mardi 19 décembre 2017

Le buveur de lune de Goran Tunström traduit par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach (Editions Actes Sud)

Voici un livre que j’ai récupéré sur les étagères de mon futur appartement et je me dis donc qu’il va nécessairement m’apporter beaucoup.

Après avoir avalé toutes les lunes poétiques de la terre, l’auteur Goran Tunström déverse dans ce livre à nos pieds des idées scintillantes, des notes de musique, des grondements, de grands débats philosophiques menés avec humour, des rayons de soleil sur une terre râpée comme une lune, des parfums enivrants et beaucoup de repas proustiens : soupes de mûres et poulet piri piri, chèvres frits à la sauce au basilic (à tester sans plus attendre à cette saison avec une vinaigrette au basilic).

Ce livre retrace l’histoire d’une relation entre un père fantasque et son fils. L’univers créé par Goran Tunström est émaillé de débats philosophiques très drôles sur la musique échangés à bâtons rompus, de situations diplomatiques rocambolesques (une histoire sur la présence du raifort au Nigeria m’a beaucoup fait rire), de pensées philosophiques sur le sens de la vie si vraies et si amusantes. Il faut bien vivre dans une contrée où l’hiver est rude pour accoucher d’un livre pareil ! A n’en pas douter, la littérature nordique est un excellent antidote à l’hiver !

Dans une deuxième partie du livre, l’humeur de l’auteur se déploie sur un autre registre quand c’est le père qui prend la parole. L’histoire de cette relation père-fils est menée avec moins de drôlerie. Le narrateur, le fils, est confronté à la personnalité exubérante de ce père. Il n’y a personne pour contrebalancer le poids de ce père certes très attachant au début du livre, mais dont l’égocentrisme croissant finit par porter ombrage à son fils. Le flux de paroles que déverse ce père cache bien des secrets, bien des non-dits. Il n’y a pas de mère, juste une mère fantasmée, mais en fin de compte comme « tout ce que nous vivons n’est que divagation de l’esprit », c’est une flamme qui porte le fils, faible et vacillante. Ce père si exubérant mis au placard dans son travail et par son fils perd le goût de la vie et on le voit sombrer dans une mort lente. Après avoir été décrit comme étant un grand jouisseur, un grand dévoreur, on ne comprend pas très bien cette évolution mais petit à petit, on comprend pourquoi ce père déploie tant de mouvements, pourquoi le dialogue entre lui et son fils tourne à un impossible dialogue.

Le thème qui sous-tend ce livre et hante l’auteur est certainement résumé dans la phrase « On peut vivre ensemble pendant des années, pour s’apercevoir un jour qu’il ne s’agit pas de nous, mais de quelques qualités rassemblées au hasard et fourrées dans le même sac, simplement parce que la route sur laquelle on s’est rencontrés était étroite et bordée de profonds précipices. On croit qu’on aime, quand on aime… »
Ce livre est une vraie source d’énergie vitale pleine de poésie et pleine d’humour. L’auteur a une imagination décomplexée et explosive qui sait transcender tous les excès dont la nature nous a dotés. Comme chez Gabriel Garcia Marquez, le désir et la nostalgie sont joyeusement servis par un récit teinté de notes magiques.

Il y a un passage qui se déroule à Paris dans la librairie anglophone d’Odile, rue Princesse qui a fermé depuis.


Quelques extraits :

"Certains étaient grands et bruyants, d'autres petits et scintillants de couleurs ; il y avaient ceux qui se prétendaient toujours de retour direct d'une guerre et ceux qui avaient dégotté leurs informations dans les bouteilles de whisky des bars d'hôtels. Il y avait celle qui ressemblait à une monitrice d'institution religieuse et qui, en trois langues, avait aimé des chefs guérilleros, et la concubine d'un président, toujours détentrice d'informations de première main issues directement de la première chambre à coucher du pays, il y avait celui qui prenait de préférence une année sabbatique sous une pluie de balles, suivant la devise de Nietzsche : "Si tu n'as pas de goût pour la vie, mets-la en jeu et tu retrouveras le goût de vivre.""

"Mais je le devine : tous ces repas étaient des tests. Il goûtait, répétait, se préparait au Grand Repas, le jour où elle, celle dont je ne connais pas le nom serait assise en face de lui et prononcerait la réplique que j'allais moi-même entendre un soir : "What is the name of this wonderful fish ?" Car, comme le dit un jour papa : Il y a longtemps, dans un rêve peut-être, on m'a promis une rencontre avec le Toi Absolu : une femme de grande beauté, sage et en appétit sexuel, et chaque fois qu'une femme est devenue humide contre moi, j'ai pensé que cette fois, cette fois la vie allait enfin me révéler son sens profond, son but absolu."

"On peut dire beaucoup sur la poésie de ses différentes manières d’être exprimée dans le cadre d’un poème- ce masque affrontant le vide, cette preuve merveilleuse de la surabondance de grandeur dans toute œuvre humaine. La poésie crée le monde, car le monde ne devient visible qu’après avoir été nommé. C’est par l’intermédiaire de la langue qu’il se met à bouger, qu’il devient un processus auquel nous prenons part. La véritable poésie donne de nouvelles dimensions au monde. Elle est invitation au voyage, tout comme elle nous invite à contempler calmement le continent mystérieux de ce qui est en nous, elle est avant tout –j’ai lu ça quelque part- une œuvre d’amour. "

" La certitude est une impression étrange. Elle remplit toutes les cavités du corps d’une énergie nouvelle et précise les objets qui vous entourent, donne à leur contour une netteté étonnante. Le corps réclame de l’action, comme s’il lui fallait sortir de lui-même, l’hésitation n’a plus de place, les sens récupèrent tout ce que durant longtemps ils ont laissé en friche. Des idées nouvelles peuvent être fragiles, mais elles embrasent le corps."

