mardi 19 décembre 2017

Le buveur de lune de Goran Tunström traduit par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach (Editions Actes Sud)

Voici un livre que j’ai récupéré sur les étagères de mon futur appartement et je me dis donc qu’il va nécessairement m’apporter beaucoup.

Après avoir avalé toutes les lunes poétiques de la terre, l’auteur Goran Tunström déverse dans ce livre à nos pieds des idées scintillantes, des notes de musique, des grondements, de grands débats philosophiques menés avec humour, des rayons de soleil sur une terre râpée comme une lune, des parfums enivrants et beaucoup de repas proustiens : soupes de mûres et poulet piri piri, chèvres frits à la sauce au basilic (à tester sans plus attendre à cette saison avec une vinaigrette au basilic).

Ce livre retrace l’histoire d’une relation entre un père fantasque et son fils. L’univers créé par Goran Tunström est émaillé de débats philosophiques très drôles sur la musique échangés à bâtons rompus, de situations diplomatiques rocambolesques (une histoire sur la présence du raifort au Nigeria m’a beaucoup fait rire), de pensées philosophiques sur le sens de la vie si vraies et si amusantes. Il faut bien vivre dans une contrée où l’hiver est rude pour accoucher d’un livre pareil ! A n’en pas douter, la littérature nordique est un excellent antidote à l’hiver !

Dans une deuxième partie du livre, l’humeur de l’auteur se déploie sur un autre registre quand c’est le père qui prend la parole. L’histoire de cette relation père-fils est menée avec moins de drôlerie. Le narrateur, le fils, est confronté à la personnalité exubérante de ce père. Il n’y a personne pour contrebalancer le poids de ce père certes très attachant au début du livre, mais dont l’égocentrisme croissant finit par porter ombrage à son fils. Le flux de paroles que déverse ce père cache bien des secrets, bien des non-dits. Il n’y a pas de mère, juste une mère fantasmée, mais en fin de compte comme « tout ce que nous vivons n’est que divagation de l’esprit », c’est une flamme qui porte le fils, faible et vacillante. Ce père si exubérant mis au placard dans son travail et par son fils perd le goût de la vie et on le voit sombrer dans une mort lente. Après avoir été décrit comme étant un grand jouisseur, un grand dévoreur, on ne comprend pas très bien cette évolution mais petit à petit, on comprend pourquoi ce père déploie tant de mouvements, pourquoi le dialogue entre lui et son fils tourne à un impossible dialogue.

Le thème qui sous-tend ce livre et hante l’auteur est certainement résumé dans la phrase « On peut vivre ensemble pendant des années, pour s’apercevoir un jour qu’il ne s’agit pas de nous, mais de quelques qualités rassemblées au hasard et fourrées dans le même sac, simplement parce que la route sur laquelle on s’est rencontrés était étroite et bordée de profonds précipices. On croit qu’on aime, quand on aime… »
Ce livre est une vraie source d’énergie vitale pleine de poésie et pleine d’humour. L’auteur a une imagination décomplexée et explosive qui sait transcender tous les excès dont la nature nous a dotés. Comme chez Gabriel Garcia Marquez, le désir et la nostalgie sont joyeusement servis par un récit teinté de notes magiques.

Il y a un passage qui se déroule à Paris dans la librairie anglophone d’Odile, rue Princesse qui a fermé depuis.


Quelques extraits :

"Certains étaient grands et bruyants, d'autres petits et scintillants de couleurs ; il y avaient ceux qui se prétendaient toujours de retour direct d'une guerre et ceux qui avaient dégotté leurs informations dans les bouteilles de whisky des bars d'hôtels. Il y avait celle qui ressemblait à une monitrice d'institution religieuse et qui, en trois langues, avait aimé des chefs guérilleros, et la concubine d'un président, toujours détentrice d'informations de première main issues directement de la première chambre à coucher du pays, il y avait celui qui prenait de préférence une année sabbatique sous une pluie de balles, suivant la devise de Nietzsche : "Si tu n'as pas de goût pour la vie, mets-la en jeu et tu retrouveras le goût de vivre.""

"Mais je le devine : tous ces repas étaient des tests. Il goûtait, répétait, se préparait au Grand Repas, le jour où elle, celle dont je ne connais pas le nom serait assise en face de lui et prononcerait la réplique que j'allais moi-même entendre un soir : "What is the name of this wonderful fish ?" Car, comme le dit un jour papa : Il y a longtemps, dans un rêve peut-être, on m'a promis une rencontre avec le Toi Absolu : une femme de grande beauté, sage et en appétit sexuel, et chaque fois qu'une femme est devenue humide contre moi, j'ai pensé que cette fois, cette fois la vie allait enfin me révéler son sens profond, son but absolu."

