jeudi 27 décembre 2018

Martin Eden de Jack London traduit par Francis Kerline (Editions Libretto)




Aussitôt ce livre refermé, j’ai voulu écrire un billet, vous informer de son contenu, et j’ai vu d’immenses étendues de mer, de grands navires et leurs intérieurs boisés, des bras vigoureux qui plaquent une carte, décident d’une nouvelle trajectoire, leurs discussions houleuses, instruments de cuivre et d’acier, utiles ou inutiles – mais n’est-ce pas grâce à son bon sens que Martin Eden, la tête bien faite, mène son bateau ? J'étais envahie par un parfum de vent de mer. Et surtout un immense sentiment de liberté.

Mais en réalité l’essentiel de ce livre, l’essentiel des scènes de ce livre tient dans un salon. Bourgeois. Ou alors dans une pièce miteuse qu’occupe notre protagoniste chez sa sœur. Quelques rares fois sur un carré d’herbe où Martin Eden converse avec La Femme, celle qui lui donne envie de s’élever.

D’où vient alors cette impression ? Il y a bien quelques voyages en mer évoqués, mais ce n’est pas là l’essentiel du propos. Et c’est précisément en refermant ce livre que l’on comprend que l’écriture est un rapport à la vie.

Vous l’avez compris, ce livre ne vous laissera pas indemne. Ce livre n’éveille pas une envie de liberté qui s’éteint aussitôt le livre fermé, de celles que l’on nous sert habituellement. Ici la liberté est inhérente à la rage de vivre du protagoniste, Martin Eden, et elle se déploie farouchement dans tous les actes de sa vie, qu’il s’agisse de liberté d’agir, d’aimer, de penser, de travailler… et d’écrire. Elle a le goût de l’accomplissement, de l’effort poussé jusqu’à son paroxysme ; comme si l’on escaladait une montagne ardue avec la conviction intraitable qu’un vaste horizon cerclé d’une eau bleue scintillante surgira une fois l’effort accompli.

Jack London nous conte dans ce livre le cheminement de Martin Eden vers l’écriture. Le moteur est l’amour d’une femme, dont on pressent dès les premières phrases qu’elle ne fera pas l’affaire ; et c’est le roman d’apprentissage le plus puissant que j’aie jamais lu ces dernières années.

Cet
homme d’une vingtaine d’année, donc, essaye de s’extirper de son existence éreintante et humiliante et veut vivre de sa plume. Evidemment, de même que les immeubles, les champs, les terrains, les usines sont chasses gardées, le patrimoine éditorial est chasse gardée ; et la caste intellectuelle qui définit le bon goût, c’est cette bourgeoisie de salon dont fait partie la femme dont il tombe amoureux (licenciée ès lettres). De magnifiques pages composent une diatribe remarquablement actuelle sur la confrontation entre la culture de salon et la culture quand elle est perçue comme étant vitale, quand elle est la seule voie vers une vie possible. Ce livre nous parle de l’éternelle distorsion du monde littéraire qui se présente dans l’imaginaire de chacun comme étant le champ de tous les possibles et qui paradoxalement restreint le champ des possibles en définissant ce qu’est le bon goût, ce qu’il faut lire. Ce qui se vend. Jack London met admirablement en scène l’aristocratie littéraire qu’il a sûrement eu le loisir de scruter à travers son parcours d’autodidacte.

Un magnifique passage sur la boxe de rue met en scène Martin Eden tandis qu’il s’interroge sur sa persévérance nécessaire pour être édité après plusieurs refus de manuscrits ; une anthologie de la lutte d’un écrivain sans relation pour se faire une place. Il y a de très belles pages également sur l’alcoolisme dans le milieu ouvrier, quand à l’horizon ne pointe aucune lueur d’espoir, et l'on comprend ce que veut dire se réfugier dans l’alcool. Jack London nous décrit également avec une remarquable justesse la perplexité de son protagoniste devant la majorité des livres pâlots publiés. C’est ce qui contribue également à donner une teinte très contemporaine à ce récit. Eternelle même. On tient là une critique qui n’a pas pris une ride de l’aristocratie pensante, des lettrés ; et on pense évidemment à nos chers jurys littéraires et à nos journalistes, influenceurs sur réseaux, et critiques littéraires, qui se jettent tous sur les mêmes livres à chaque rentrée littéraire, pour nous convaincre - que dis-je nous formater au goût des « experts », lissage, uniformisation, best-sellers, tous derrière les mêmes livres - avec une feinte propension à nous jeter de temps à autre à la figure un livre scandaleux, dont le scandale tient essentiellement à l’absence de point-virgule. Enfin voilà donc un livre réjouissant à lire avant la rentrée littéraire de janvier.