"Non, ses mots n’étaient pas de grands personnages. Ils rimaient bien ensemble, et pourquoi n’aurait-on pas le droit de présenter en vers sa vie onirique, ses labeurs amoureux avortés ? Une rime est comme un comprimé d’aspirine : quand la métrique fonctionne, qu’une rancœur peut s’accorder à un cœur, et une tête à une fête, alors bien des tensions se relâchent. Au-delà, que la méthode poétique de mon père fût l’éclectisme n’était pas un secret, même pour lui."


Le buveur de lune ; Göran Tunström ; Editions Actes Sud ; 1999.










dimanche 17 décembre 2017

L'invasion du désert d'Eric Marty, à partir de photographies de Jean-Jacques Gonzales (Editions Manucius)



Quand j’ai commencé ce livre j’ai eu l’impression de retomber en enfance, quand mon grand-père me disait : « Attention, je vais te raconter une histoire », sauf qu’à cette époque, son jardin recelant de plantes et de lutins tenait lieu de décor. Ici, on contemple par la fenêtre un paysage sec lunaire, que des cailloux séculaires peuplent sans que le moindre souffle de vent vienne instiller un changement. Rien ne bouge. Dans la pièce, depuis la fenêtre, le paysage morcelé dévoile des formes difficiles à circonscrire. Un couple observe cette scène derrière une fenêtre et Eric Marty nous livre leur conversation. Ce couple réveille des scènes sous nos yeux pendant que l’eau d’une marmite, d’où surgit tantôt un oignon tantôt une patte de poulet, bouillonne dans l’âtre. 

       Voici pour le début de l’histoire.

     Ce récit est mené de façon très originale. Les sensations brillent par leur intensité, vous emportent ; puis un arrêt, une impression photo, le temps de reprendre son souffle. Une image ponctue un univers de sensations floues qui prend subitement forme, un peu comme une danseuse vêtue de voiles transparents fait des arabesques, puis s’arrête le temps d’une figure, et reprend sa danse en tournoyant. Le mystère qui entoure une photo prend une forme définissable, tout en restant mystérieusement enchanteur.


      L’écriture d'Eric Marty, malgré l’âpreté et le morcellement du paysage, est sensuelle, dense. Elle est menée avec une économie de dialogues et pourtant tant de choses se passent. On imagine des gestes lents. On imagine une histoire entre deux êtres sensibles qui se passe de fioritures. On imagine une histoire avec au loin une civilisation qui existe, qui s’évanouit dans l’horizon, et tout près, des cratères sur la face sud de la maison, qui pourraient accueillir des tombes. On ne sait pas si ce sont les arrivants ou les résidents de cette maison qui y seront ensevelis. Peu importe, seule la photo restera.

      La photo dans ce récit revêt plusieurs rôles. Elle semble avoir une vie plus longue qu’une vie humaine ; elle est dotée d’un pouvoir presque supérieur. Elle établit la distance adéquate pour comprendre. La photo est purificatrice. Vidée à sa surface de tout être humain. Elle ne contient même pas d’arbre dans son cadrage et quand elle cadre un arbre, elle le centre jusqu’à ce qu’il devienne flou. Tout ce qui est périssable disparaît. Selon que l’on voit de très près ou de très loin.

      A ces photos lunaires crépusculaires qui pourraient remonter à l’origine du monde dans un cadrage naturel sans équivoque, le narrateur oppose des photos d’actualité au cadrage précis où le regard est poussé à conceptualiser une réalité plus nette, plus cruelle. Les cratères qui épousent la forme d’une tombe des pages précédentes, le paysage crépusculaire, continuent à hanter nos esprits. On voit des hommes, le visage écrasé, des hommes qui se battent pour des histoires d’accès au territoire, et on ne peut pas s’empêcher de revoir ces photos lunaires dont notre esprit est bien imprégné prendre le dessus et nous signifier l’absurdité du monde dans lequel nous vivons.

      Encore une jolie pépite que j’ai découverte cette semaine, pendant laquelle j’ai eu la main plutôt heureuse dans mes choix de lecture !



Quelques extraits:

« Je suis à côté de l’âtre.
Les herbes aromatiques tournaient en multiples tourbillons jusqu’à creuser la surface de l’eau et la rendre épaisse, profonde, et presque noire. J’ai plongé précautionneusement, et une à une, les cinq pattes de poulet dans la marmite. Elles ont aussitôt disparu tandis que par compensation un bel oignon blanc a lentement émergé, puis après avoir dansé quelques instants sous mes yeux, s’est évanoui à son tour. » (p11)

« J’ai pris mon Leica. Je l’avais placé tout contre le verre presque translucide, maintenant que j’avais pris soin de décrasser la vitre avec un mouchoir humide. L’objectif était vraiment collé au carreau. Je visais l’arbre, au loin. Sur l’écran tactile derrière le boîtier, on voyait l’image bouger, grossir, s’étendre, se faire soudain fixe ou floue. Avec le pouce et l’index, je l’étirais, zoomant sur un détail, un relief, une ombre, puis je la rétrécissais comme on relâche une proie insignifiante ». (p20)

« Là, il faut prendre la plus petite des routes. Ni à gauche, ni à droite, ni en face, mais en oblique, passée une petite dépression, et vous n’êtes plus très loin alors du marché dont vous devinez l’existence sans même y penser. » (p30)
« Je la regardais par le viseur, puis sur l’écran au dos du Leica. Son corps construisait le cadre. Je jouais avec la distance, l’obscurité, la clarté. Je la voyais imperceptiblement moduler son corps sur des spirales, des cercles, des cubes. » (p60)

