mardi 18 septembre 2018

La douce indifférence du monde de Peter Stamm traduit par Pierre Deshusses (Editions Christian Bourgois)




Dans la dernière émission d’Arnaud Laporte, les membres de l'équipe de La Dispute s'escrimaient au sujet du contenu de "La douce indifférence du monde" de Peter Stamm ; les uns trouvaient le roman facile à raconter, les autres irracontable. Personne n’était d’accord sur le point de départ de l’histoire, mais les quelques structures du récit qui ressortaient et les impressions contrastées promettaient une histoire riche et universelle.

Tout ceci a évidemment aiguisé ma curiosité, d’autant que je connais Peter Stamm et que j’ai un petit faible pour lui. Alors j’ai fait un crochet par la librairie – je voulais vérifier qui disait la vérité – et j’ai pris le dernier livre (détail amusant quand on a lu le texte). Puis je l’ai lu en moins d’une journée.

Alors de quoi parle ce livre ? De vie et de fiction. Un sujet tellement galvaudé… Mais attention, il s’agit de Peter Stamm, et Peter Stamm a une extrême aisance pour faire apparaître et disparaître ses personnages comme dans un théâtre d’ombres chinoises. Il sait s'y prendre. Il nous pose une question qui relance les mécanismes de la mémoire : et s’il vous était donné l’opportunité de revivre une histoire d’amour, une de celles qui ont compté ? Et si elle se présentait un jour, cette actrice, celle qui rejouerait le rôle de l’être aimée ? Suivrez-vous le même chemin ? Aujourd’hui, avec l’histoire racontée depuis ? Avec les traces écrites ? Ecririez-vous la même histoire ? L’écririez-vous mieux ?

Avec un esprit scientifique, de façon empirique, le narrateur nous expose cette deuxième histoire. Mais, attention, l’auteur ne se joue pas de nous. Absolument pas. Au contraire, avec ce théâtre d’ombres chinoises, il ordonne le cheminement de son esprit avec beaucoup de rigueur !

Début de l’histoire : Le narrateur est un homme, devenu écrivain. Magdalena, une actrice, la femme aimée. Au moment de leur rupture, Il était en train d’écrire un livre sur leur histoire.

Son double se présente, « son visage à côté du reflet du miens ». Elle est là, elle aussi, l’actrice. Elle se nomme Lena dans cette nouvelle vie. Elle aime beaucoup les cimetières. Son double est vivant. « Il m’a salué de façon tout à fait normale. » Il a des tocs d’écrivains, prend des notes. Il écrit également sur Lena. « Le bonheur ne fait pas de bonnes histoires ». Le narrateur raconte son histoire à Lena ; il lui raconte comment il a connu Magdalena : ils ont escaladé une pente raide en montagne, mais elle a voulu escalader plus haut. Lena a sa version. Magdalena n’a pas voulu se déshabiller dans le lac lors de leur première randonnée, et elle a continué sa route plus haut pour atteindre un sommet « dont le nom lui plaisait »

Elle l’a semé. 

Première épreuve de force.
Est-ce qu’il est tombé instantanément amoureux de Magdalena ? Un coup de foudre ? Le « mythe créateur » ? « A force d’écrire, j’étais devenu prudent avec les grands mots et les grands sentiments ».

« Même quand nous étions ensemble, j’avais l’impression qu’elle jouait un rôle, non de façon délibérée, mais parce qu’elle ne pouvait faire autrement » 

Ils vont dans un musée, Lena et lui, la femme aimée ressuscitée. Il contemple les « butins de chasses soigneusement disposés, des renards morts ». Sentiment d’épuisement. Lena parle de « calme après la chasse ».

Lena trouve l’idée belle qu’il ait un double. Il n’est pas d’accord, « c‘est comme si l’on n’était plus une personne complète, comme si on se dissolvait. »

Il continue à raconter son histoire à Lena, comment il s’est éloigné de son double à Barcelone, quand il a eu envie de mettre un terme à la vie de Chris, son double ; quand il est revenu dans sa ville, « dans un pays étranger » : « Je n’avais pas besoin de preuves d’une vie que j’avais menée et dont je me souvenais… Je revivais en pensée le début de notre relation, une deuxième fois. Et mon désir de Magdalena redevint aussi fort qu’à l’époque, au moment où elle m’avait quitté.» 

