samedi 27 octobre 2018

La Librairie Robe ou le Jardin du Luxembourg


Il y a ces livres, bien rangés. Dans le désordre, c’est encore mieux. Le nez se colle à la vitre, de belles lectures, des lectures d’enfance. Le nez toujours collé, on imagine une femme, belle, étendue sur un divan, le nez plongé dans un livre ; une de ces femmes que l’on a croisée, enfant, soit dans un hall d’hôtel soit dans un jardin. Allongée, à hauteur d'yeux, elle nous narguait ; elle avait l'air de parcourir le monde, pendant que nous cavalions à petits pas autour d'elle.



Le nez aplati contre la vitre, je regarde. Autour, des livres. Partout des livres. Au centre, il y a des habits. Le centre, c'est ce qui est important. Chaque livre dont le tranche ne couvre que vingt centimètres carrés est encore plus luxueux que vingt centimètres de papier peint. Dix centimètres de profondeur. Oui, ces livres ont la profondeur d'une vie. Un livre a parfois la profondeur d'une vie.

Pas toujours.

Souvent il distrait. Il distrait comme une robe à froufrous distrait le regard, une de ces robes que porte une femme au début du printemps. Elle a été emmitouflée tout l’hiver, elle veut sentir les regards se poser sur elle, homme ou femme. C’est encore mieux si la femme a de l’allure. Une robe à froufrous pas précieuse, une que l’on a trouvée dans un magasin par hasard, sans même la chercher, un jour de grand froid, en se disant que bientôt, bientôt les froufrous pourront cercler les ronds de jambes.

On peut en consommer des robes à froufrous en ayant toujours faim. Faim et encore faim, en ayant toujours l’impression de rester au bord d’une promesse. Comme un livre qui distrait.

C'est vrai qu'un livre peut distraire. Agréablement parfois. D’ailleurs, je me désole que le livre n’ait pas lui aussi droit à de belles robes de printemps. Pas une robe à froufrous, non, une belle robe de printemps, avec un tissu précieux, un tissu à fleurs, des senteurs. Un air à la fois gai et mélancolique. Une de ces robes qui laisse derrière elle une note de musique qui réveille une âme éteinte, une note qui s'allonge dans le bruit du soir. Une robe de soie, celle que l’on aime sentir glisser sur sa peau, qui glisse vite, trop vite. Ou la petite robe portefeuille blanche en lin dont les mailles larges capturent le soleil. Une robe à fleurs en coton : la robe des premiers émois. Un livre que l’on attendrait. Avec juste un tirage. Trois livres. Le noir-soir, le blanc-soleil, et le fleur-champ. Disponible pendant un mois, pas plus. Je rêve de livres éphémères qui raconteraient la brise marine, le souffle chaud de l’été, les larmes d'une figue fendue.

J’avais un fantasme dans ce quartier avant de croiser cette Librairie Robe : rester enfermée dans le jardin du Luxembourg. Que les grilles se ferment sur moi la nuit. Juste moi, les arbres, les oiseaux. Couchée sous un marronnier à côté de la Comtesse de Ségur, ou de Baudelaire, selon mon humeur du jour. Jusqu’au petit matin.

L’hiver approche. Au jardin du Luxembourg, les gardiens guettent partout, jusqu’au dernier promeneur. N’essayez pas. C'est impossible d’y rester enfermé.

Je n’ai en revanche pas encore essayé de rester dans ce magasin, la Librairie Robe. Peut-être est-ce plus accessible. Je serai d’une discrétion absolue, pas dérangeante. Je ne toucherai, ni ne frôlerai les mannequins, les sacs luxueux, aux étiquettes longues, de chiffres, de codes, ne m’intéressent pas. Je n’irai pas là où les antivols et dispositifs de sécurité sonnent. Je resterai sur un des divans, allongée avec un de ces livres. Je suis sûre qu’ils sentent bon le jardin. Une eau merveilleuse à la rose et au musc. Peut-être y a-t-il encore une odeur de pipe ou de cheminée. Voire de branche d’olivier qui brûle.

Avez-vous déjà essayé de faire brûler une branche d’olivier dans une cheminée ? Moi oui. La branche s’est enflammée, bleue, jaune, orange. Elle a traversé tout le spectre des couleurs en très peu de temps. Elle a jeté sur moi un parfum chaud de nuit d’été. De feuilles rougies par le soleil. De bois d’automne. D’eau parsemée de gouttelettes qui cascade entre les fougères.