« Elle avait perdu, comme ses semblables, le sens de son cours, s’écartant de son propre flux, de l’influx premier, de sa dynamique vitale, attirée par une planète – la Terre – dont la puissance magnétique l’avait aimantée, captivée, et qu’elle avait rejointe pour y mourir, pour oublier, maintenant qu’elle était sur un sol et partiellement enfouie en lui, jusqu’à l’idée qu’elle avait été jadis en mouvement, et à une vitesse si vertigineuse qu’elle se situait d’une certaine manière hors du temps. » (p65)

L'invasion du désert, récit d'Eric Marty, à partir de photographies de Jean-Jacques Gonzales ; éditions Manucius ; 2017.

mercredi 13 décembre 2017

Je fus homme autrefois de Sarah Taupin (Editions Lunatique)



Cinq nouvelles qui pourraient être des contes, des légendes… une vision du monde. Au choix. Dans des huis clos intimistes, on plonge dès les premières phrases dans un univers violent ou étrange et douillet où la cruauté guette, pas si loin, parfois à portée de main, parfois surgie d’une main qui pétrit le pain.

      Ce livre contient cinq nouvelles aux dénouements à la fois violents et doux comme si la fin tragique était en soi une fin heureuse dans un monde tragique. Ces nouvelles fourmillent d’une imagination à la fois fertile et exotique et d’une écriture poétique et relevée menée par une habile conteuse.

      Dans la première nouvelle, celle que j’ai préférée, une victime meurt dans un élan éblouissant de vie. Dans l’avant-dernière nouvelle, c’est la prise de conscience du temps qui fuit qui cause la mort d’un homme au moment où il achève la reconstruction d’une vieille ruine.

      Voici donc un petit crochet intéressant en cette fin d’année, une jolie découverte, une invitation à s’embarquer dans des histoires où surgissent des scintillements, des éblouissements dans un monde si cruel et si injuste, dans un état d’esprit… résigné ? Non, juste lucide, combatif et armé.

       Quelques extraits :

"J'ai possédé des filles magnifiques, enlacé des corps somptueux, malaxé des cuisses et des seins sans pareils. Mais, aujourd'hui, je suis fatigué de ces éternelles prunelles myosotis, des jambes fuselées et des sourires-soleil que chapeautent des œillades assurées. Ils ne me subjuguent plus - pire : ils me lassent-, et me voici comme un enfant exalté qui, après avoir vu la mer pour la première fois revient blasé de ses premiers bains."

"Je suis peut-être amer et bilieux, mais crois-moi, Haïtsiou, ce n'est pas moi, le bouc de bois, qui cette nuit perdis la raison et tombai en disgrâce. Je connais depuis des siècles les folies et les miracles de ta race ; ce sont les premières qui lestent vos balances, et vos bonnes actions, quoique délicates et douces comme les plumes d'un oiseau-mouche, ne pèsent pas plus lourd que ce qui est permis par ce nom."

"Sa belle Ophélie, heureuse, blanche comme les lys, courant sur la chaussée en hochant sa tête minuscule... Puis l'enchaînement fatal : Ophélie qui échappe à sa surveillance et, innocente, traverse la route sans regarder à gauche. L'impact. Le bruit sec des os concassés. Et sans un cri, son corps de lait projeté sur le trottoir suivant l'orbe d'un élégant arc de cercle."

"Etienne tapait sur les clous de petits coups réguliers qui dans l'air faisaient claquer des bruits ambigus : d'une part le tintement de clochette de l'étain frappé, et d'autre part un timbre plus grave, celui du bois sur lequel dérapait parfois le marteau ; ces deux sons amplifiés par la rotondité de la tour s'entrechoquaient tel un claquement de dents."






Je fus homme ; Sarah Taupin ; Editions Lunatique ; 2017.

jeudi 16 novembre 2017

De l'ardeur de Justine Augier (Editions Actes Sud)


Comme moi, vous achèterez peut-être ce livre et vous le laisserez traîner pendant quelques jours sur une table. Puis vous en achèterez d’autres plus légers que vous déposerez dessus. Puis vous vous direz « Je vais attendre d’avoir un moral d’acier avant de l’aborder ». Et enfin, vous trouverez un subterfuge pour l’entamer. Pour moi, le subterfuge a consisté à commencer la lecture pendant que mes enfants jouaient calmement à côté alors que d’habitude je préfère lire seule.

Ensuite vous lirez le prologue, et vous comprendrez votre malaise si bien décrit par Justine Augier ; et donc vous lirez la suite. Vous ne lâcherez alors plus ce livre, d’une part parce que cette fille, Razan, est un personnage extrêmement romanesque, et d’autre part parce que la plume de Justine Augier est juste, avec un équilibre parfait entre sensibilité et analyse.

Razan est une dissidente syrienne qui a disparue dans la nuit du 9 au 10 décembre 2013 avec son mari et deux autres personnes. Ce livre retrace l’histoire de cette femme peut-être encore en vie. Peut-être pas.

La première partie retrace le chemin tracé par Razan avant le début de la guerre civile syrienne. Comme tous les enfants, Razan a construit son monde imaginaire quand elle était jeune. Elle s’est construite aussi en opposition à une famille traditionnelle patriarcale tout en gardant des sentiments de respect et de loyauté vis à vis des membres de cette famille, sentiments propres à son éducation orientale. Elle n’a pas eu d’éducation politique ou idéologique puisque qu’elle a grandi dans les années 80 en Syrie et en Arabie Saoudite. Elle a lu Woolf et De Beauvoir, a cherché à s’émanciper par la lecture, puis a choisi de gagner la liberté dans l’action et non dans la fuite.

On découvre dans ce livre comment elle s’éveille et s’engage dans le soulèvement syrien. On comprend petit à petit sa personnalité inhérente aux gens qui, comme elle, luttent contre une sensibilité qui les submerge en s’élevant sur de très hautes aspirations.