"On peut dire beaucoup sur la poésie de ses différentes manières d’être exprimée dans le cadre d’un poème- ce masque affrontant le vide, cette preuve merveilleuse de la surabondance de grandeur dans toute œuvre humaine. La poésie crée le monde, car le monde ne devient visible qu’après avoir été nommé. C’est par l’intermédiaire de la langue qu’il se met à bouger, qu’il devient un processus auquel nous prenons part. La véritable poésie donne de nouvelles dimensions au monde. Elle est invitation au voyage, tout comme elle nous invite à contempler calmement le continent mystérieux de ce qui est en nous, elle est avant tout –j’ai lu ça quelque part- une œuvre d’amour. "

" La certitude est une impression étrange. Elle remplit toutes les cavités du corps d’une énergie nouvelle et précise les objets qui vous entourent, donne à leur contour une netteté étonnante. Le corps réclame de l’action, comme s’il lui fallait sortir de lui-même, l’hésitation n’a plus de place, les sens récupèrent tout ce que durant longtemps ils ont laissé en friche. Des idées nouvelles peuvent être fragiles, mais elles embrasent le corps."

"Non, ses mots n’étaient pas de grands personnages. Ils rimaient bien ensemble, et pourquoi n’aurait-on pas le droit de présenter en vers sa vie onirique, ses labeurs amoureux avortés ? Une rime est comme un comprimé d’aspirine : quand la métrique fonctionne, qu’une rancœur peut s’accorder à un cœur, et une tête à une fête, alors bien des tensions se relâchent. Au-delà, que la méthode poétique de mon père fût l’éclectisme n’était pas un secret, même pour lui."


Le buveur de lune ; Göran Tunström ; Editions Actes Sud ; 1999.










dimanche 17 décembre 2017

L'invasion du désert d'Eric Marty, à partir de photographies de Jean-Jacques Gonzales (Editions Manucius)



Quand j’ai commencé ce livre j’ai eu l’impression de retomber en enfance, quand mon grand-père me disait : « Attention, je vais te raconter une histoire », sauf qu’à cette époque, son jardin recelant de plantes et de lutins tenait lieu de décor. Ici, on contemple par la fenêtre un paysage sec lunaire, que des cailloux séculaires peuplent sans que le moindre souffle de vent vienne instiller un changement. Rien ne bouge. Dans la pièce, depuis la fenêtre, le paysage morcelé dévoile des formes difficiles à circonscrire. Un couple observe cette scène derrière une fenêtre et Eric Marty nous livre leur conversation. Ce couple réveille des scènes sous nos yeux pendant que l’eau d’une marmite, d’où surgit tantôt un oignon tantôt une patte de poulet, bouillonne dans l’âtre. 

       Voici pour le début de l’histoire.

     Ce récit est mené de façon très originale. Les sensations brillent par leur intensité, vous emportent ; puis un arrêt, une impression photo, le temps de reprendre son souffle. Une image ponctue un univers de sensations floues qui prend subitement forme, un peu comme une danseuse vêtue de voiles transparents fait des arabesques, puis s’arrête le temps d’une figure, et reprend sa danse en tournoyant. Le mystère qui entoure une photo prend une forme définissable, tout en restant mystérieusement enchanteur.


      L’écriture d'Eric Marty, malgré l’âpreté et le morcellement du paysage, est sensuelle, dense. Elle est menée avec une économie de dialogues et pourtant tant de choses se passent. On imagine des gestes lents. On imagine une histoire entre deux êtres sensibles qui se passe de fioritures. On imagine une histoire avec au loin une civilisation qui existe, qui s’évanouit dans l’horizon, et tout près, des cratères sur la face sud de la maison, qui pourraient accueillir des tombes. On ne sait pas si ce sont les arrivants ou les résidents de cette maison qui y seront ensevelis. Peu importe, seule la photo restera.

      La photo dans ce récit revêt plusieurs rôles. Elle semble avoir une vie plus longue qu’une vie humaine ; elle est dotée d’un pouvoir presque supérieur. Elle établit la distance adéquate pour comprendre. La photo est purificatrice. Vidée à sa surface de tout être humain. Elle ne contient même pas d’arbre dans son cadrage et quand elle cadre un arbre, elle le centre jusqu’à ce qu’il devienne flou. Tout ce qui est périssable disparaît. Selon que l’on voit de très près ou de très loin.

      A ces photos lunaires crépusculaires qui pourraient remonter à l’origine du monde dans un cadrage naturel sans équivoque, le narrateur oppose des photos d’actualité au cadrage précis où le regard est poussé à conceptualiser une réalité plus nette, plus cruelle. Les cratères qui épousent la forme d’une tombe des pages précédentes, le paysage crépusculaire, continuent à hanter nos esprits. On voit des hommes, le visage écrasé, des hommes qui se battent pour des histoires d’accès au territoire, et on ne peut pas s’empêcher de revoir ces photos lunaires dont notre esprit est bien imprégné prendre le dessus et nous signifier l’absurdité du monde dans lequel nous vivons.

      Encore une jolie pépite que j’ai découverte cette semaine, pendant laquelle j’ai eu la main plutôt heureuse dans mes choix de lecture !