Notre protagoniste qui lutte pour se faire publier a de la vigueur, donc, mais pas la forme. Tel serait le thème dominant de ce livre. Il y a plusieurs autres thèmes abordés, mais c'est le thème qui se dégage clairement, dès le début : Qu’est-ce que la forme sans la vigueur ? Aussi bien pour une histoire d’amour que pour le rapport à l’écriture, d’ailleurs. Tout se tient.

Et de la vigueur, Martin Eden en a, autant quand il est amoureux que quand son amour est bafoué. Du début à la fin de ce livre, le processus créatif est mis en scène : l’écriture quand la vie bouillonne dans ses veines ou l’écriture pour accepter la mort quand la vie se retire. Ces deux pans antagonistes de l’écriture sont mis en scène.

Martin Eden à la fin du livre invoque Nietzsche et déclare son caractère individualiste dans un dialogue à bâtons rompus avec les représentants de la bourgeoisie dans laquelle baigne sa promise. Il élève au rang de vérité l’esprit libre, l’esprit fort, qui n’attend rien de la société, individualiste ; qui s’extrait de l’esclavage ; le surhomme et la noblesse d’esprit de Nietzsche. On croise également un reporter à sensation qui écrit un article mensonger à son sujet après un meeting politique et se prend une belle fessée, une très belle fessée avec des « larmes d’adolescent colérique ». Que de réjouissances ! Que de réjouissances ! Précipitez-vous sur ce livre si comme moi vous ne l’avez pas encore lu.

Un immense livre donc que je m’empresse de ranger parmi mes livres cultes, adossé « Au cœur des ténèbres » de Conrad, dans ce rayon qui active mes synapses de façon spectaculaire à chaque phrase, entre chaque mot.

Remarquons également que les éditions Libretto en ont fait un très bel objet avec une reliure solide, une couverture à relief, une impression nette sur du papier de très bonne qualité, un signet rouge et enfin une tranche aux bords arrondis. Tout ça sous couvert de livre de poche. Une belle collection, cette édition limitée qui fête leurs 20 ans d’existence.




Martin Eden ; Jack London ; Traduit de l'anglais par Francis Kerline ; Editions Libretto.



PS: Qu’est-ce que la forme sans la vigueur ? 



mardi 11 décembre 2018

Tous des oiseaux, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad, théâtre La Colline.

Eitan est un scientifique juif allemand. Il ne croit pas au hasard. Il compte les probabilités d’occurrence de chaque évènement, le nombre de fois où un livre est consulté, le nombre de livres qui restent sur la table. Et Le Livre, qu’il a vu, vu et revu sur une table, durant deux ans de présence à la bibliothèque.
Le livre prophétique.
Gigantesque mur couvert de milliers de livres, table en bois robuste, lampe en laiton, abat-jour vert-bibliothèque, une femme vêtue de rouge, très belle. Le visage fermé, Wahida planche sur sa thèse. Le livre prophétique est grand ouvert ; elle tourne les pages avec frénésie, se nourrit de la vie de Hassan El-Wazzan, capturé par des pirates siciliens et offert au pape Léon X, qui le convertit au christianisme. Les deux, Léon X et Léon l’Africain, diplomate marocain du XVIe siècle, se sont mutuellement respectés.
Eitan et Wahida tombent amoureux. La machine à fantasmes se met en marche.
Vite rattrapée par la machine à broyer. 
« Malgré l’amour dont j’ai été entouré, malgré les soins et les attentions de parents d’autant plus merveilleux que rien ne les préparait à affronter la tempête qui a dévasté leur existence, je dois dire que j’ai grandi dans la detestation… Or ce sentiment de la détestation est en étroite relation avec l’écriture. » nous écrit Wajid Mouawad, le metteur en scène et directeur du théâtre « La Colline » dans le fascicule de présentation.
Et c’est avec une intensité qui frise le démembrement – du spectateur bien entendu – que l’histoire d’amour entre Eitan et Wahida, une histoire entre un juif et une arabe, se fait, se défait, se refait entre New-York et Israël avec une explosion de mots, de grandes tirades qui nous hissent au sommet de nos idéaux.
Wajid Mouawad fait bouillir la marmite des histoires intimes et universelles, nos guerres intimes et universelles, nos luttes intimes et universelles. Tous les sangs qui coulent dans nos veines, musulman, juif, chrétien, nos histoires, les secrets de familles,  tout ce qui  entretient les non-dits est ratissé, la terre est retournée, binée, les morts déterrés.
Nos histoires et nos origines.