On découvre comment une ambiance de peur et de terreur est maintenue par les disparitions (définitives ou pas) orchestrées par le régime syrien, les méthodes utilisées et en particulier la méfiance qui isole les individus et entrave toute tentative de rassemblement et de rébellion : « L’absence de confiance est une question centrale en Syrie. Obsédante. Un manque autour duquel tentent de s’articuler les relations et les êtres. Par défaut, on ne fait confiance à personne et c’est là un principe de précaution ancré au plus profond de chacun (p48). » D’ailleurs, au début de son engagement, la terreur de se faire prendre est telle que Razan n’est amie qu’avec les dissidents qui ont déjà fait vingt ans de prison, preuve que ce système fonctionne : il permet de rassembler ceux qui ont déjà connu la torture avec ceux qui vont l’affronter. Ce système ne rassemble jamais ceux qui sont prêts à se battre ensemble avec une nouvelle approche, une nouvelle stratégie, un regard neuf. « On se méfie du chauffeur de taxi, du vendeur de légumes, de chacun, et avec le soulèvement le quadrillage va commencer à se resserrer ». Ce sont les « dinosaures » qui forment le cercle d’amis de Razan quand démarre son action engagée.

Ensuite, nous suivons son parcours depuis son engagement dans la défense des droits de l’homme en tant qu’avocate et en tant que journaliste. Razan mène un travail minutieux tous les dimanches pour aider les détenus politiques, l’essentiel se passant dans une ruelle devant la salle de jugement, quand les détenus laissaient échapper des bribes de parole et que les familles racontaient ce qu’ils avaient vu et entendu. Cette partie du livre est très intéressante : « Razan écoute, abandonne des grilles de lectures statiques ; bâtit une compréhension incroyablement précise du monde dans lequel elle navigue, une compréhension qui lui permet de pratiquer comme personne l’art de la résistance tolérée car elle connait tous les interstices dans lesquels il est possible de se glisser, toutes les portes dérobées qu’il est possible d’ouvrir et celles qui sont condamnées.(p53) »

Razan défend tous ceux qui sont poursuivis par le pouvoir y compris les islamistes (qui l’ont probablement enlevée en décembre 2013). Elle ne défend pas que ceux qui lui ressemblent ; elle s’immerge dans l’ambiance familiale de chacun, pousse son métier d’avocat dans une forme d’accomplissement héroïque qui lui coûtera cher. Razan dissèque les méthodes du pouvoir syrien et Justine Augier regroupe ses analyses avec celles déjà dressées par Michel Seurat des années auparavant ce qui atteste de façon tragique la fin réservée à ceux qui comprennent comment un système totalitaire fonctionne. Razan fait un travail de terrain gigantesque pour cartographier la population radicalisée comme une ethnologue (travail très utile pour le monde entier). Elle écrit des enquêtes de terrain tout en naviguant entre les pressions du pouvoir en place.

La deuxième partie du livre décrit les changements qui ont lieu au sein de la population avec le début de la guerre civile et, dans la mouvance du printemps arabe, la jeunesse en 2011 qui se soulève, les villes assiégées, la population étouffée, le sang qui coule sans discontinuer. L’espoir que tout change. Une nouvelle ère commence et une nouvelle vie pour Razan qui doit maintenant vivre cachée. Elle a préparé le terrain et elle apparait alors comme une figure incontournable que tout le monde consulte. Elle ne sort presque plus, se terre, change de cachette quand un des siens est emprisonné, donc torturé. Le quadrillage de la population est de plus en plus fin.

Puis c'est la rupture. Un ami qu’elle admire et aime beaucoup, Yahya, disparaît ; un garçon plus mesuré, plus calme qui mène un combat pacifique. Et c’est la descente aux enfers qui commence pour elle aussi. Elle se métamorphose physiquement ; elle comprend que l’issue est fatale, mais elle se relève. Elle sombre puis se relève après chaque disparition. Une force inouïe la maintient à flot, mais son corps se transforme. La disparition de cet homme Yahya qu’elle admirait tant marque un tournant.

Justine Augier ne perd pas de vue sa sensibilité et sa compréhension de la nature humaine dans cette deuxième partie et sème des éléments qui permettent de comprendre comment ces gens pour qui l’issue est fatale, qui s’y préparent, baissent la garde quand ils sont affaiblis, et comment cet affaiblissement, ces brèches sont exploitées par un pouvoir qui veut détruire toute forme de rébellion. Justine Augier scrute aussi les dissidents et les relations qu’ils entretiennent entre eux. Même la cohésion au sein de ces activistes est menacée par un mot, une phrase peu encourageante, un geste pas reconnu à sa juste valeur, quand la fatigue gagne chacun.

Cette deuxième partie est consacrée aux soulèvements, à l’éveil du peuple, l’espoir, les chants révolutionnaires, les larmes, les cris de joie quand démarre les soulèvements après 2010. L’émulation, la fraternité qui lie tous ces êtres qui défendent un idéal commun. La liberté. Cette partie du récit est prenante ; elle regroupe plusieurs écrits qui se font échos les uns aux autres sur les soulèvements de 1982 comparés à ceux de 2011, les souvenirs tels qu’ils sont transmis par le pouvoir et tels qu’ils sont reçus dans la mémoire de chacun, les souvenirs tels qu’ils sont véhiculés d’une mémoire à l’autre. C'est un récit sur la construction de la mémoire collective ; et on ne peut s’empêcher, devant ces scènes de massacre de penser que désormais la mémoire collective est embrassée par l’image de Razan.

Pour que le soulèvement ne devienne à aucun moment un mouvement construit et menaçant, le peuple syrien est morcelé, « quadrillé » par le pouvoir, mais la mémoire de Razan plane, ce qui nous laisse penser qu’il est possible que seule l’échéance soit un point d’interrogation. Razan a patiemment répertorié tout : les tortures, les méthodes de disparition, les morts, les détails de leur mort. Elle égrène les morts un à un. Elle tient un registre précis. Elle s’éteint à petit feu.