Un condensé de sensations tel un bon livre.



mercredi 24 octobre 2018

La femme à part de Vivian Gornick traduit par Laetitia Devaux (Editions Rivages)



Voici une très belle découverte faite grâce à l’émission d'Arnaud Laporte de France Culture « La Dispute ».


      Autant lever tout de suite une inquiétude avant de vous présenter ce livre introspectif : les introspections me fatiguent. Me désolent. Penser que de petits ou grands bobos vont passionner le monde ! Comment ? Monsieur ou Madame a besoin de lustrer sa peine ? Ah ! C’est l’histoire de son grand-père ? Ce grand héros ? Je dois en plus contribuer à asseoir son « storytelling » pour promouvoir ses ventes ?


      Non ! Les petits va-et-vient dans le quotidien peu passionnant des uns et des autres me fatiguent. Il y a très peu d’écrivains qui réussissent cet exercice avec succès.


      Vivian Gornick, elle, y arrive très bien. Elle y arrive très bien parce qu’elle le fait en sortant de chez elle, et parce que c’est la vie des autres qui sert de catalyseur à ses réflexions. « C’était là, dans la rue, que j’emplissais mon enveloppe corporelle, que j’occupais le présent. » Elle plonge sa réflexion dans le quotidien, interagit avec le passant. Le prend à témoin. Nous prend à témoin. Elle le fait en dialoguant avec son ami Léonard, un grand arpenteur de rue également, un homme « gay et spirituel » et leur sujet c’est : « la vie non vécue ».


      Pendant qu’elle arpente les rues de New-York, elle nous entraine dans ses pérégrinations et fait son bilan amoureux, son bilan amical. Son bilan affectif. Mais elle s’attarde peu sur son propre cas. Elle observe toujours avec étonnement les situations autour d’elle. « J’ai commencé à me passionner non plus pour le sens, mais pour l’étonnement que constitue la vie humaine. » Et le plus étonnant c’est que moi aussi j’ai aimé trimbaler son livre à travers Paris au cours de mes longues marches quotidiennes, lisant un passage, le refermant. Me replongeant dans la foule. Et j’y ai trouvé beaucoup de phrases qui me parlent. Parce que les doutes de Vivian Gornick portent sur des sujets universels, les moteurs de l’amour, les moteurs de l’amitiés, et toutes les ambivalences qui les rapprochent : « En amitié comme en amour, la clef, c’est l’espoir que notre moi, à défaut de ce que nous avons de meilleur, s’épanouisse en présence de l’autre…Et si l’envie d’une intimité stable était perpétuellement menacée par une envie aussi forte, voire plus forte de déstabilisation ? »


      Ce qui donne de la profondeur à ce texte, je crois, c’est qu’il est écrit par une femme mûre qui reconnait d’emblée avoir l’esprit tortueux. Elle ne s’attarde pas tellement sur ses doutes. Elle laisse pendre des silences qui nous plongent dans nos propres réflexions. Dans nos propres doutes. Elle schématise les situations et elle multiplie les angles de vue. Elle alterne des scènes de rue qui résument à elles seules 300 pages d’analyse sur un divan et des expériences personnelles ou encore des expériences de personnalités qui l’ont interpellée. Par ici, un couple élégant devant un hôtel « C’était un merveilleux après-midi » dit la femme ; plus tard elle rencontre une communiste qui lui confirme au sujet de la femme du couple « Selon toi que connait-elle d’autre sinon de merveilleux après-midi ? ». Vivian Gornick a besoin de multiplier les trajectoires physiques et les rencontres, quitte à interpeller des personnes, pour arriver à une conclusion. Pour faire émerger un schéma dominant. Il n’y a que comme cela qu’elle arrive à avancer, à dénouer son esprit tortueux. Elle alimente son intérêt constant pour la « vie non vécue » en faisant rentrer beaucoup de personnalités, d’amis, de marginaux. Et Léonard qui semble être le point non atteignable. Léonard, c’est l’homme avec qui elle s’entend très bien et qu’elle ne comblera jamais. Une sorte d’attraction-répulsion avec la même intensité pour chacun les maintient à distance pendant une période de maturation d’une semaine.