Revenu dans sa ville, il écrit la première phrase du livre qu’il avait écrit seize années plus tôt, au moment de leur rupture. Ce livre que Magdalena l’avait encouragé à écrire à l’époque. Il l’écrit à nouveau mais lentement. « Je n’étais pas pressé… je comprenais qu’amour et liberté ne s’excluaient pas mais conditionnaient que l’un n’était pas possible sans l’autre.»
Que devient cette nouvelle histoire ? Peut-elle prendre une autre tournure ? Une belle fin ?

De chapitre en chapitre, le narrateur dévoile un nouveau pan de sa conscience. Il revoit son histoire, suit le cours de ses pensées. Une petite étincelle qui aurait pu changer le cours de choses. Une autre histoire se déploie. Elle interagit avec l’ancienne, mais s’en sépare aussitôt qu’elle la rejoint, qu’elle essaye d’en modifier son cours. Son histoire d’amour prend de l’ampleur ou se disloque en images selon qu’il soit loin ou proche de Magdalena.

La conclusion de cette lecture est évidemment plurielle. Troublante. Une preuve empirique de la métamorphose des souvenirs est apportée par l’auteur mais je crois que toute personne qui essaye d’approcher ses sentiments au plus près, pour sonder pourquoi, comment elle a pris un chemin, peut faire l’expérience que décrit Peter Stamm.

En réalité, cette histoire est une allégorie de la vie d’un écrivain. Peter Stamm parle de toutes les ambivalences qui existent dans le processus créateur, de ce tiraillement constant pour un écrivain entre la vraie vie et la vie que l’on se raconte, l’histoire que l’on se construit. De la convergence de l’une vers l’autre. Dans un sens ou dans l’autre. Il pose la question cruciale : comment donner naissance à des textes vivants. Il nous montre que l’histoire que l’on se raconte prend une coloration autre quand l’on s’en éloigne. Il différencie le livre que l’on écrit sous contrainte avec le livre que l’on souhaite écrire. Il s’arrête sur les quelques rares vérités tangibles dont il dispose pour avancer : le côté irrévocable d’un livre. « Il suffit de les posséder, de les prendre dans ses mains et de savoir qu’ils resteront toujours tels qu’ils sont. » Il nous parle des pièges de l’amour et de l’écriture, ce que l’on désire posséder. La domination, la jalousie. Il dénonce l’écriture productive, avec scénario. L’écriture qui apporte le confort social. Il nous parle de l’impossibilité de savoir à l’avance ce que l’on va trouver quand l’on écrit.

Ce livre est également une allégorie de la vie de tout diariste, ou de toute personne qui essaierait d’approcher au plus près ses sentiments pour sonder et s’expliquer son propre parcours. Finalement le problème que ce livre pose est relativement universel : comment inscrire sa propre histoire dans l’histoire de l’humanité, avec ses éternels recommencements.

Ce livre est un très grand livre. J’ai été impressionnée par la construction très habile de l’auteur, par son immense pouvoir hypnotique malgré une construction très pensée, très structurée. Il y a une maîtrise de la mise en abyme extraordinaire. Des phrases courtes ; chaque action a une signification, enrichit la personnalité du personnage. J’ai beaucoup aimé la très belle concision des descriptions quand il installe une atmosphère. On y est, on chemine. Une route, un cimetière. Des immeubles gris et anonymes. Une route bordée d’entrepôts, un paysage, un pont, des artères. Une plage fréquentée par des gens du cru. Puis l’événement qui tranche et apporte une nouvelle coloration au souvenir, un steak qu’un metteur en scène brandit parce qu’il n’est pas assez saignant, des oiseaux qui ne sont pas des mouettes mais des pigeons. Magdalena qui veut que le narrateur signe son livre stocké à la bibliothèque centrale.

Quand Peter Stamm se pose une question métaphysique, il ne se perd pas en philosophie creuse. Il ne discourt pas non plus en s’attardant sur la psychologie de ses personnages. Il fait une expérience, une vraie : il prend son personnage, le plonge dans la bonne formule alchimique pour le confronter à ses contradictions. Il met en action son personnage dans un environnement précis, avec ses souvenirs du moment, avec ce qu’il a retenu de son expérience passée. Il développe scientifiquement son texte. On est toujours dans l’expérience avec Peter Stamm, la vraie ; avec des hypothèses précises, dans un espace précis, avec un historique donné. Ce qui est flou c’est le vrai flou, c’est-à-dire les résultats de son expérience (enfin de celle du narrateur), les différentes facettes de sa personnalité et les souvenirs qui ont traversé le temps.

C’est l’un des rares livres de cette rentrée où le mystère est complètement naturel. Un véritable tour de force dans l’environnement littéraire actuel !