La révolte syrienne se répand, les chefs et les points de vue se multiplient et c’est là une bataille d’ego qui se met en place. (Juste avant on apprend qu’un prix a été décerné à Razan, prix qu’elle a d’abord refusé puis accepté. Je ne peux pas m’empêcher de penser que les prix décernés pendant l’action sont contre-productifs. Après oui, avant non ! Célébrer l’ego avant le résultat ! Evidemment ceux qui décernent les prix n’y pensent pas et se targuent de décerner un prix à l’action qu’ils auraient voulu mener mais qu’ils ne mènent pas ; alors ils la célèbrent…)

La troisième partie raconte cette incroyable vie souterraine dans des tunnels et la survie qui se met en place dans les villes assiégées, bombardées. Razan finit par quitter Damas et va s’installer à Douma en 2013 où elle sera capturée en décembre 2013. Justine Augier revient sur une scène que l’on peut voir sur YouTube et qui apparait dans le film « Our terrible country » dont elle a déjà parlé au début du livre et qui est le point de départ de sa rencontre avec Razan. On y voit Razan qui se jette dans la gueule du loup dans cette ville de Douma très conservatrice où elle arrive avec son esprit de femme occidentale et on comprend que sont loin les jours où Razan défendait tous les opposants au régime, islamistes compris.

Cette partie raconte ce décalage entre l’idéalisme de Razan et le chaos de la vie à Douma avec ses groupuscules qui s’affrontent. Elle raconte ce décalage entre son idéalisme et les intérêts économiques des puissants qui subventionnent les groupuscules, l’argent qui circule, la corruption. Un énorme nœud dont elle peine à sortir. La fin inéluctable qui la guette. Elle continue à travailler et à avancer ses pions dans ce petit bastion de Douma, un peu comme un malade condamné essaye de capturer des scènes de vie depuis sa fenêtre dans un hôpital.

Justine Augier nous rappelle dans son récit la triste tragédie de Michel Seurat (dont certains écrits sont cités). Ce récit rassemble un incroyable travail de recherche que Justin Augier a fait à travers une quantité d’archives. Ce livre nous fait prendre conscience de ce qu’il a été possible de récupérer (et donc par là même laisse une trace de ce qui a été perdu). Justine Augier comprend parfaitement les ressorts d’une personnalité forte et voit toutes les fragilités que cette force révèle. Elle mène son récit en navigant intelligemment entre les évènements graves qui y sont décrits et la sensibilité extrême de Razan. Cette sensibilité, vous l’aurez compris, ne peut être vécue que dans l’action, que dans le don de soi, puisque de toute façon ce type de personnalité se consume. Il se consume dans la production d’une œuvre digne de ce nom, jusqu’à l’épuisement.

Un passage du livre, très intéressant également, est dévolu à cet engagement que Justine Augier a eu en faisant partie des équipes de l’ONU en Irak après les attentats et de l’amertume qu’elle a ressentie devant son idéalisme bafoué. Elle explique bien cette désillusion des gens de terrain qui, manipulés, idéalistes, se lancent à corps perdu et découvrent les erreurs interventionnistes et les nœuds qui en découlent. Elle raconte aussi les couloirs vides et mornes de l’ONU à Vienne. Elle analyse tous ces détours qu’elle a empruntés pour finir par prendre l’arme qui peut servir son propre engagement : la littérature. Justine Augier, à travers ce portrait s’interroge sur ses propres engagements, ses idéaux, sur son rapport à l’écriture ; et immanquablement on referme le livre en se demandant quelle part nous sommes prêts à céder pour nous engager, pour aider ceux qui en ont besoin.

Pour une fois qu’un auteur se penche sur un drame actuel et non sur un douloureux évènement historique lointain, il faut le lire. On ne peut décemment pas se dire que maintenir nos consciences éveillées sur les drames du passé est essentiel pour nous empêcher d’y retomber avec tous ces romans historiques qui abondent, et ignorer le présent qui se déroule sous nos yeux. Ce serait inconcevable. Illogique.

Je rajouterai que ce livre est bouleversant car c’est le regard de Justine Augier sur une femme héroïque, ce qui en fait une œuvre à part. L’héroïsme n’est pas abordé de façon aveugle en passant par la case honneur, sens du devoir, etc… Justine Augier aborde intelligemment tous les ressorts de l’ego qui se cache derrière tout homme qui s’élève; elle aborde ce sentiment de puissance devant l’effet que Razan produit sur les autres ; elle exhibe les effets de l’euphorie devant les grands bouleversements d’une société atone, les étincelles que cette euphorie génère et les caractères forts qui se démarquent, s’affrontent ; elle souligne les frustrations individuelles qui minent la cohésion. Elle n’oublie pas l’humain qu’elle explore dans sa composante la plus fragile, la plus discutable, la moins glorieuse. Ce texte est donc un texte incontournable de cette rentrée littéraire.

Je crois qu’à y bien pense, ayant déjà lu un livre de Justine Augier dont j’avais aimé l’écriture très sensible, je savais que si elle s’emparait de ce sujet alors j’avais de quoi m’inquiéter sur l’effet qu’il produirait, c’est pour cela qu’il est resté quelques jours (quelques semaines même…) sur une table. C’est pour cela que je l’ai enseveli en empilant d’autres livres au-dessus. Car c’est en effet un livre extrêmement grave, pesant, qui vous plonge dans une tristesse infinie mais qu’on ne peut pas lâcher. Une fois démarré, c’est un livre que vous ne poserez plus. Si vous ne connaissez pas cet auteur, alors c’est une belle manière de la découvrir.