      L’auteur Vivian Gornick dissèque souvent les relations avec un raisonnement binaire : « Il existe deux sortes d’amitié : celle où l’on se remonte mutuellement le moral, et celle où il faut avoir le moral pour voir l’autre... J’ai longtemps considéré cette distinction comme une histoire de rapports individuels, puis je me suis ravisée… Il s’agit finalement davantage, selon moi, d’une question de tempérament…Certains êtres sont plus enclins à avoir le moral…Les trottoirs de cette ville sont couverts de gens qui tentent d’échapper à l’emprisonnement de la mélancolie pour embrasser la promesse de l’espoir…» (page 34). Ou alors, page 47 : « … J’ai appris très tôt que la vie est soit tchekhovienne, soit shakespearienne. Chez nous, il n’y avait aucun doute. Ma mère était allongée sur un canapé dans la pénombre, un bras sur le front, l’autre sur la poitrine. « Je suis seule ! » s’écriait-elle. Alors, de chaque coin du logement des femmes, mais aussi des hommes, accouraient pour tenter d’apaiser les angoisses d’une âme qu’ils avaient toujours considérée comme supérieure… »


      Souvent elle met en scène une personne marginale, retirée de la société dont elle se montre assez proche. Femme à part cherche toujours son chemin. Elle marche, arpente New-York de long en large. Puis, elle intercale entre chaque scène un paragraphe court où elle schématise les relations humaines. Puis repart.


        Et ainsi de sujet en sujet, elle éclaircit des zones d’ombre, miraculeusement.


      Même si elle navigue de situation vécue, à situation observée sans liens apparents, Vivian Gornick établit parfois des liens entre les histoires comme par exemple page 107. Elle déploie l’histoire d’un homme bourgeois et parle de courage amoureux en disséquant une soirée à l’angle de Park Avenue et de la 66ième avec une perspicacité rare et finit avec « Pour Wharton, personne ne peut être libre, alors que James savait que personne ne veut être libre. » (la relation entre Wharton qui s’est suicidée et H. James la fascine).


      De temps en temps son raisonnement schématique la mène vers une grande vérité, comme celle-ci : « J’ai commencé à comprendre ce que tout le monde sait et oublie périodiquement : qu’être aimé d’un point de vue sexuel, c’est être aimé non pour ce que l’on est, mais sa capacité à susciter le désir chez l’autre. Si bien que les pouvoirs que Manny me conférait ne dureraient pas. Seule notre réflexion ou notre intuition peut attirer de façon permanente, et Manny n’était pas amoureux des miennes. Il ne les haïssait pas, mais il ne les aimait pas non plus. Elles ne lui étaient pas nécessaires. » (page 92)


      J’ai corné beaucoup de pages comme celle-ci : « Mon amitié avec Léonard date du jour où j’ai invoqué les lois de l’amour, celles qui impliquent l’espérance. « Nous ne faisons qu’un, ai-je décidé peu après notre rencontre. Tu es moi, je suis toi, nous avons obligation de nous soutenir. » J’ai mis des années à me rendre compte que je me trompais. En réalité, nous sommes deux voyageurs solitaires qui arpentons péniblement les contrées de notre vie et nous nous rejoignons de temps à autre à ses confins pour un rapport sur l’état de la frontière. » (page 44)


      J’ai été d’accord avec elle quand elle affirme ses jugements à l’emporte-pièce. « …Eh bien, j’en ai marre de m’excuser de mes jugements à l’emporte-pièce. Pourquoi n’aurais-je pas le droit à des jugements à l’emporte-pièce ? J’aime les jugements à l’emporte-pièce ! Ils sont rassurants. Irréfutables. Bourrés de certitude. Je les adore !... » (page 37)


      Le plus étonnant c’est que Vivian Gornick réussit finalement en peu de mots à illustrer son propos sur « la vie non vécue » qui est, je crois, le thème central de son livre. C’est la première fois que je la lis et sa voix particulière en fait une écrivaine vraiment à part. Elle a un « sens du lieu » (comme chez pas mal d’écrivains américains). C’est la géographie qui déclenche ses monologues intérieurs, elle crée cette ambiance descriptive propre à tout roman juste avec des scènes de rue, ce qui est une façon intelligente, il me semble, de « romancer » une autobiographie. De la rendre intelligible à chacun. De plonger chacun au cœur de l’action. De ne pas en faire une matière personnelle. Cette géographie lui parle avec ses rapports de force, ses contrats sociaux, et elle nous happe dans son mouvement, nous enchaîne à son raisonnement. J’aurais pu marcher à côté d’elle depuis la 67ième jusque dans la 42ième, en la prenant par le bras, en faisant un brin de conversation, jusqu’à ce qu’un vendeur d’appareils électroniques nous assourdisse et nous sépare.