Tout explose. Wajid Mouawad orchestre sa mise en scène en multipliant les points de vue, les luttes intergénérationnelles. Chaque personnage, Souheila Yacoub (Wahida), Jérémie Galiana (Eitan), Jalal Altawil (Wazzan), Leora Rivlin (Leah), Judith Rosmair (Norah), Raphael Weinstock (David), Rafael Tabor (Etgar), Darya Sheuzaf (Eden, l’infirmière)  a un rôle qui en impose par son caractère, sa sensibilité. Par ses mots, sa langue. Et à chaque fois avec une intensité foudroyante. Et c’est réellement exténuée que j’ai quitté la salle avec l’impression d’avoir vécu mille vies à la vitesse d’un drame.
              La pièce orchestrée avec un rythme vertigineux alterne drame humain, attentat, crise familiale, et on rit. On rit quand un artiste, patient de la mère psy, créateur de tableaux à base de son sperme (et hop, une petite diatribe contre les œuvres contemporaines egocentriques et vides) nous livre une de ses angoisses. On rit également quand la grand-mère l’un des plus beaux rôles  –  lance une remarque sarcastique. La même grand-mère détachée et acariâtre au début de la scène finit par faire tomber son armure. Très touchante Leah.  

Wajdi Mouawad, chrétien maronite libanais, travaille son sujet, riche de sa propre quête d’identité, depuis le Liban où il est né, qu’il a précipitamment quitté quand il avait huit ans. Les thèmes de l’exil, de la haine héritée, des secrets de familles, du masque social, des amours contrariés, si chers en littérature, remueront même les plus blasés, tous que nous sommes plongés dans une actualité qui charrie tellement de drames et d’images que notre sensibilité en est anesthésiée. Nous en ressortons vivifiés, revigorés, pleins de nos idéaux de jeunesse, prompts à combattre à nouveau les idées reçues qui tels des ressorts, bien ancrés dans notre éducation, rebondissent à la moindre difficulté, même quand on les a vigoureusement enfoncés.
Cette pièce de théâtre, c’est quatre heures de spectacle, et l’on ne voit pas le temps passer, à l’exception de quelques longueurs dans la deuxième partie, assez vite oubliées puisqu’il faut bien respirer. Au milieu de cette explosion de drames humains, les éclats de rage des gardiens de nos traditionspère, mère cette sphère intime qui nous fige et nous aliène est au cœur de tout, semble nous dire cette pièce. Et c’est là que pointe l’espoir, car espoir il y a puisque les amours contrariés sont la plus belle alchimie génétique qui puisse exister.
Dans ce chaos, très peu de pauses. Autour de la table s’alternent repas mouvementés, convalescence et incessantes disputes. Mais il y a beaucoup de poésie notamment grâce à Hassan Ibn Muhamed el Wazzän (Léon l'Africain qui parlait sept langues). Ce rôle est joué par l’envoûtant Jalal Altawil, un acteur syrien d’une très grande sensibilité, d’une très grande beauté. Sa langue arabe est  poétique, lancinante. Il nous raconte l’histoire de l'oiseau amphibie
Une mention spéciale au sujet du mythe, peu développé en général, de la femme arabe. Etonnante performance venant de la part d’un homme, Wajid Mouawad. La beauté arabe telle que véhiculée dans l’imaginaire par les orientalistes ou pendant la période de colonisation dans les nombreuses cartes postales qui circulaient à l’époque, c’est une femme que l’on embrasse de force, qui offre un physique avec une bouche pulpeuse, des formes avantageuses. Un exotisme prêt à l’emploi. Pour s’extraire du démon de la haine, l’espace d’un égarement. La tirade que nous livre Souheila Yacoub dans la deuxième partie avec les traits creusés, une voix vibrante, le corps tremblant, est absolument sublime. Aux âmes sensibles, quelques mouchoirs seront nécessaires, ce qui, il faut l’avouer est plutôt rare au théâtre.