De l'ardeur, Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne ; Justine Augier ; Editions Actes Sud ; 2017.



vendredi 10 novembre 2017

Le nez de Zadkine


Ce n’est qu’en 1984 que notre relation a véritablement commencé. Elle sortait d’une histoire qui avait duré six mois avec un sculpteur en Espagne. Je l’avais croisée à Paris au musée Zadkine, pas loin de la fac de droit.
     J’avais plusieurs fois aperçu l’entrée engageante de ce musée, et avais même rêvé que c’était la maison de mes parents et que j’avais beaucoup de chance d’y habiter. Dans mon rêve, pour d’obscures raisons, mes amis se moquaient de moi et me disaient que ce n’était pas possible d’habiter dans une telle maison.
     Profitant de l’absence d’un enseignant, je m’étais engagé dans l’allée bordée de buis qui mène au musée. La décision avait été prise sur un coup de tête alors que je longeais la rue d'Assas avec un copain aussi désœuvré que moi ; il m'avait dit : « Tu nous caches un rendez-vous ? » et j'avais répondu avec un rire franc qui avait dû rendre son  célibat aussi supportable que le mien.
     Après avoir longuement observé les sculptures dans la première salle, je m’étais assis sur un tabouret à côté d’une fenêtre, un grand rectangle très haut comme on en voit dans les ateliers d’artistes. C’était le début de l’hiver. Le temps était maussade mais la lumière était chaude à l’intérieur des pièces en enfilade. A chaque coin, contre un mur, au centre, des têtes, des bustes, des corps entiers taillés dans des essences de bois différentes avec des formes arrondies, cubiques, reposantes. Toutes les sculptures occupaient beaucoup de place mais n'envahissaient pas l'espace, sans doutes grâce aux fenêtres hautes, très hautes. 
      C'est assis, à les examiner de profil, que je les trouvais belles et mystérieuses. 
*
     Toujours depuis mon tabouret, je m'étais tourné vers la fenêtre. Les arbres presque nus étaient figés dans la cour de petite taille. Sur le mur adjacent, à ma gauche, un bow-window avançait dans le jardin. Je me serais bien vu assis là sur une chaise sous un arbre feuillu mais l’image fut bousculée par sa présence derrière le bow-window, à juste quelques mètres. Peut-être six, pas plus. Elle était assise de profil et elle lisait avec une mine concentrée ; elle relevait la tête de temps en temps, jetait un regard absent par la fenêtre, puis retournait à sa lecture. Je l’ai toujours connue avec cette mine concentrée quand elle lit. Et puis son front se plisse, et mille pensées la surprennent pendant qu’elle sonde son monde, les yeux relevés.
     Un groupe de visiteurs allemands accompagné d’un guide était passé derrière moi. Ils chuchotaient d’une voix à peine audible. Le guide commenta une sculpture en pierre puis dirigea le groupe vers la salle du fond, celle du bow-window. Le bruit de leurs pas s'est éloigné. 
      Avant que le groupe n’atteigne le bow-window, elle avait de temps en temps relevé la tête, avait regardé le ciel, puis avait replongée dans sa lecture. J’avais continué à regarder dans sa direction mais de façon plus diffuse comme si l’état de flottement probablement caractéristique d’une liseuse de bow-window me gagnait. Une lumière chaude sortait de cette vitre ; quelques feuilles jaunes, brunes ou un peu des deux s’attardaient sur le toit en forme de cône du bow-window. Le caractère irréel et absurde de mon rêve me revint. Le groupe d’allemands qui chuchotaient l’avait alors rejointe.
      Elle avait relevé définitivement les yeux et refermé son livre.
*

      Quand je repense à cette scène aujourd’hui, je la revois avec cet air absent, suivi d’une phase de questionnement, puis soudain l’égarement et le retour. Un aller-retour permanent. Scène, maintes et maintes fois répétée par la suite, caractéristique de sa gestuelle, de sa manière d’être. De sa boulimie de lecture. Des gestes tellement vus et revus. La tête sous l'eau, puis au-dessus comme la nage qu’elle affectionnait également. Elle alternait les deux sans relâche, lecture et nage. Moi c’est la marche et la course que je préfère.

     Se tenait à côté d’elle un grand gaillard maigre et vouté, aux lunettes rondes qui semblait étranger, suédois peut-être, nordique en tout cas. Il observait une sculpture imposante, les bras croisés. Il la regardait puis se tournait à nouveau vers la sculpture. Ils échangèrent des bribes de paroles, puis il rebroussa chemin vers la première salle, passa derrière moi et se dirigea vers le petit rayon de librairie à la sortie où il flâna en s’attardant indéfiniment malgré la maigreur du rayon. Elle était désormais debout entourée du groupe de visiteurs toujours au même endroit derrière le bow-window. Je distinguais son buste de profil, puis plus rien, puis sa tête, puis son corps disparaissait à nouveau au milieu du groupe. Je me suis approché du grand gaillard pour le voir de près. Il était jeune mais avait déjà quelques cheveux blancs. J’étais sur le point de partir puisqu’elle était accompagnée, mais je le vis qui jetait des regards inquisiteurs vers le bow-window depuis la fenêtre devant le maigre rayon de librairie, et il me fit penser un peu à moi avec mes airs indécis de celui qui veut foncer mais qui ne sait jamais comment faire. Et je dois dire que c’est grâce à lui que j’ai pris mon courage à deux mains et à cause de moi qu’il est reparti en empruntant une voie incertaine, puisqu’une fois de retour vers la sortie accompagné de ma liseuse du bow-window, il n’était plus là. 
      Peut-être finalement lui ai-je rendu service et qu’il s’est plongé à corps perdu dans son art pour en magnifier la substance, car il avait à n’en pas douter une mine d’artiste.
*