Puisqu’il est d’usage de parler de prix littéro-commerciaux à cette saison, ce livre magistral qui pourtant a plusieurs strates de lectures possibles, n’est pas dans beaucoup de listes (à part pour le prix Médicis) mais en réalité je ne m’en étonne pas. On pourrait même dire que s’il ne fait pas partie des listes de prix, c’est qu’il n’a pas besoin d’être poussé… Les personnages sont réalistes, prennent vie dès les premières pages ; et comme l’être humain est un animal social qui s’attache aux personnages vivants, ce livre devrait plaire.

Un excellent livre donc, qui espérons-le, saura toucher un large lectorat.

Dans tous les cas, un livre à garder dans sa bibliothèque – de façon irrévocable, pour le toucher, le palper.

Le relire.

Il me semble que je suis relativement d’accord avec la lecture (mais tant de lectures différentes de ce livre riche sont possibles) de Florent Georgesco et d’Arnaud Laporte sur certains points.


Et pour finir, ce passage du livre de Christine singer, « Une passion, entre ciel et chair » : "J’ai deux mémoires, celle qui me retrace les événements, leur enchaînement dans le temps – et puis celle qui me restitue des états de conscience, l’odeur, la saveur, les différents états d’âme et de corps. Univers dans lequel je m’oriente les yeux fermés, humant, flairant, tâtant : ma vraie patrie, ma vraie vie.
La première mémoire autrefois si aiguë commence à se brouiller un peu mais la vigueur de la seconde est intacte. J’ai même l’impression qu’elle fait de la première sa pâture et s‘accroît au fur et à mesure que l’autre s’exténue.

J’ai passé toutes les nuits dernières à réfléchir l’amour – je dis « réfléchir » comme on le dit d’un reflet d’eau. Je n’ai fait en somme qu’offrir à une interrogation passionnée le miroir de mon attention. J’ai attendu que s’y dessine un contour. Mais le mystère n’en a pas été entamé. Tout reste aussi incompréhensible qu’au premier jour. Je sens bien autour de moi cette vibration ténue qui me révèle que la réponse m’est proche, toute proche. Mais à peine ai-je lancé les filets de mes mots pour la ramener au rivage que tout s’esquive à nouveau…."




La douce indifférence du monde ; Peter Stamm ; Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses ; Editions Christian Bourgois.

mardi 11 septembre 2018

La chance de leur vie d'Agnès Desarthe (Editions de l'Olivier)


J’ai toujours envié aux Anglais leur Virginia Woolf. Pas leur moquette épaisse dans les salles de bains qui absorbe les pas, et l’eau. Ni leur « semi-furnished house » qui tel un pot de crème fraîche épaisse noie tout caractère même le plus rebelle. Ni leur poulet rose aux attaches qui résistent après une cuisson longue comme deux fois la traversée de la manche, plus terrible que le plus terrible des poulets français de l’autre côté de la manche. Eh oui, la traversée de la Manche désormais si facilement réalisable ne peut être sans conséquences pour les aficionados de Virginia Woolf. Car voyez-vous, nous en avons une de Virginia Woolf nationale, contemporaine : elle s’appelle Agnès Desarthe. Et depuis la lecture de ce livre, mon cœur de française qui lutte contre ses pulsions historiques, réprimées, contestées. Des sentiments éprouvés et assumées. Mon cœur de française est totalement serein et apaisé.

      Alors, revenons en France. Aux Etats Unis, plus exactement où se situe l’essentiel de cette histoire. Sylvie et Hector, un couple formé il y a près de 40 ans, accompagné de leur adolescent, quittent Paris et s’installent aux US. Hector a obtenu un poste de professeur invité ; Sylvie ne travaille pas. C’est une fausse timide, une fausse ingénue, qui dit rarement ce qu’elle pense. Enfin, si, mais avec le corps seulement ; elle couche aussi avec le personnel, ou avec le beau-père en cas de force majeure. Elle tâtonne, se questionne. Elle vit à une époque où la communication passe par un écheveau de signaux trop obscur pour qu’elle puisse laisser son corps s’y mouvoir. Alors, telle une anguille, elle glisse à travers les situations, les observe. S’interroge. En silence ou presque. Elle retient quelques notions, essaie de les assimiler. Elle malaxe la vie comme elle malaxe la pâte dans ses cours de poterie et tente d’en extraire les bulles d’air. Elle émet des signaux à sa manière. Son fils Absalon Absalon les capte et les perçoit comme une source de rupture qui pourrait faire vaciller leur unité familiale.