      Vivian Gornick est une arpenteuse de rue. Elle fait partie de cette catégorie de personnes qui au lieu de laisser leurs pensées se nouer, préfèrent les voir, telle une crinière de cheveux, se déployer et onduler au grès du courant humain. Ce sens du mouvement, est peut-être la touche qui manque aux romans introspectifs, nombrilistes français qui ont souvent une forme narrative en cercles concentriques. Dont le centre est le nombril et dont le rayon peine à s’étendre… Cette forme d’expérience physique impacte forcément l’histoire vécue. Elle crée un lien entre nous et l’auteur. On est le monde et elle nous entraine avec elle, nous parle et reverse le flux de ses pensées dans nos mains tendues telles des écuelles. Nous la suivons, nous recueillons, nous buvons ses paroles avant de nous déverser à notre tour dans le flux humain et d’en recueillir les flux et reflux de la pensée humaine.


      De faire un.


      Un, au milieu d’un tout disparate et désordonné.


      Il me semble que ce livre rend l’anonymat et la solitude des grandes villes féconds.


      J’ai beaucoup aimé un passage qui concerne une description de New-York après le 11 septembre. Les plus belles pages à ce sujet que je n’ai jamais lues.


      Le hasard a voulu que je lise ce livre en même temps que j’ai relu « Mes apprentissages » de Colette. Même si je ne pense pas qu’il y ait de hasard dans le choix de nos lectures. Si j’ai éprouvé le besoin de retourner à Colette pendant ma lecture de Vivian Gornick, ce n’est sûrement pas sans raison.


      De Colette, j’ai, il me semble presque tout ce qui existe, même un magnifique article sur Verdun… Je crois que je relie toujours Colette à ma condition de femme. J’ai reçu de Colette le goût du féminisme fécond, celui d’une femme qui ne s’avoue pas vaincue, qui a conscience de la difficulté d’être femme, et plus largement d’être un être humain. Qui s’en accommode. Toujours avec une sensualité prononcée. Comme si la lutte finalement se mesurait dans l’accroissement de l’appétit. « Plus je savourerai, moins je m’assècherai », semble-t-elle nous dire. Malgré les difficultés de ses débuts dans la vie professionnelle et dans sa vie amoureuse, Colette a choisi d’accroître son appétit et d’enterrer son âpreté. Probablement que cela vient des jardins de sa jeunesse dans l’Yonne, composante importante de sa vie – cela se « lit » à travers ses écrits.


      Ne pas perdre de vue ses sensations. Voilà ce qui a toujours guidé Colette. Et il y a un truc incroyable avec l’accroissement des sensations – comme avec l’accroissement du dessèchement –, plus on y goûte, plus on en veut. Quand j’avale un Colette, c’est une grande goulée, non sans noter dans un carnet les phrases, les mots les plus savoureux, les associations de mots les plus délicieuses comme « une liaison quiète » ou une « miraculeuse prestesse corporelle », ou « les enchantements d’une réclusion volontaire ne sont pas que maléfices » ou « le poison nonchalant d’une salamandre allumée dès septembre » ou « la commissure des paupières en fer de flèche » ou « le regard d’un mauvais curé »… Avec Colette, on met des mots d’une douceur incommensurable sur les âpretés de la vie ce qui rend tout infiniment sapide !


      Vivian Gornick, que j’ai beaucoup appréciée par ailleurs, je l’ai lue par petites lampées. Sans tout boire d’un coup. C’est de là que vient cette complémentarité, je crois.


      Ces deux lectures me semblent être faites pour marcher ensemble.


      Les deux femmes ont eu des mères très différentes, d’ailleurs. Elles avaient un tempérament diamétralement opposé. Quand l’une a douté des capacités de sa fille à s’exprimer en public pour une prestation journalistique, l’autre s’est inquiétée que sa fille – Sidonie Colette – n’investisse trop d’énergie dans sa plume de journaliste au détriment de sa plume de romancière.


