J’ai toujours envié aux Anglais leur Virginia Woolf. Pas leur moquette épaisse dans les salles de bains qui absorbe les pas, et l’eau. Ni leur « semi-furnished house » qui tel un pot de crème fraîche épaisse noie tout caractère même le plus rebelle. Ni leur poulet rose aux attaches qui résistent après une cuisson longue comme deux fois la traversée de la manche, plus terrible que le plus terrible des poulets français de l’autre côté de la manche. Eh oui, la traversée de la Manche désormais si facilement réalisable ne peut être sans conséquences pour les aficionados de Virginia Woolf. Car voyez-vous, nous en avons une de Virginia Woolf nationale, contemporaine : elle s’appelle Agnès Desarthe. Et depuis la lecture de ce livre, mon cœur de française qui lutte contre ses pulsions historiques, réprimées, contestées. Des sentiments éprouvés et assumées. Mon cœur de française est totalement serein et apaisé.
Alors, revenons en France. Aux Etats Unis, plus exactement où se situe l’essentiel de cette histoire. Sylvie et Hector, un couple formé il y a près de 40 ans, accompagné de leur adolescent, quittent Paris et s’installent aux US. Hector a obtenu un poste de professeur invité ; Sylvie ne travaille pas. C’est une fausse timide, une fausse ingénue, qui dit rarement ce qu’elle pense. Enfin, si, mais avec le corps seulement ; elle couche aussi avec le personnel, ou avec le beau-père en cas de force majeure. Elle tâtonne, se questionne. Elle vit à une époque où la communication passe par un écheveau de signaux trop obscur pour qu’elle puisse laisser son corps s’y mouvoir. Alors, telle une anguille, elle glisse à travers les situations, les observe. S’interroge. En silence ou presque. Elle retient quelques notions, essaie de les assimiler. Elle malaxe la vie comme elle malaxe la pâte dans ses cours de poterie et tente d’en extraire les bulles d’air. Elle émet des signaux à sa manière. Son fils Absalon Absalon les capte et les perçoit comme une source de rupture qui pourrait faire vaciller leur unité familiale.
Absalon Absalon est un adolescent, un vrai, comme vous en avez peut-être un ou une à la maison. C’est un adolescent avec des antennes et il essaye de comprendre la nature humaine. Il a lu « Absalon Absalon » de Faulkner et cette lecture l’a suffisamment marqué pour qu’il s’assigne le prénom Absalon Absalon. Il voit tout, il sent tout. Il réclame une unité. Il veut sauver le seul socle qui le porte : ses parents. Au milieu de ce chaos, de sa mère qui s’effrite, Absalon devient un socle à son tour.
Hector, lui, relève les coins du col de sa chemise. « Cette pointe de tissu rebelle était une des caractéristiques vestimentaires de son mari… L’envie lui prenait parfois de l’aplatir, mais elle n’osait pas, … » (p33). Il y a des signes qui ne trompent pas…
Agnès Desarthe sait s’y prendre pour immerger ses personnages dans des situations cocasses qui révèlent un pan de la personnalité de chacun, par le regard de l’un, la réaction de l’autre. On chemine à travers ce livre en rajoutant des bribes d’informations, des observations judicieuses, auxquelles se greffent des situations de notre monde contemporain comme nous les avons tous déjà vécues un jour. Alors on rit, parce que le regard d’Agnès Desarthe est un regard à la fois tendre et ironique. Ses personnages font preuve d’originalité dans leur comportement ; ils s’expriment à travers leurs gestes, souvent malhabiles, mais le tout est complètement cohérent : ils vacillent et reviennent danser autour d’un point d’équilibre. Alors évidemment, vous allez me demander : quel est le point d’équilibre d’un couple vieux de quarante ans dont le mari déploie son charme français au milieu d’une basse-cour américaine ? Je vous laisse le découvrir avec votre lecture de ce texte…
Au-delà de cette immersion dans la vie d’un couple et d’un adolescent, ce livre nous projette dans la société au temps des attentats, quand toutes les logorrhées verbales nous envahissaient. Quand les uns se complaisaient à nous montrer du doigt, les autres à prendre des airs dominateurs et à afficher leur pouvoir fédérateur. Comme tout le monde connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui était dans la salle du Bataclan, ce jour-là, tout le monde se dit touché par les évènements. Absalon s’adresse à sa mère et lui dit « On est reliés par Internet. On se connaît plus ou moins tous dans un quartier et même dans une ville.» Sa mère trouve ça affreux. Sylvie se fissure. Elle cherche ses mots en en parlant avec Absalon « Bon alors, je continue, fait Sylvie. Maintenant, comme tout le monde est relié, comme tu dis, on reçoit les malheurs de beaucoup plus de gens. Oh, c’est terrible. Je m’exprime mal. Quand on ne connaît pas les gens, le chagrin n’est pas tout à fait le même. Il est plus opaque. » Puis brutalement, elle se met à crier.
Ce livre est un formidable exutoire pour qui a vécu ces années-là avec le même sentiment que les protagonistes de ce livre. Il n’y a évidemment aucune lecture politique ou sociale post-attentat dans ce livre. C’est l’histoire vraie d’hommes et de femmes comme vous et moi, que l’on n’a pas entendus pendant cette période, qui n’ont affiché ni phrase toute faite, ni slogan, ni badge. Ni fait partie de telle ou telle équipe d’experts.
Il y a aussi dans ce livre des personnages secondaires qui occupent une place importante à l’instar du bon et généreux Jhersy « une chouette chevêche », et sa femme, « des yeux de poupée » ; « ils sont si mal assortis ». Il y a également Zlatan, dont la langue morcelée a séduit Sylvie ; elle est moins séduite une fois qu’il prépare l’agrégation. Il y a chez Agnès Desarthe, le mythe du bon sauvage également dans l’énonciation du langage, posture intéressante pour l’écrivaine qu’elle est qui s’évertue à chercher le mot juste, à déjouer les associations de mots les plus attendues (particulièrement frappant dans son excellent roman précédent « Ce cœur changeant »).
“Words, English words, are full of echoes, of memories, of associations – naturally. They have been out and about, on people’s lips, in their houses, in the streets, in the fields, for so many centuries. And that is one of the chief difficulties in writing them today – that they are so stored with meanings, with memories, that they have contracted so many famous marriages.” (Virginia Woolf en 1937)
Pour conclure, ce livre se présente avec différentes strates de lectures. Il aborde des sujets qui nous intéressent. Un très bon cru donc qui aura, espérons-le, le pouvoir de relier toutes les consciences du monde sans les anesthésier ! Très « woolféen » ! C’est vraiment dommage qu’Agnès Desarthe n’écrive pas de critiques littéraires !
La chance de leur vie, Agnès Desarthe ; Editions de l'Olivier, août 2018.
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