Remarque : Le théâtre affiche complet mais j’ai réussi à acheter un billet à un revendeur quinze minutes avant la représentation dimanche dernier.

mardi 4 décembre 2018

L’écriture, la musique, le son juste




La question de l’écriture juste est une question qui me taraude. Je me pose sans cesse la question suivante : comment arriver à un texte qui sonne juste.

Au moment de l’écriture, il y a un transfert qui se met en place d’un monde où l’on est à la fois à l’écoute de ses sensations et réceptif aux sensations des autres, à un monde où l’on écoute exclusivement ses propres sensations. Le monde habituel disparait et un nouveau monde se met en place. Cet autre monde est constitué de figures imaginées, fantasmatiques, de personnages reconstitués, de personnes disparues qui nous ont marqués.

Cet autre monde peuplé de personnages entre alors en résonance avec son propre état, sa propre humeur. Cette résonance engendre un état émotionnel, comme une suite d’accords harmoniques en musique, un état de joie, de transe, d’émotions vives que produit une musique. Douce, dissonante, tourmentée, coulante, effrontée. Il me semble que ce cheminement donne naissance à une musique, et que la vérité du texte est là. C’est à partir de là que l’écriture produit un texte qui sonne juste. Et je le vois dans le résultat de mon écriture. Je discerne l’écriture la plus juste de l’écriture plus distante en fonction de l'intensité de la résonance.

Si cette résonance, cette musique n’est pas là, cela s’entend. C’est d’ailleurs ce qui explique que beaucoup d’autobiographies sonnent juste puisque justement pour arriver à cet état, le chemin est direct. C’est aussi ce qui explique que quand un récit utilise trop d’effets de manches, le récit ne m’emporte pas.

Je crois que la justesse d’un propos est un thème qui me préoccupe particulièrement puisque je ne cesse de traquer ce qui sonne juste et ce qui sonne faux. Sachant que Mrs Dalloway de V. Woolf est un roman qui m’a beaucoup marquée, il y a finalement une certaine cohérence dans mon propos puisque ce livre raconte (entre autres…) ce décalage permanent qui existe entre nos actes et nos pensées.

Il est indispensable, il me semble, que l’écriture naisse de cette résonance. Pour autant, l’émotion ne doit pas tourner en rond dans un vase clos, ne doit pas être le résultat d’une rumination d’échecs, de blessures narcissiques ou d’obsessions. L’importance de l’air extérieur, de l’expérience à l’extérieur, des mouvements du corps qui se frotte à l’extérieur est ici primordiale pour ne pas sombrer dans un récit nombriliste. (Le risque à être enfermé avec son personnage, c’est aussi de l’étouffer, de le maintenir dans un univers clos où il tourne en rond et finit par lasser le lecteur.)


Prendre ce chemin pour atteindre cette résonance, pour produire cette musique, explique que l’écriture est un travail de longue haleine qui isole. Quand on est arrivé à cet état, on essaye d’y rester sans couper son souffle, le plus longtemps possible. Une coupure est en général longue et difficile à rattraper. L’humeur de chacun change, et si cette humeur change, alors il y a une coupure dans le texte. On voit parfois des textes qui à un moment donné changent complètement de ton sans raison valable. On voit également des textes où, quand on passe d’une personne qui s’exprime à une autre, le ton n’a pas changé, et on est gêné par cette nouvelle voix qui ne semble pas naturelle. La résonance, l’accord harmonique entre l’écrivain et cette voix n’a pas eu lieu. Il est parfois préférable de ne pas suivre le fil narratif que l’on souhaitait dérouler mais rester sur un personnage et revenir sur un autre à un autre moment. Une façon simple de rester dans cet état de résonance avec plusieurs personnages est d’effectuer un dédoublement, de choisir deux personnages qui ont chacun un côté de notre personnalité, d’exprimer ces deux caractères opposés qui nous composent dans nos tiraillements habituels (beaucoup d’écrivains pratiquent cette méthode). D’ailleurs l’attachement à un personnage est sûrement relié à cet état de résonance, de grâce, qui dure d’autant plus que l’on se sent proche de façon fantasmatique d’un personnage.