      Je finirai par ce passage de Colette dans « Mes apprentissages » : « … Dans le temps de ma jeunesse, il m’est arrivé d’espérer que je deviendrais « quelqu’un ». Si j’avais eu le courage de formuler mon espoir tout entier, j’aurais dit « quelqu’un d’autre ». Mais j’y ai vite renoncé. Je n’ai jamais pu devenir quelqu’un d’autre. Chers exemples effrénés, chers conseillers néfastes, je n’aurai donc pu que vous aimer, d’un amour ou d’une horreur également désintéressés ? Des personnages péremptoires ont devant moi passé, paradé et émis leur lumière, non point en vain puisqu’ils demeurent agréables et lumineux. Mais je les ai découragés. On décourage toujours ceux qu’on n’imite point. L’attention qui n’alimente que la curiosité passe pour impertinence…. »



      Enfin pour finir, je remercie les critiques de l’émission « La Dispute » qui ce mois-ci m’ont donné d’excellents conseils de lectures ! Longue route à cette émission. 





La femme à part ; Vivian Gornick ; traduit par Laetitia Devaux ; Editions Rivages ; 2018.

samedi 20 octobre 2018

Caresse


Au milieu de cette bataille, il y a toujours un retour à l’étreinte.

A l’origine, il y avait cette caresse. Les yeux dans les yeux. La seule caresse.
L’unique.
Juste après l'éclosion.

La peau visqueuse, le sang, blanc. Rien, rien qui n’entacherait cette caresse. La plus pure. Les yeux vitreux, un regard de cheval.
Le regard animal.

A l’origine il y avait cette caresse.

La première caresse.

Quelle mère a oublié cette caresse ?
Il n’y a pas d’avant. Enfin si, il y a la divagation de la main qui reprend toutes les caresses, depuis la caresse des cavernes.
Quelle main a oublié cette caresse ?

Il y a la paume qui a parcouru tous les corps depuis le corps des cavernes.
Quelle paume a oublié cette caresse.
Il y a ce regard,
l’animal est en sang, plein de mucus. Il a peut-être hurlé.
D'un hurlement qui s'élève du fond des cavernes.

Il est comme une promesse d’origine. Il est déguisé en origine. 

Il est l’origine.
Plus de terre. Aucune âme. Ni vie, ni peine. Un oisillon s'immole.

Au bout de deux jours, trois jours, déjà les traces des cavernes ressurgissent. 

Il y a ceux qui font dormir leur bébé dans la bonbonnière.
Madame, je vous ramène votre bébé. Il est 7h30. 
Non le mien est là. Contre moi.
Je ne m’en sépare pas.

Il ne pleure pas. Je pleure pour lui. On dit que ce sont les hormones. Ce sont toutes les hormones cumulées depuis la caverne.

L’accumulation des hormones.

Mais qui y a pensé ?

Je sais ce que les hormones me chuintent. Je pleure pour moi, pour aujourd’hui, demain, pour les jours qui suivent.
Des caresses, je n’en aurai plus. De toute façon, je n’en demande point.
Pas de caresses avant que je ne redevienne femme.

Mais les mains des autres femmes, de celles qui m'ont précédée, se souviennent.
Et elles s’élèvent.
Dans une mare. Un lac. Elles s'érigent vers le ciel. Elles sortent de l’eau, elles frétillent. Juste ces mains qui appellent au secours.

Qui me rappellent que ma main pour l’instant occupée.

Bientôt les rejoindra.

La petite bête blottie est contre moi.
Je suis une louve.

Toujours depuis ma mère.
Depuis sa mère.

Toujours des louves. 


Il y en a qui ont saigné. J’ai fait
Saigner un garçon par le nez
Une flaque.

Pleurer une fille par les yeux
Une claque.

Tomber une fille sur le ventre.
Une louve.

Pleurer trois filles en même temps.
Je suis une louve.

La caresse appelle aussi le coup. Et le coup part. Parfois avec violence. On m’a dit, non Madame ce n’est pas à vous de régler les problèmes. J’ai refusé.
Je préserve.

Je préserve la caresse depuis la caverne. Ma mère a donné une claque à une maîtresse. Sa mère a donné des claques.
On a changé de méthodes depuis.