      Absalon Absalon est un adolescent, un vrai, comme vous en avez peut-être un ou une à la maison. C’est un adolescent avec des antennes et il essaye de comprendre la nature humaine. Il a lu « Absalon Absalon » de Faulkner et cette lecture l’a suffisamment marqué pour qu’il s’assigne le prénom Absalon Absalon. Il voit tout, il sent tout. Il réclame une unité. Il veut sauver le seul socle qui le porte : ses parents. Au milieu de ce chaos, de sa mère qui s’effrite, Absalon devient un socle à son tour.

      Hector, lui, relève les coins du col de sa chemise. « Cette pointe de tissu rebelle était une des caractéristiques vestimentaires de son mari… L’envie lui prenait parfois de l’aplatir, mais elle n’osait pas, … » (p33). Il y a des signes qui ne trompent pas…

      Agnès Desarthe sait s’y prendre pour immerger ses personnages dans des situations cocasses qui révèlent un pan de la personnalité de chacun, par le regard de l’un, la réaction de l’autre. On chemine à travers ce livre en rajoutant des bribes d’informations, des observations judicieuses, auxquelles se greffent des situations de notre monde contemporain comme nous les avons tous déjà vécues un jour. Alors on rit, parce que le regard d’Agnès Desarthe est un regard à la fois tendre et ironique. Ses personnages font preuve d’originalité dans leur comportement ; ils s’expriment à travers leurs gestes, souvent malhabiles, mais le tout est complètement cohérent : ils vacillent et reviennent danser autour d’un point d’équilibre. Alors évidemment, vous allez me demander : quel est le point d’équilibre d’un couple vieux de quarante ans dont le mari déploie son charme français au milieu d’une basse-cour américaine ? Je vous laisse le découvrir avec votre lecture de ce texte…

      Au-delà de cette immersion dans la vie d’un couple et d’un adolescent, ce livre nous projette dans la société au temps des attentats, quand toutes les logorrhées verbales nous envahissaient. Quand les uns se complaisaient à nous montrer du doigt, les autres à prendre des airs dominateurs et à afficher leur pouvoir fédérateur. Comme tout le monde connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui était dans la salle du Bataclan, ce jour-là, tout le monde se dit touché par les évènements. Absalon s’adresse à sa mère et lui dit « On est reliés par Internet. On se connaît plus ou moins tous dans un quartier et même dans une ville.» Sa mère trouve ça affreux. Sylvie se fissure. Elle cherche ses mots en en parlant avec Absalon « Bon alors, je continue, fait Sylvie. Maintenant, comme tout le monde est relié, comme tu dis, on reçoit les malheurs de beaucoup plus de gens. Oh, c’est terrible. Je m’exprime mal. Quand on ne connaît pas les gens, le chagrin n’est pas tout à fait le même. Il est plus opaque. » Puis brutalement, elle se met à crier.

      Ce livre est un formidable exutoire pour qui a vécu ces années-là avec le même sentiment que les protagonistes de ce livre. Il n’y a évidemment aucune lecture politique ou sociale post-attentat dans ce livre. C’est l’histoire vraie d’hommes et de femmes comme vous et moi, que l’on n’a pas entendus pendant cette période, qui n’ont affiché ni phrase toute faite, ni slogan, ni badge. Ni fait partie de telle ou telle équipe d’experts.

      Il y a aussi dans ce livre des personnages secondaires qui occupent une place importante à l’instar du bon et généreux Jhersy « une chouette chevêche », et sa femme, « des yeux de poupée » ; « ils sont si mal assortis ». Il y a également Zlatan, dont la langue morcelée a séduit Sylvie ; elle est moins séduite une fois qu’il prépare l’agrégation. Il y a chez Agnès Desarthe, le mythe du bon sauvage également dans l’énonciation du langage, posture intéressante pour l’écrivaine qu’elle est qui s’évertue à chercher le mot juste, à déjouer les associations de mots les plus attendues (particulièrement frappant dans son excellent roman précédent « Ce cœur changeant »).

“Words, English words, are full of echoes, of memories, of associations – naturally. They have been out and about, on people’s lips, in their houses, in the streets, in the fields, for so many centuries. And that is one of the chief difficulties in writing them today – that they are so stored with meanings, with memories, that they have contracted so many famous marriages.” (Virginia Woolf en 1937) 


      Pour conclure, ce livre se présente avec différentes strates de lectures. Il aborde des sujets qui nous intéressent. Un très bon cru donc qui aura, espérons-le, le pouvoir de relier toutes les consciences du monde sans les anesthésier ! Très « woolféen » ! C’est vraiment dommage qu’Agnès Desarthe n’écrive pas de critiques littéraires !