Quelques extraits:

« Je suis à côté de l’âtre.
Les herbes aromatiques tournaient en multiples tourbillons jusqu’à creuser la surface de l’eau et la rendre épaisse, profonde, et presque noire. J’ai plongé précautionneusement, et une à une, les cinq pattes de poulet dans la marmite. Elles ont aussitôt disparu tandis que par compensation un bel oignon blanc a lentement émergé, puis après avoir dansé quelques instants sous mes yeux, s’est évanoui à son tour. » (p11)

« J’ai pris mon Leica. Je l’avais placé tout contre le verre presque translucide, maintenant que j’avais pris soin de décrasser la vitre avec un mouchoir humide. L’objectif était vraiment collé au carreau. Je visais l’arbre, au loin. Sur l’écran tactile derrière le boîtier, on voyait l’image bouger, grossir, s’étendre, se faire soudain fixe ou floue. Avec le pouce et l’index, je l’étirais, zoomant sur un détail, un relief, une ombre, puis je la rétrécissais comme on relâche une proie insignifiante ». (p20)

« Là, il faut prendre la plus petite des routes. Ni à gauche, ni à droite, ni en face, mais en oblique, passée une petite dépression, et vous n’êtes plus très loin alors du marché dont vous devinez l’existence sans même y penser. » (p30)
« Je la regardais par le viseur, puis sur l’écran au dos du Leica. Son corps construisait le cadre. Je jouais avec la distance, l’obscurité, la clarté. Je la voyais imperceptiblement moduler son corps sur des spirales, des cercles, des cubes. » (p60)

« Elle avait perdu, comme ses semblables, le sens de son cours, s’écartant de son propre flux, de l’influx premier, de sa dynamique vitale, attirée par une planète – la Terre – dont la puissance magnétique l’avait aimantée, captivée, et qu’elle avait rejointe pour y mourir, pour oublier, maintenant qu’elle était sur un sol et partiellement enfouie en lui, jusqu’à l’idée qu’elle avait été jadis en mouvement, et à une vitesse si vertigineuse qu’elle se situait d’une certaine manière hors du temps. » (p65)

L'invasion du désert, récit d'Eric Marty, à partir de photographies de Jean-Jacques Gonzales ; éditions Manucius ; 2017.

mercredi 13 décembre 2017

Je fus homme autrefois de Sarah Taupin (Editions Lunatique)



Cinq nouvelles qui pourraient être des contes, des légendes… une vision du monde. Au choix. Dans des huis clos intimistes, on plonge dès les premières phrases dans un univers violent ou étrange et douillet où la cruauté guette, pas si loin, parfois à portée de main, parfois surgie d’une main qui pétrit le pain.

      Ce livre contient cinq nouvelles aux dénouements à la fois violents et doux comme si la fin tragique était en soi une fin heureuse dans un monde tragique. Ces nouvelles fourmillent d’une imagination à la fois fertile et exotique et d’une écriture poétique et relevée menée par une habile conteuse.

      Dans la première nouvelle, celle que j’ai préférée, une victime meurt dans un élan éblouissant de vie. Dans l’avant-dernière nouvelle, c’est la prise de conscience du temps qui fuit qui cause la mort d’un homme au moment où il achève la reconstruction d’une vieille ruine.

      Voici donc un petit crochet intéressant en cette fin d’année, une jolie découverte, une invitation à s’embarquer dans des histoires où surgissent des scintillements, des éblouissements dans un monde si cruel et si injuste, dans un état d’esprit… résigné ? Non, juste lucide, combatif et armé.

       Quelques extraits :

"J'ai possédé des filles magnifiques, enlacé des corps somptueux, malaxé des cuisses et des seins sans pareils. Mais, aujourd'hui, je suis fatigué de ces éternelles prunelles myosotis, des jambes fuselées et des sourires-soleil que chapeautent des œillades assurées. Ils ne me subjuguent plus - pire : ils me lassent-, et me voici comme un enfant exalté qui, après avoir vu la mer pour la première fois revient blasé de ses premiers bains."

"Je suis peut-être amer et bilieux, mais crois-moi, Haïtsiou, ce n'est pas moi, le bouc de bois, qui cette nuit perdis la raison et tombai en disgrâce. Je connais depuis des siècles les folies et les miracles de ta race ; ce sont les premières qui lestent vos balances, et vos bonnes actions, quoique délicates et douces comme les plumes d'un oiseau-mouche, ne pèsent pas plus lourd que ce qui est permis par ce nom."

"Sa belle Ophélie, heureuse, blanche comme les lys, courant sur la chaussée en hochant sa tête minuscule... Puis l'enchaînement fatal : Ophélie qui échappe à sa surveillance et, innocente, traverse la route sans regarder à gauche. L'impact. Le bruit sec des os concassés. Et sans un cri, son corps de lait projeté sur le trottoir suivant l'orbe d'un élégant arc de cercle."

"Etienne tapait sur les clous de petits coups réguliers qui dans l'air faisaient claquer des bruits ambigus : d'une part le tintement de clochette de l'étain frappé, et d'autre part un timbre plus grave, celui du bois sur lequel dérapait parfois le marteau ; ces deux sons amplifiés par la rotondité de la tour s'entrechoquaient tel un claquement de dents."






Je fus homme ; Sarah Taupin ; Editions Lunatique ; 2017.