Parlons de la vraie musique, la musique composée, enregistrée ou jouée, celle que l’on écoute tous les jours, la musique chantée, la berceuse, celle qui nous émeut depuis la nuit des temps. Je n’écris JAMAIS avec de la musique de fond. Je me sers de la musique pour insuffler de la vie dans mon corps quand il est engourdi en jouant du piano. Je joue systématiquement du piano avant de dormir pour donner un grand coup de balai, passer la poussière dans mon esprit. C’est comme si un état émotionnel primitif se mettait en place. Comme si un nettoyage des émotions parasites issues des diverses contrariétés de la journée ou des différentes angoisses ou inquiétudes longues de plusieurs décennies s’éteignaient.

Mais je ne peux pas écrire dans le silence le plus total. J’ai besoin de mouvement, de vie. Soit des bruits d’oiseaux, soit un va et vient dans un café, soit des va et vient dans une rue peu passante. J’ai besoin de ne pas me sentir seule pour faire voyager mes personnages. Peut-être que le partage de mes émotions passe par ce partage. C’est comme si une part de l'émotion alentour me parvenait.










samedi 1 décembre 2018

Le train bleu (chapitres 1&2)



A Sa Majesté Reine des fées bleues

A la vitesse des trains bleus



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A Bleu


Ch 1 L'entrée en gare



Quand le train bleu est entré en gare, Mathilde et moi regardions par la fenêtre du wagon. Elle avait le regard fiévreux, nous savions qu'une grande histoire nous attendait.

Le jour même, nous devions nous rendre à l’école de dessin de la Grande-Chaumière. Nous avons contemplé l’unique photo de l'atelier en notre possession pendant tout le trajet. Elle brillait d’une peau lisse de tirage soigné mais les murs décrépis que le glaçage couvrait, sentaient les colères licites et robes soulevées.

Mathilde avait des grandes boucles flamboyantes qui sortaient de son chapeau de tyrolienne. La peau tavelée, les oreilles rouges et le teint pâle : un déficit de soleil après son année à Tours. Elle y avait logé dans un foyer de jeunes filles dans une chambre bleu ciel dont le seul attribut de luxe était une salle d’eau privative avec lavabo et bidet. 

Moi j’habitais dans un studio rue Néricault Destouches et j’avais droit à une visite par semaine, à la seule condition de rester dans la salle aux deux chaises de l’entrée qui sentait le choux froid et le pâté à cause des paupiettes du dimanche midi, le pire repas selon Mathilde.

J’ai connu Mathilde la première année de mon arrivée à Tours. Elle avait le corps généreux et la gorge grasse. J’aimais creuser sa taille en enfonçant mes deux mains méthodiquement. Elle se laissait secouer avec la docilité d’une poupée de chiffons ; ses yeux roulaient, se carapataient vers le ciel, comme si elle avait honte de son plaisir. Une fois repue, elle reposait ses mains sur mes bras et laissait tomber son visage contre mon épaule. Sa tête lourde sous ses torsades rousses me donnait envie de l’étrangler.

Je crois que l’endroit dans lequel nous apaisions notre soif, la remise où pendait la réserve de jambons, donnait une impulsion à son plaisir. Et une fois qu’elle a quitté ce foyer, elle s’est installée avec moi rue Néricault Destouches pendant les mois de juillet et août, mais plus rien n’a été comme avant.

Nous étions le 5 septembre quand le train est entré en gare de Montparnasse. Le ciel avait une teinte de ciel parisien. Enfin selon l’idée que l’on s’en faisait, Mathilde et moi. Elle avait souri quand je lui avais dit : « C’est un ciel tourangeau avec une teinte moins jaune. » J’ai vu ses dents blanches se dessiner sur son visage marbré de plaques rouges.