PS : Si comme moi vous adorez le mot « reluctant », un mot qui m’a beaucoup marquée pendant mes séjours en Angleterre ou aux US, vous croiserez ce splendide mot page 132. 


La chance de leur vie, Agnès Desarthe ; Editions de l'Olivier, août 2018.




lundi 3 septembre 2018

Un amour salé


Quand je suis arrivée à Curepipe, Thomas était amoureux d’une orque. Thomas était biologiste et réalisait des reportages pour une chaîne télévisée animalière. Son rêve le plus cher était de voir des baleines, il en rêvait et souvent en parlait. Même si par-ci par-là il s'en trouverait un Mauricien pour affirmer qu'il en avait aperçu une, parfois entendu et pas vu – mais n'était-ce pas plus prudent ? –, peu de monde avait croisé ce mastodonte de quelques tonnes qui disait-on poussait une longue plainte aiguë, un gémissement, une modulation crissante d'une puissance spirituelle, une célébration de l'extase dans sa forme la plus imprévisible. Un plaisir qui désarme. La baleine se faisait rare.

              J'ai vu Thomas pour la première fois devant le centre de plongée de Flic en Flac. Je démarrais mon deuxième cours. Le moniteur, Patrick, était un ami de longue date ce qui apportait un peu de souplesse à mes gestes de novice. Depuis un ponton voisin, Thomas observait avec un air amusé l’acheminement du matériel et le départ de notre troupe de plongeurs. Assis sur le bord du ponton, une main ancrée de chaque côté, il plongeait son visage vers le large, avançait son cou épais prolongé par sa tête en direction de la mer, contemplait l’horizon, le corps tendu vers le large. J'ai remarqué dès le premier jour son physique particulier, un corps athlétique aux épaules robustes, au visage buriné, avec une bouche enflée rouge et nacrée comme les valves d’un coquillage.

             Thomas travaillait sur le caractère physiologique des orques. J’avais déjà constaté que les humains ressemblent à leurs animaux domestiques dans les grandes villes. Chiens et chats, même tête, même démarche. Dans les hautes mers, je constatais que c’était également le cas. Thomas, grande bouche, mâchoire avancée, des épaules robustes, une démarche légère, avait développé une spécificité physique au contact de ces mammifères : il avait un regard en circonvolution. C’était un regard très étrange : j'avais l’impression d’être aspirée par un tourbillon d’eau dont le centre était ses yeux. Une attraction en cercles concentriques qui était à la fois profonde et répulsive.

            Trois semaines après le début de notre relation, il m’a emmenée visiter une fabrique familiale de maquettes de bateaux. Nous sommes entrés dans un hangar où un homme et ses deux enfants s’activaient. L’homme, la nuque penchée, luisante et tendue par l’effort, les tendons de bras comme des cordes raides, rabotait un morceau de bois coincé entre ses deux jambes. Il portait une chemise à carreaux et un pantalon bouffant qui gondolait sous la ceinture. Les copeaux roulaient, frêles et légers. Ils voltigeaient en décrivant des trajectoires aléatoires avant de toucher le sol. Selon qu’une personne passe ou qu’une porte s’ouvre, ils se tassaient d’un côté ou de l’autre de la pièce ; quelques rouleaux traversaient un faisceau de poussière sous une fenêtre qui répandait une lumière blafarde. Quand la fille ouvrait la porte du fond, les copeaux revenaient vers l’assise sur laquelle je me tenais, puis s’immobilisaient avec des ailes tremblotantes comme des papillons de nuit.



*

La concentration était maximale quand nous sommes entrés. J’ai pris place sur une chaise à côté de la porte que Thomas a rapprochée du mur sans faire de bruit. Il m’a soufflé à l’oreille : « C’est Antoine, c’est mon ami ». Puis, nous avons observé leurs gestes dans une certaine communion d’esprit. La fille qui semblait avoir seize ou dix-sept ans vernissait de toutes petites pièces qu’elle disposait sur une étagère en choisissant la position de séchage avec précaution. Pendant qu’elle vernissait des pièces, elle vérifiait que des voliges assemblées en petits cubes, caissons, soubassements, étaient correctement collées. Un grand radiateur électrique brun était installé sous les étagères contre le mur. Elle retirait le surplus de vernis avec des cotons-tiges ou avec de petits bâtonnets très fins dont elle essuyait l’extrémité avec un chiffon. A chaque fois qu’elle finissait une pièce, elle cochait une ligne sur une liste accrochée au mur puis la disposait sur une étagère. Derrière elle, son frère plus jeune, très grand de taille, fixait des voiles aux mats d’une goélette à l’aide de fils de différentes épaisseurs. Sa sœur surveillait du coin de l’œil son travail en se retournant de temps en temps. 