Mais reste cette accumulation d’hormones à la naissance. Cette passation de pouvoir, d’un bébé à l’autre.

Aussi bruyante qu'un vent souterrain.

Claque.

Je ne laisserai personne s’occuper à ma place de l’histoire de ma caresse.
Je m’en charge.
Merci ceux qui veulent m’aider.

Merci ceux qui me répètent, non ce n’est pas à vous de vous en occuper, la psychologue de l’école s’en chargera. Mais qui me garantit que sa caresse sort de la même caverne que la mienne ? A suivi le même chemin que le mien ? Cette prétentieuse va corriger les trajectoires de caresses vieilles de plus de 2000 ans ?

Foutaise.

C’est à moi. C’est ma caresse. L’unique ligne qui remonte à la caverne. Je me fiche de savoir où se trouve cette caverne. Le trajet que fait cette ligne. Les détours.

Les corps se sont effacés depuis.
Et la paume de ma main a ramassé d’un coup de main à l’envolée toutes les poussières, a rassemblé toutes les caresses. Et je ne laisserai personne me dérober ma caresse.

J’écarterai toutes les trajectoires des caresses damnées.

Personne ne viendra entacher ma caresse.



Rita dR

jeudi 18 octobre 2018

Dieu, les mathématiques, la folie de Fouad Laroui (Editions Robert Laffont)




Dans l’imaginaire collectif, il y a cette croyance que les mathématiques pures sont la discipline qui se rapproche le plus de l’Être. Quand un mathématicien voit pour la première fois une démonstration, cela lui donne le sentiment de soulever un nouveau pan de vérité absolue et universelle, de s’approcher de Dieu.

Il porte en lui en quelque sorte la parole de Dieu.

Les mathématiques décrivent des vérités qui existent indépendamment du monde matériel, ce qui en fait une discipline à part. Fouad Laroui, dans cet essai, nous rappelle que c’est la secte religieuse des pythagoriciens qui appela ses initiés « mathématiciens », c’est-à-dire ceux qui détiennent le savoir.

Dans son introduction, l’auteur évoque l’emblématique l’histoire de « Unabomber », ce mathématicien militant écologiste qui tua 3 personnes et en blessa 23 autres. Encore en prison aujourd’hui, Ted Kaczynski, qui a fait l’objet de la chasse à l’homme la plus coûteuse de l’histoire du FBI, est un mathématicien. Il démontra un important théorème d’algèbre à seulement vingt-trois ans. Il justifia son terrorisme par ces deux assertions :

1/ Le progrès technique conduit à un désastre inéluctable.
2/ Seul l’effondrement de la civilisation moderne peut empêcher le désastre.

Dans son essai, Fouad Laroui aborde un certain nombre de thèmes qui ont façonné ce lien entre les mathématiques et la philosophie au cours des siècles. La foi. Les sciences et la religion. L’infiniment petit et l’infiniment grand, dénombrable ou continu, que l’on peut se représenter ou imaginer, qui indique une direction. Et l’infini champ des connaissances qui nous entoure. Le monde, l’univers. La puissance des découvertes des mathématiciens et les limites de leurs découvertes. Le passage de connaissance entre les disciplines. Des mathématiques à la physique. L’instabilité du monde de la physique des systèmes dynamiques sensibles aux conditions initiales qui mène à la théorie du chaos et à l’effet papillon. La « folie » de Perelman et de Grothendieck. L’extase métaphysique.

Mais « Qu’est‑ce qu’un homme, dans l’infini ? » (Blaise Pascal, Les pensées). La folie qui guette. Et qui s’installe chez Perelman, Grothendieck, Gödel.

Mais qu’est-ce la vie sans la raison ?

C’est ce tourbillon de notions, de relations, de causes et de conséquences, de constatations, d’évènements historiques, que Fouad Laroui tente d’ordonner dans cet essai avec une approche interdisciplinaire. Il y détaille le rôle des sciences sans entrer dans des considérations scientifiques. Rassurez-vous, les formules ne sont exposées que pour mettre en avant leur valeur esthétique. Et surtout l’humain n’est jamais bien loin. A chaque chapitre. L’avancée des sciences, la religion et l’histoire de ces hommes – de « ce roseau pensant » (Blaise Pascal) qu’est l’être humain – s’entremêlent et Fouad Laroui nous raconte l’histoire de ces interactions à la manière d’un ethnologue.