Nous avons marché jusqu’à la rue de la Grande-Chaumière depuis la gare en traînant nos grosses valises. La sienne était noire, une ceinture pour la sangler. Les murs des immeubles cossus me paraissaient moins tristes que les murs tourangeaux, peut-être à cause de la prestance des femmes que j’y voyais s’engouffrer, peut-être à cause de l’idée que je me faisais de l’empressement des parisiennes à s’offrir des fins d’après-midi voluptueuses. Partout en face des portes cochères, flottait une poudre de corps pressés et de bras qui étreignent. 

L’après-midi, à notre arrivée, nous nous sommes rendus au cours du plus éminent des professeurs de dessin. 

Tête ovale, chevelure frisée, barbe longue. Son regard noir aussi vif que la nuit exerçait une telle fascination sur chacun de nous, que tout le monde le regardait avec la bouche entrouverte comme à travers un viseur d’appareil photographique. Il avait toujours le regard soucieux avec un sourcil plus bas que l’autre, et il portait sa cigarette à la bouche, toujours à la commissure droite, du côté du sourcil le plus haut.

Mathilde est allée voir un psychanalyste à partir de notre première semaine à Paris. Elle en avait le désir depuis longtemps mais pas les moyens financiers. Je ne sais comment elle s'est procuré cet argent mais elle a insisté sur la nécessité de trouver un psychanalyste, un homme et non une femme. Son aisance corporelle après la première consultation a jeté des doutes dans mon esprit. Une relation s'est nouée entre elle et son lui. Elle n'a pas même cherché à la dissimuler quand je l’interrogeais. 

Un samedi soir, on est allé au bord de la Seine à l’Ile Saint Louis, Mathilde, sa colocataire Justine et moi. J’avais apporté une bouteille de vin. Les pattes des mouettes froissaient la surface métallique de l’eau, des cris stridents. Au loin le grondement des voitures. Des vagues claquaient contre le béton sous nos pieds. Seule Mathilde avait pris un carnet de dessin. Elle a dessiné de tête les bords de Loire et les reflets d’un clocher d’église, nets sur une eau calme et dormante comme un ciel inversé. 

Il s'est passé deux mois comme ça jusqu’au mois de décembre où les soirées à la Bastille ont commencé à faire partie de notre quotidien. Presque tous les soirs de la semaine, nous nous retrouvions dans un bar avec ce qui était devenu notre bande. Parfois nous dînions ensemble, mais la plupart du temps, c’était pour prendre un verre, surtout quand la fin du mois approchait, et que notre santé financière s’amenuisait.

On est devenu alors presque frère et sœur. Une solide amitié a supplanté notre relation, une relation agréable puisqu’elle est devenue ma confidente. Quelque chose dans ses gestes paraissait être motivé ou dicté par son psychanalyste. Ce quelque chose la rendait désirable. Elle s’étendait d’un air rêveur le long d’une chaise avec une passivité désarmante. Elle se montrait tellement confiante quand elle s’adressait à moi et tellement arrogante avec les autres que j’ai accepté son amitié.

Elle a commencé par m’ébouriffer les cheveux d’un air contrit quand je lui disais que nos escapades dans la remise froide me manquaient. Elle me traitait exactement comme ma tante Amandine me traitait quand j’étais enfant. Une fois elle a osé me pincer une joue, vexation ultime qui m'a fait rougir de haine.


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Ch 2 La panne






Après nous être évités pendant quelques semaines, j’ai insisté un soir pour raccompagner Mathilde.

Nous avons sauté dans un bus au moment où les portes se refermaient.

Je l’ai questionnée sur la nature de sa relation avec le psy dont elle refusait même de prononcer le nom. Elle m’a dit : « Toi et moi c’était une fausse rencontre ».

Je l’ai prise par le bras alors que l’on était en train de traverser le pont Alexandre III ; nous avions marché depuis la Bastille pendant en moins une heure. Elle a fait semblant de se jeter à travers le pont en riant. J’ai reculé, ne l’ai pas empêchée de sauter tellement j’étais surpris. Puis elle m’a pris la main avec un geste nonchalant, en a caressé le dos, l’a posé sur la rambarde et m’a dit :

« Je ne comprends pas, je ne t’intéressais pas tant que ça avant. » Elle a souri. Ses dents éclairées par les réverbères ont sailli tandis que l’obscurité tannait son visage.