              C’est la fille la première à nous avoir vus. Elle a soulevé un regard plein d’espoir, puis a ravalé son sourire quand elle m’a vu arriver derrière Thomas. Elle avait en commun avec son frère un petit air renfrogné mais une allégresse se lisait dans ses yeux quand ils croisaient ceux de Thomas. Je n’étais pas aussi proche de Thomas que je l’aurais voulu à cette époque. Sûrement était-ce ses manières bourrues qui me déstabilisaient. Elle a préparé un thé à la vanille tout en me jetant des regards inquisiteurs. Antoine rabotait une pièce, il nous tournait le dos. Il travaillait désormais sur une coque renflée et seul le tas qui grossissait derrière lui prouvait qu'il progressait. Comme un chef d’orchestre, il rythmait ses gestes avec un effort soutenu, le corps vibrant, et nul n’osait l’interrompre. J’avais honte d’avoir si peu de callosités dans les mains quand je voyais tout ce monde tirer d’une telle besogne des maquettes de belle facture, élégantes, dont les traces de labeur s'inscrivaient sur chaque détail avec une histoire tangible. 


*

Après un temps de flottement, je me suis penchée vers Thomas qui était assis sur le sol. Il ne connaissait pas l'âge de la fille. Elle a rangé ses outils dans une caisse métallique, puis est allée chercher un bateau qui séchait dans une pièce voisine, a montré avec fierté les chaloupes qu’elle avait attachées et la maquette dont elle s’était inspiré. Elle m’a demandé comment je m’appelle, Thomas a répondu à ma place. Puis toute la famille nous a rejoints autour d’une petite table que l’on a débarrassée. Je ne m’étonnais pas qu’Antoine soit l’ami de Thomas car nul comportement protocolaire ne pouvait me laisser croire que j’étais la bienvenue. Ni encombrante. Antoine, visage triangulaire, corps au repos, était sorti de sa torpeur depuis les coups de rabot. Il a essuyé son front avec le revers de sa chemise. Une bande luisante lui rayait le front tandis que le reste de son visage était couvert d’une poudre cannelle. Il s'est assis, a posé ses deux mains sur les genoux. Le contour de son visage penché était aussi poudreux que ses pièces rabotées. Puis il a levé les yeux dont les vaisseaux rouges dessinaient de petites fractures autour des iris. Ils étaient enchâssés, les pupilles dilatées, comme soumis à la force d'une concentration et d'un effort fiévreux.

              La fille a apporté des biscuits au manioc et du thé qu'Antoine a servi. Une douceur se dégageait de ses gestes quand il s’adressait à Thomas, il se montrait plus vindicatif avec son fils. On ne distinguait pas ce qui était de la colle séchée ou de la peau au bout de ses doigts. Il a fait un signe de la tête à sa fille ; elle est allée chercher un mouchoir propre dans une armoire au fond de la pièce, un dialogue paresseux comme chez les vieux couples. Il a essuyé son visage en frottant sa barbe naissante où toute la poudre accumulée s'était logée, puis a rangé le mouchoir dans sa poche.

             Il nous a montré la photo d'un bateau qu’il retape au nord de l’île à Cap malheureux. Un gros camion a fait vibrer les murs et il a dû s’interrompre. Ses épaules frêles, si frêles à côté de celles de Thomas se sont contractées. Comme ces gens qui évoluent dans un monde puissant pour combattre leur fragilité, son corps a pris une physionomie autre quand il a commencé à parler de la mise en mer, sa voix est devenue plus chaude. D’une silhouette concentrée à la nuque raide, il ne restait plus rien. Il a rallongé son cou, dressé son buste, puis a énuméré ce qui restait à faire avant la mise en mer. Il est devenu plus loquace, sa voix ondulait, il prenait son souffle, puis reprenait la parole. Il a avancé des prévisions météorologiques qui ont paru hasardeuses à Thomas. « C’est sur ce bateau qu’Antoine et moi avons acheminé du matériel pour observer la faune depuis l’Afrique du Sud avant d’échouer dans les mains de pirates somaliens qui nous ont dépouillés de ma marchandise », a expliqué Thomas. Antoine a acquiescé avec une moue dubitative comme s’il voulait amoindrir la portée de cet évènement, comme si les pirates somaliens ne méritaient pas qu’on leur prête un développement plus long. « Cette fois-ci, on embarque un ancien marin militaire reconverti en agent de sécurité », a précisé Thomas en regardant dans le vague. Je me suis demandé si cette précision m’était adressée mais tout semblait indiquer qu’il avait plutôt besoin de se rassurer.