Dans la première partie, l’auteur commence par un postulat : l’idée d’infini fut d’emblée associée à Dieu.

Il nous donne un aperçu des différentes approches de la notion d’infini telle qu’elle a été définie à travers les siècles ; et ce depuis les présocratiques (Parménide) en passant par Socrate, puis par Copernic avec la révolution copernicienne qui a fait placer le soleil au centre de notre univers, et le siècle des lumières où la physique a largement utilisé les notions d’infiniment petit. Il nous relate l’apport de Cantor au XIXème qui a fait de l’infini un objet d’investigation avec la théorie des ensembles et enfin s’attarde sur notre époque contemporaine avec l’infiniment vaste grâce à Einstein et aussi grâce aux différentes découvertes qui ont mis à mal le côté inébranlable du formalisme mathématique.

L’infini a donc toujours été relié à Dieu. Il a évidemment subi un certain nombre d’interprétations, de définitions, de représentations et d’utilisations à travers les siècles et s’est détaché de son identification à Dieu de façon progressive. Les prudents Euclide et Aristote avaient rejeté l’infini en acte – l’infini avec une représentation physique – tout en reconnaissant l’infini potentiel. Et au milieu de cet enchaînement de découvertes et de l’extension de la manipulation de la notion d’infini d’une discipline à l’autre – que ce soit l’infiniment petit ou l’infiniment grand – il nous explique comment la scolastique a concilié l’existence de l’infini potentiel depuis Aristote (qui rejette l’infini en acte) à l’infini actuel (qui existe réellement par opposition à l’infini potentiel).

Au milieu de tous ces mathématiciens, peut-être le trajet de Pascal est-il le plus admirable. Pascal a su garder toute sa tête tout en maniant l’infiniment petit ou l’infiniment grand. On connait tous sa contribution dans l’invention de la machine à calculer, sa contribution en géométrie. On apprend également qu’il a posé les jalons du calcul des probabilités – et encore bien d’autres –, reliant ainsi la notion de hasard à l’infini avec le calcul des probabilités.

Ce grand prosateur, qui avait la capacité incroyable de se dédoubler et de se confectionner plusieurs identités, a su naviguer à travers une quantité de disciplines. Il a parcouru le monde des connaissances scientifiques, et à chaque étape de compréhension, il a calmé ses ardeurs devant l’immensité qui se déployait devant lui. Et donc, c’est tout humblement qu’il s’est posé la question « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? ». On pourrait presque en arriver à la conclusion que Pascal a su s’extraire de sa fonction de scientifique et regarder de loin sa position comme une position toute relative dans le monde infini dans lequel il se débattait. Comme si l’aller-retour entre la concision, le formalisme mathématique, et le déploiement de sa pensée et de son âme l’avait maintenu en bonne santé mentale et physique.

Blaise Pascal ne s’est jamais posé au-dessus des vérités de ce monde parce qu‘il avait « compris » mieux que d’autres, mais il en a conclu que partout le monde s’étendait (capacité de dédoublement du prosateur qu’il était ?) dans maintes directions, et que l’homme est loin d’avoir la capacité de tout comprendre ; nul ne peut s’approcher de la vérité suprême au point de s’y confondre. Il s’est mis au milieu de cette immensité, a tracé des asymptotes vers cet infini. Et malgré toutes les découvertes qui ont hissé Pascal sur de hautes sphères jusque-là inexplorées, Pascal – dont je vous invite à écouter ici le texte sublime "Qu’est-ce qu’un homme, dans l’infini ?..." (Disproportion de l'homme, extrait des Pensées de Pascal) lu avec la très belle voix posée et grave de Nicole Garcia – n’a pu qu’arriver à la conclusion qu’il était infiniment éloigné de tout comprendre et qu’il ne pouvait pas se passer de sa foi.

Dans une deuxième partie Fouad Laroui nous explique comment la vérité mathématique s’est détachée de la vérité scientifique. Il nous raconte comment l’on a tenté de rapprocher les vérités religieuses et scientifique, notamment quand les mathématiques ont étendu leur champ d’application à la physique et à l’astronomie. Il nous raconte un épisode intéressant à travers le Faust de Christopher Marlowe (1592) qui fait référence à la notion de réinterprétation des textes religieux telle qu’introduite par Averroès. C’est cette réinterprétation dont parle Averroès qui fait converger une vérité scientifique et une vérité religieuse vers la même vérité (Galilée fera la même chose quelques siècles plus tard par la concordance du système de Copernic.) Et l’auteur constate à juste titre que l’on a perdu dans la religion musulmane cette sagesse qui vient de la scolastique et qui a pourtant navigué dans le monde occidental.