J’ai nié.

Mais au fond elle avait raison.

Alors j’ai répondu que j’étais peu démonstratif et elle a éclaté de rire.

Puis elle a dit avec une moue dubitative en caressant son cou d’oie qu’elle avait compris en faisant un portrait cette semaine que c’était surtout ses impulsions qu’elle devait apprendre à contrôler. Hors de moi, j’ai répliqué que je ne l’ai jamais trouvée impulsive ! Et elle m’a regardé avec une mine surprise. Réellement surprise. Elle a déclaré avec assurance : « Ce n’est pas ce que pense le Docteur Friedman ». Puis elle a refait le geste comme si elle allait se jeter par-dessus la rambarde, mais cette fois-ci je l’ai retenue, et elle a ri en me scrutant d’un œil métallique.

J’ai vu son cou se gonfler quand elle a déployé ses bras. Je l’ai vu se transformer en une oie sauvage. Et je l’ai rattrapée par le col blanc de son manteau, j’ai arraché des plumes blanches. Quand mon regard s’est attardé sur la poignée de plumes que je tenais, elle a tapé sur ma main et les plumes ont volé lui arrachant un éclat de rire caquetant comme si on venait d’achever une bataille de coussins.

A ce moment-là un clochard muni d’un gros sac s’est inséré dans le creux de la rambarde dans laquelle nous nous trouvions. Il nous a chassés d’un geste de la main puis a installé une couverture au sol après avoir aligné deux bouteilles de vin devant lui.

Quand je suis arrivé chez moi, Mathilde m’a demandé si elle pouvait monter et j’ai évidemment acquiescé. Mais je n’ai pas pu. Ma première panne. La plus honteuse. Je n’ai jamais raconté cette histoire à personne. C’est peut-être cette panne qui m’a décidé à prendre ma plume et à raconter cette histoire.

Elle m’a ébouriffé les cheveux, a souri, et s’est retournée en me disant d’une voix douce : « Ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas » ; puis elle a plongé dans un sommeil de juste avec un demi sourire d’ange.

Moi je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

Le lendemain matin, tandis qu’elle regardait par la fenêtre, j’ai mis de l’eau à chauffer puis j’ai raclé le fond de mon stock de café. Le café était transparent ; elle l’a avalé par petites goulées en me répétant qu’au fond, elle avait toujours su que notre amitié durerait toute la vie.

Je lui ai beurré une biscotte et elle a été surprise par mon geste. Je crois qu’elle ne s’attendait pas à une telle coopération de ma part. J’ai acquiescé et lui ai demandé si elle avait déjà pris un petit déjeuner avec son psy. « Quel est son prénom déjà ?
- Docteur Friedman, a-t-elle répondu d’un air sentencieux. Je le vouvoie.
- Ah oui ? Et le vouvoiement au petit déjeuner, ça donne quoi ?
- Cela n’empêche pas de se passer la corbeille de croissants », a-t-elle répondu pendant que les miettes de biscotte tombaient au sol.

J’ai rapproché l’assiette de sa bouche mais elle a reculé à nouveau, s’est installée au fond de sa chaise puis m’a dit qu’au fond ce séjour à Paris avait en moins l’avantage de libérer sa personnalité. « Et toi ? m’a-t-elle demandé. »

J’ai fermé la barquette de beurre et l’ai rangée au bord de la fenêtre. Un froid glacial a rempli la pièce et elle a remis ses collants, sa jupe en laine grise, a lissé des deux mains son manteau à plumes blanches, puis m’a quitté après m’avoir embrassé sur le front.

L’après-midi quand nous nous sommes retrouvés en cours, Mathilde avait un regard impénétrable comme si la nuit lui avait laissé un souvenir désagréable. Elle m’a froidement salué, puis a rangé ses affaires à la fin de la séance de dessin et s’est éclipsée sans même me dire quel était le point de ralliement du soir.


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Ch 3 Le coup bref

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