     Lors de notre première rencontre à Barcelone deux ans auparavant en 1981, nous avions passé une nuit ensemble sous les deux rangées de livres au-dessus de son lit. Lire des poèmes lui procurait beaucoup de plaisir à cette époque et il en a été ainsi ce soir-là. C’était comme si elle avait organisé un pique-nique, avec le panier, la bouteille de vin, les pâquerettes. Cela m’avait totalement désarmé et j’avais passé tous les mois suivants à fantasmer sur son corps et à l’imaginer aussi inatteignable que les deux rangées de livres au-dessus de son lit. Quelque chose à l’époque m’avait fait penser qu’après utilisation, elle m’avait rangé aussi dans une étagère et que moi ou un autre finalement… La différence semblait ténue.
     Ce jour-là, après cette rencontre au musée Zadkine, nous nous sommes promenés au parc du Luxembourg, nous avons dîné ensemble dans un bistro à Bastille, puis nous avons rejoint des amis à elle dans un bar à deux pas du restaurant. Il y avait une grande brune bouclée énergique exagérément expansive qui était accompagnée d’une amie anglaise, ancienne correspondante de lycée. Comme celle-ci s’exprimait peu en français, elles se mirent à entrecouper leurs phrases de mots et bouts de phrase en anglais pour se faire comprendre, et la correspondante se réveilla en hochant la tête gentiment et poliment. La discussion a dérivé sur la littérature anglaise et sur Mrs Dalloway. La correspondante anglaise admit que Mrs Dalloway est un livre difficile à lire, mais elle répliqua qu’elle l’avait lu avec beaucoup de facilité, qu’elle l’avait avalé d’un trait, qu’elle avait aimé ce décalage entre les gestes de Clarissa et le fonctionnement de son cerveau. Tout le monde l'appela Clarissa pour le restant de la soirée. Clarissa rajouta qu’il y avait le même décalage entre ses propres gestes et ses pensées. La grande brune aux cheveux bouclés déclara d’un rire sardonique : « Si tu t’es sentie si proche, alors tu vas finir comme Virginia Woolf, en proie à des souffrances morales sans fin ! » Clarissa rétorqua avec un ton impétueux qu’il y a une énergie vitale dans ce livre qui vaut bien de sombrer dans la folie, et que c’est mieux que de pérorer en remuant dans tous les sens pour simuler une énergie vitale inexistante. 
      Cette réplique dégrisa l’atmosphère. 
*
      De retour chez elle, elle se mit à chercher son livre de Mrs Dalloway car justement elle l’avait égaré depuis quelque temps. La voyant affolée, je lui proposai de lui en offrir un autre. Elle répliqua d’un air effaré, agressif, tu plaisantes, c’est celui-ci que je veux ; je ne veux pas le perdre, j’aurais l’impression de devenir Septimus si je le perds ! C’est qui Septimus ? Bon c’est moi qui t’en offrirai un, avait-elle rétorqué d'un ton sec. Et ainsi prit presque fin cet épisode qui se poursuivit en pleine nuit quand elle se réveilla, puis poussa son piano, se souvenant brusquement que son livre était posé dessus il y a quelques mois de cela. Puis elle était revenue dormir dans mes bras, rassurée. 
      C’est fou que tout cela me revienne d’un coup aujourd’hui. Qu’aujourd’hui je me rende compte que notre histoire a démarré pour de bon ce soir-là. Cette nuit-là. Une nuit un peu particulière, qui avait commencé par un baiser brûlant, qui avait dérivé sur la recherche du livre égaré. Une nuit que j’avais repêchée en la maintenant dans mes bras pendant qu’elle glissait doucement. Une nuit d’abandon que la folie semblait abandonner. Une nuit marquée par la fulgurance du geste qui vous porte au moment crucial où vous vous dites, c’est maintenant ou jamais. Comme un détraqué, un meurtrier, un des condamnés que je défends aujourd’hui par pelletée, cette folie du geste qui peut élever ou détruire, j’ai l’impression de l’avoir un peu connue cette nuit-là.
      Une nuit qui avait quand même vu ressurgir le livre égaré à trois heures du matin.
*
 
   Plus tard, elle m’avoua que c’était mes arcades sourcilières parfaitement dessinées, denses et touffues, qui l’avaient attirée. Au musée Zadkine. Elle m’avait dit que je me trouvai alors debout à côté d’une sculpture à l’arcade sourcilière géométrique comme sur un masque africain. Cela donnait une ombre à mon regard qui lui avait plu, ces arcades sourcilières qui soulignent mon regard. 
     En vrai, mon regard avait été ragaillardi par l’abandon amorcé de l’étranger nordique qui naviguait dangereusement à côté de la sortie du musée mais elle ne l’a jamais su.
     En vrai, grâce à Zadkine, elle n’avait pas remarqué mon nez imparfait qui ne m’a jamais vraiment plu même si aujourd’hui je m’en suis accommodé.
     En réalité Ossip Zadkine est le meilleur sculpteur de nez que je connaisse. Il a même réussi à m’en forger un, perché là-haut, avec sa vision déformée d’artiste éternel. 

      Il y a quelque chose d’éternel dans l’art, disait-elle. Oui, Clarissa aurait dit aujourd’hui que l’acte artistique est un acte éternel. Il se perpétue. Le nez de Zadkine se perpétue, le sourire de la Joconde est infini, les ciels de Turner ne se calment jamais, les fleurs de Monet sont éternelles. Quoi d’autres ? J’aimerais qu’elle me le dise mais peut-être est-ce trop tard.
     Il n’en est pas moins qu’Ossip Zadkine a réussi à me forger un nez parfait. Quel autre sculpteur serait capable de réaliser un tel exploit ?
   Peut-être un jour… Peut-être là-haut, je lui dirais :
     « Merci Ossip Zadkine pour ce nez sculptural ! »


lundi 6 novembre 2017

Un homme effacé d'Alexandre Postel (Editions Gallimard)


Voici une bien belle fable très actuelle. Une horrible histoire qui donne des frissons tellement elle met en exergue les dérives de notre société avec ses traces informatiques indélébiles, ses jugements sans discernement, ses censeurs, ses experts psychiatres qui posent un diagnostic qui tombe comme un couperet.