Heisenberg, contemporain des deux hommes, écrivit : « Je considère que l’ambition de dépasser les contraires, incluant une synthèse qui embrasse la compréhension rationnelle et l’expérience mystique de l’unité, est le mythos, la quête, exprimée ou inexprimée, de notre époque. »
Plus de mille ans avant Heisenberg, Farabi (philosophe musulman persan) évoquait cette synthèse : « la fin de l’homme est d’entrer dans une union de plus en plus étroite avec la raison (l’intellect actif). L’homme est prophète dès que tout voile est tombé entre lui et cet intellect. Une telle félicité ne peut s’atteindre que dans cette vie. L’homme parfait [celui qui fait l’expérience mystique de l’unité] trouve ici-bas sa récompense dans sa perfection. » (p127)

Enfin, Fouad Laroui aborde la question de la représentation physique des formulations mathématiques. Quand la logique mathématique sans confrontation au réel devient une discipline à part entière. Et il donne des exemples où des applications réelles ont été découvertes après qu’une théorie mathématique ait été établie.

Puis l’auteur repart sur cette réalité mathématique qui se dérobe en introduisant toutes les notions qui ont mis à mal le côté inébranlable des mathématiques. Il aborde les notions de stabilité par rapport aux conditions initiales, il insiste sur la consternation que provoque le théorème d’incomplétude de Gödel. Le mot en soi « incomplétude » peut faire grincer tous ceux et celles qui ont pensé trouver dans les mathématiques un univers stable et rassurant. Gödel avec son théorème d’incomplétude met à mal la notion de formalisme et de démonstrations possibles à travers ce formalisme ; et il pointe ce qui reste pure énonciation, vraie, et ne peut être démontré.

Et enfin place à la folie, avec les histoires de Grothendieck qui a refusé la médaille Field ainsi que l’histoire du Russe Perlman et Gödel.

Weng, biographe de Gödel qui note : « il était fanatiquement rationnel – ce qui n’est plus du tout rationnel. » Il n’est pire folie que celle du sage, dit un proverbe. (p256)

Et donc… Est-ce que la vie est ailleurs ? Finalement quand on voit le décharnement physique de certains mathématiciens purs, n’est-il pas plus sain de se rapprocher de l’animal instinctif, le chasseur, le sensible, l’hédoniste ? Est-ce que la recherche de vérité ne dessèche pas ?

Je conclurai par ces citations qui me semblent énoncer la même chose. La même loi. Deux mille ans les séparent. Ma foi en l’universalité de cette loi me dit que de tout temps ceci restera vrai :

Aristote : « Les deux seuls mobiles de l’homme sont la vérité et l’amour »

Alexandre Grothendieck dans son avant-propos de « Récoltes et Semailles »

« Dans la Promenade et un peu partout dans Récoltes et Semailles, je parle du travail mathématique. C’est un travail que je connais bien et de première main. La plupart des choses que j’en dis sont vraies, sûrement, pour tout travail créateur, tout travail de découverte. C’est vrai tout au moins pour le travail dit "intellectuel", celui qui se fait surtout "par la tête", et en écrivant. Un tel travail est marqué par l’éclosion et par l’épanouissement d’une compréhension des choses que nous sommes en train de sonder. Mais, pour prendre un exemple au bout opposé, la passion d’amour est, elle aussi, pulsion de découverte. Elle nous ouvre à une connaissance dite "charnelle", qui elle aussi se renouvelle, s’épanouit, s’approfondit. Ces deux pulsions - celle qui anime le mathématicien au travail, disons, et celle en l’amante ou en l’amant - sont bien plus proches qu’on ne le soupçonne généralement, ou qu’on n’est disposé à se l’admettre. Je souhaite que les pages de Récoltes et Semailles puissent contribuer à te le faire sentir, dans ton travail et dans ta vie de tous les jours. »


Dieu, les mathématiques, la folie ; Fouad Laroui ; Editions Robert Laffont ; octobre 2018.