*

Le lendemain nous sommes allés voir le bateau de huit mètres de long à l’abri dans un gros hangar. Trois autres bateaux étaient logés au même endroit. Des sons lointains de radio nous parvenaient, un air de Bob Dylan. Antoine nous a servi un verre de rhum après avoir sorti une bouteille qu’il cachait dans un creux du châssis de la coque. Pas habituée à avaler des alcools aussi forts, j’ai goûté le breuvage avec une grande lampée. Des flammes m’ont léché les parois du ventre jusqu’à en expulser la boule d’anxiété qui grésillait. J’ai parcouru des yeux la coque, caressé des mains sa surface fraîchement rabotée, traversé la structure porteuse pour aller voir un pan de balustres polies qui séchaient à côté. J’ai senti mon sang bouillonner. Thomas m’observait avec un certain contentement et un sourire plein de défi. Son sourire m’exhortait à réclamer de les accompagner mais je n’en ai rien fait. Antoine a dit que le calfatage pouvait commencer, qu’il en aurait pour une semaine s’il y consacrait toutes les matinées, son fils l’aiderait. Ensuite il a sorti un échantillon de peinture antisalissure et Thomas a approuvé le choix de la teinte. Une fois les questions techniques débattues, nous nous sommes assis sur des caissons et nous avons discuté de la saison des pluies. Antoine a allumé une cigarette, a précisé qu’il ne partait jamais en mer après la fin du mois de janvier ; il repartait en mars, souvent fin mars. Il a pensé que j’aimerais le savoir : le mois de février n’était vraiment pas le meilleur mois sur l’île. Je me suis demandé s’il avait envie de m’éloigner de Thomas. Ces mois pourtant porteurs de nouvelles expériences, porteurs d’espoirs, se sont morcelés d’un coup. Antoine avec son visage buriné, ses épaules frêles, ses yeux veinés, me regardait avec attention. Peut-être avait-il lu dans mes yeux mouvants mon envie de me joindre à eux. J’ai repensé au sourire contenu de sa fille et à l’indéchiffrable gêne quand celle-ci passait à côté de Thomas. Je l'ai soupesé du regard, il a plissé les yeux, s'est figé à nouveau, a attrapé ses genoux de ses deux mains ; j'ai vu les fissures rouges de ses yeux s'enfoncer.

            Comme j'hésitais sur la date de mon départ, Antoine a esquissé un sourire plutôt satisfait. Le moindre contentement jaillissait de son regard contrairement à Thomas qui brouillait les pistes avec ses yeux tournoyants. Je ne crois pas que c’était conscient chez Thomas ; il est possible qu’il ait tout simplement perdu l’apprentissage du langage des yeux, car c’est avec Thomas que j’ai appris que rien n’est plus inconscient que ce langage. Les miens virevoltaient toujours à la recherche d’une bouée de sauvetage alors que les siens tournoyaient avec une assurance rare. C’était très déstabilisant. Après avoir entendu que je repartirais probablement en novembre, Thomas a fait mine de ne pas avoir entendu. Il a été trahi par ses épaules : un léger tressaillement. Comme ces militaires qui trimballent fièrement leurs insignes de grade sur les épaules, Thomas avait une certaine conscience de ses épaules 
 encore une de ses mimiques d'orque.

             Des oiseaux pépiants cherchaient désespérément la sortie dans cet immense hangar où la nourriture manquait. Les coups de marteau du bateau voisin avaient cessé. Les deux hommes qui le retapaient fumaient maintenant une cigarette à l’entrée. Ils déambulaient lentement devant la gigantesque porte. Le sillage de leur fumée donnait un air mystérieux à la lumière de fin de jour qui rosissait. Quelques oiseaux à l’horizon se balançaient de droite à gauche suspendus au zénith, puis fondaient au loin comme un sillage de navire. Ils éveillaient une terrible envie de prendre le large. Cette perspective depuis l’intérieur était aussi étourdissante qu’une mer infinie.



