommes devenus dans notre monde contemporain. Tout bon livre soulève des interrogations bien sûr, encore faut-il que les interrogations ne soient pas guidées par un découpage trop simpliste du paysage, de l’intrigue, la débâcle habituelle de laquelle nous tendons tous écrivains que nous sommes de nous éloigner mais qui avec les procédés narratifs habituels nous assigne à résidence. Comment est-ce que la choralité de ce récit qui correspond à un effacement du personnage dans sa définition la plus classique prend en charge un personnage qui finalement pourrait être nous ? En s’extrayant du schéma narratif classique. Virginia Woolf, et c'est là sa grande force dans toute son oeuvre, remet le personnage au centre du récit. Elle nous remet nous, individus sensibles, au centre du récit. Comme une toile impressionniste remet l’être au centre de la toile en traçant le minimum de contours rigides, le minimum de contraintes qui pourraient situer une interprétation dans un contexte social, politique, historique, sous l’angle du propre vécu de l’artiste qui l’exécute. Pour la petite histoire, Monet s’est fait construire une barque atelier sous les conseils de Caillebotte. Et il nous a aussi laissé une maison bateau pour nous éclaircir le regard d’un été à l’autre, pour cheminer sur un cours d’eau, nous réapproprier nos impressions. Pour que s’effacent toutes les images verglacées qui nous ont bombardés bien malgré nous, même dans les espaces publics, dépliés sur toute la hauteur de nos monuments nationaux, dans les couloirs de métro, sur les devantures d’abri-bus, sur les bus même, et dans les nombreux prospectus qui remplissent nos boites aux lettre.

Délivrez-vous chez Monet ! Revenez à cette maison que Monet a savamment orchestrée pour arriver à ce résultat, à ces fulgurances que ses tableaux révèlent. A toutes les questions qui sont traitées dans la littérature, sur le sensible et sur la puissance du sensible. Et à tous les impacts de la destruction du sensible et comment chacun de nous tente de survivre à cette sensation de n’être relié à rien. Même si certains ont la foi, même si certains surmontent cette sensation de vide par l’argent, d’autres par le foot, la course, les marathons (Marathon du printemps, le Paris-Versailles, le marathon contre la famine dans le monde, celui contre le sexisme, celui pour tous les enfants abandonnés, celui pour l’écologisme, et l’autre pour prendre conscience qu’il faut planter plus d’arbres tous les dimanches), l’alcool, la drogue,… Un texte éminemment politique donc « Les vagues » de Virginia Woolf. Un texte inépuisable puisqu’à chaque lecture j’en découvre une nouvelle facette. 

Juste lu quelques bribes depuis mon séjour hier à Giverny mais je le reprends intégralement cet été. 

Un bel été à vous, et même sans but précis, allez faire un tour dans ce jardin, dans cette maison où l’ombre de Monet plane. Il est certain qu'elle vous métamorphosera, ses couleurs vont fouetteront. Peut-être aurez-vous la chance de croiser un sphinx-colibri dans l’allée qui relie la grille à l’entrée de la maison. Peut-être aurez-vous droit à l’œil cruel de la poule qui m’a obligée à mettre au propre ce que le jardin m’a révélé même si l’envie de vagabonder me titillait sévèrement ! 






Rita dR

mercredi 1 juillet 2020

Montedidio de Erri De Luca traduit de l'italien par Danièle Valin (Editions Gallimard)


« La journée est une bouchée ». La voici donc la bouchée dont j’avais besoin ces jours-ci. Posée au sommet de ma tour italienne, ce « Montedidio » attendait que ma soif d’ascension se déclare. Une envie d’ailleurs, un voyage à Montecatini dans une pension que j'aime beaucoup annulé, un besoin de lumière crue et de sauvagerie. Le souffle du grand placard de livres de quatre-vingt centimètres de profondeur où je déplace les montagnes selon la météo (une photo pour illustrer peut-être un jour) a frappé les flancs du Montedidio, et je l’ai lu en un jour. 

Oui, c’est bon signe. Et je crois qu’aucune lecture n’est le fruit du hasard. « Je passe mes journées à nettoyer les outils, les machines, j’enlève les copeaux, la sciure. Je deviens assez robuste avec l’exercice du boumeran. » Le narrateur, treize ans, vit à Naples, avec ses hommes qui de leurs mains façonnent, scient, cirent, parfois giflent, caressent un zizi de façon déplacée, se retrouvent un jour projetés contre un escalier. On est dans le Naples de l’après-guerre, avec sa violence sociale, son dialecte napolitain et ses vies difficiles, ses superstitions, mauvais œil et adages ouvriers. Apprenti dans une menuiserie, le narrateur reçoit de son père un boumeran et nous raconte avec une langue d’abord simple et épurée, pleine d'innocence, son passage de l’enfance à l’âge adulte. Il consigne ses mots en italien dans un rouleau, ses « mains qui changent, maintenant elles sont capables de tenir, elles se sont élargies pour serrer le boumeran. Le bois perd du poids,… Moi je ne dois pas frapper, j’ai l’air libre, le ciel tiède avec l’odeur des paillettes de savon. Un soir d’automne, quand le temps se rafraîchit et que les maisons ferment leurs vitres, je ferai un lancer, je ne verrai même pas un centimètre de vol, pourtant, tous les soirs, je le prépare cent fois par bras. » 

Telles de petites bouchées, les chapitres se succèdent. Et la langue se renforce, comme la prise du boumeran, comme le poids de cet objet volant en bois d'acacia. Comme le lancer qui se dessine. Le corps devient plus sensuel, les bouchées plus grandes, les « muscles frappent dans l’air ». Son corps se délie grâce à Maria et sa bouche aux mots rapides, qui pose sa main habile à l’endroit où le lacher-prise est fulgurant, Maria qu’il retrouve au lavoir avec qui les « bavardages si proches s’enfuient dans le vent qui les chipe sur nos lèvres ». 

Et puis, il y a Rafaniello, le cordonnier étranger qui a « appris le métier des souliers dans le Talmud, un gros livre de choses saintes de son pays. » Rafaniello à la voix fine, l’italien très précis. Il est bossu mais « sous sa veste les os remuent, des os d’aile » et c’est « sans doute sa voix frêle, sans doute aussi l’effort pour bien écouter qui fait sortir ses mots une nouvelle fois et moi je les écris de mémoire le soir sur le rouleau, avec la pluie insistante qui m’empêche de monter aux lavoirs. » 

Pour lire ce livre, il faut se réfugier loin du bruit, laisser les sons tomber comme des paillettes (très belle traduction de Danièle Valin) et les images se détacher une à une. Et ce n’est qu’à ce prix que l’on en apprécie l’ascension. Les phrases se chargent de muscles, sans perdre de leur pureté d’âme, le narrateur raffermit son langage, déroule son rouleau, consigne ses mots. Un palier puis l'autre.

Une montagne scintillante que j’ai escaladée aujourd'hui, premier jour de juillet, tout en sentant des ailes pousser sur mon dos voûté (c’est le livre qui me l’a révélé, je ne le savais pas, les effets du confinement) et c’est agile, aérienne, les poignets souples, que j’en ai fini la lecture. 

Le voyage à Montecatini attendra !



Montedidio ; Erri De Luca ; traduit de l'italien par Danièle Valin ; éditions Gallimard ; 2002.