*

Dans la voiture, Thomas m’a déclaré de but en blanc que normalement il ne prenait pas de filles avec lui à cause du risque de croiser des pirates. Je n’ai rien dit. Je ne voulais pas savoir ce que se cachait derrière ce « normalement », je ne voulais pas savoir si c’était une règle de principe ou une vérité historique. Et puis il avait prononcé le mot fille avec une intonation de petit garçon qui dit : « Je n’aime pas les filles ». Je dois préciser que Thomas était un grand gaillard de trente-sept ans.

              Une incroyable scène d’amour. Je l’ai vu se contorsionner, se mouvoir avec une orque géante d'une sensualité insoupçonnable. Une plongée mémorable. Un large arc blanc, puis noir, puis une torsade noire et blanche, l'orque s'entortillait avec un plaisir certain près de Thomas, décrivant un cercle qui s'élargissait, comme un prédateur tourne autour de sa proie, l'orque paradait, puis l'orque frôlait Thomas et le même manège recommençait. Le plus troublant c'est qu'il y avait dans l’eau une telle parenté entre Thomas et l'orque que j’en étais jalouse. Jalouse d’une orque. Mathilde en aurait bien ri – Mathilde est ma meilleure amie. Et pourtant il se dégageait de lui une dose de phéromones comme jamais il n’en avait dégagé devant moi et j’étais terriblement jalouse. Je ne l'ai évidemment pas montré et j’en ai été bien avisée, puisque j'ai tiré bénéfice de cette relation triangulaire le soir même.  Après ce partage, j’avais mis un pied dans son univers. La nuit tombée, sous une plantation de yuccas dont les branches poussaient au-dessus de l’eau sur une rive de la rivière noire, à côté d'un banian qui se dressait au-dessus de nos têtes comme un animal des mers surgit du néant, quelque chose est arrivé.

             Il m'a parlé des orques de Valdès, m'a montré des photos d’éléphants de mer sur une lagune à la saison des amours et des prises de vue bouleversantes de ces orques de quelques tonnes qui se jettent sur eux avant de remonter le courant avec leur proie. Il m'a raconté comment les orques attaquent, risquent leur vie, bravent la mort, puis rebroussent chemin, lentement, avec cette conscience de la vie et de la mort, l'une et l'autre. L'une dans l'autre. Le retour à la vie et leur ventre qui coule à l'eau libre, se recharge, s'enfonce dans l'eau dense et frémissante ; le fond de l'océan absorbe tout, la surface se fend, le banc de sable doux, il se creuse, l'onde à la surface, elle se tend ; l'océan se referme. Le calme des reliefs escarpés. Et l'image de ce ventre lisse blanc. Cette éponge de douceur, ces tonnes raclant le sol, m'ont fait frémir de douleur. Cette vie et cette mort qui se côtoient ont exercé une fascination sur moi. 


*

Thomas n’était pas homme à se laisser dériver dans une passion amoureuse. En tout cas c’était le langage qu’il tenait. Il avait bien plus d’aisance dans l’amour des mammifères marins, il préférait observer la vie dans l’eau loin des secousses de la vie terrestre. Il produisait une quantité hallucinante de rapports, croquis, dessins, films, photos, et sa maison en était pleine. Mes petits carnets paraissaient bien maigres en comparaison. Une histoire avait dû précéder pour me préparer le terrain, car je sais maintenant que le dépit attendait pour mieux rebondir.

              Plus tard autour d’un civet d'« ourites » accompagné d’un « rhum-combawa », on a parlé de la mise en mer, et évidemment, j'ai été conviée. On a pris un filet, une canne à pêche, des appâts, nos tenues de plongée, et avons embarqué à quatre, Antoine, sa fille, Thomas et moi. On s’est arrêté devant la barrière de corail pour une plongée ; un peu plus loin devant une grotte, Thomas et moi sommes descendus à nouveau. Puis, on s'est dirigé vers la haute mer pour remplir le seau de poissons : Antoine s'est acquitté de cette tâche avec brio. Au retour, alors que le soleil, une boule jaune bien nette, n’avait plus qu’une demi-heure avant de se coucher, on a aperçu une bosse. Une bosse qui gonflait, puis une grosse vague, puis une gigantesque masse a surgi. Au regard éberlué de Thomas, j'ai compris qu’il s’agissait d’une baleine, la baleine tant attendue. Elle élançait son corps à la perpendiculaire, virevoltait, puis retombait dans l’eau avec un geste à la fois lourd et gracieux ; une vague de plus en plus grosse nous soulevait. 

                Quand elle a disparu, on se tenait chancelants, les mains sur le bastingage. Antoine fixait la surface de l'eau. Sous le choc. Thomas observait au loin avec un regard direct, aimanté par la bosse qui coulait.

        




Rita dR