Que se passe-t-il quand un professeur de philo timide, North, est accusé à tort de loger des photos pédophiles dans son ordinateur ? Il se passe qu’une machinerie infernale se met en marche. Si en plus cet homme est effacé, timide, peu enclin à échanger des joutes verbales avec ses collègues ; si en plus cet homme donne l’apparence d’être un homme singulier, un homme qui vit en retrait, alors cet homme curieux est un homme à abattre.

Ce livre fait penser au « Procès » de Kafka. L’histoire est inquiétante, rien ne se déroule normalement, et pourtant tout tend à nous faire croire qu’il est possible de vivre une histoire similaire. Les personnages sont tout à fait crédibles ; ils nourrissent de petites frustrations, une méfiance toute ordinaire envers cet être différent ; ils sont prêts à se montrer impitoyables si c’est un enfant qu’on attaque, cause bien entendue sacrée qui ne souffre pas la moindre mansuétude. Qui ne défendrait pas un enfant ? L’auteur utilise les ressorts du jugement populaire avec tout ce qu’il peut comporter d’arbitraire. La machinerie judiciaire, l’énorme mécanique qui broie, se met en marche, confortée dans son jugement par les experts qui dressent leurs diagnostiques. Le psychanalyste décrit ainsi North : « une grande solitude émotionnelle et sociale… Un homme peu expansif, difficile à approcher, qui consacre le plus clair de son temps à son travail… une certaine rigidité inscrite dans sa structure mentale… » (p102).

North doit préparer son jugement. Son avocat le convainc de plaider coupable. Il a l’air trop coupable. Son avocat n’est pas capable de le défendre s’il plaide non coupable. Incarcéré, il va en "anthropo-thèque", une ancienne bibliothèque convertie en prison : « …dans l’espoir de ‘’désengorger le parc pénitentiaire ‘’. La métamorphose, affirmait-on, serait aisée : il ne s’agissait en somme que de changer de préfixe, de remplacer des bibliothèques par des anthropothèques (on ne parlait plus de prisons). Sur les décombres d’un savoir inutile avaient donc fleuri quelques établissements dont on vantait la taille humaine et le confort plus que décent. Ils étaient réservés à la détention des populations les plus sensibles : minorités religieuses, déficients mentaux, enfants, pédophiles… North avait connu ces lieux du temps où l’on y trouvait encore des livres » (p133).

North finit par être disculpé de façon totalement inattendue. Pas parce que la justice a bien fait son travail ou a reconnu une faille dans l’accusation.

Dans ce livre Alexandre Postel nous sert de l’absurde, du sordide. Il donne corps à la masse, au monde totalitaire modelé par les propos des journalistes qui brodent, amplifient, jugent (même son propre frère ne lui confie plus sa nièce). Ce livre dénonce les dérives du monde moderne de façon fine et convaincante. C’est un très bon roman que j’ai lu en deux jours. C’est une histoire glaçante qui peut nous arriver à tous… surtout si l’on est une bille en informatique, surtout si on est pris d’un malaise à chaque fois qu’on appelle le service informatique, surtout s’il nous manque l’aplomb nécessaire pour offrir une image irréprochable aux yeux de la société. Conseillers en communication, « coache » spécialisé en prise de parole en public, pourvoyeur d’images publiques de toutes catégories, lisez ce livre et mettez-le dans votre salle d’attente pour persuader les plus réticents à avoir recours à vos services !

Et pour finir, un excellent passage où le professeur explique à une élève pourquoi elle n’a pas eu la note qu’elle souhaitait pour sa dissertation (ayant une formation scientifique, j’ai toujours été intriguée par ce peut être qualifié de vrai, de faux, ainsi que les gradations intermédiaires dans un travail d’analyse en littérature … ) : « En effet, il n’y a rien de faux dans votre commentaire je vous l’accorde. Mais ce n’est pas pour autant qu’il y a du vrai. Entre le faux et le vrai, il y a un espace qui est celui de l’apparence du vrai. C’est l’espace de l’imposture, de la séduction, de l’opinion, de la bêtise aussi. L’apparence du vrai, c’est le cauchemar de la vérité. Vous avez déjà été dans une chorale ? Après quelques séances, en général, plus grand monde ne chante faux. Mais on est encore loin du but, parce qu’il y a une différence énorme entre ne pas chanter faux et chanter juste. On pourrait même dire que le travail commence à partir du moment où plus personne ne chante faux » (p30).



Un homme effacé ; Alexandre Postel ; Editions Gallimard ; 2013.















mercredi 1 novembre 2017

Le journal d'une cuisinière




Aujourd’hui est un jour comme un autre. Un jour de stagnation. Les jours se succèdent comme des copeaux de vie qui se détachent.
         Pas de vent. La nature est muette, le soleil gronde.
     Derrière le talus à droite, les longues tiges de cosmos par leur mouvement lent rappellent qu’un souffle léger anime l’air. Le reste immobile sous le pin et au-delà fixe le soleil, abasourdi par ses rayons puissants. Les terres arides de Gibson, d’Atacama ou du Sahara, du même soleil crépitent.
      Le regard fixe, allongée sous la treille de vigne dix fois élaguée et toujours envahissante, Maude se languit. Ces vacances n’en finissent pas de s’étirer. A gauche la grille rouillée et imposante prolongée par le muret de pierres. A ses pieds, les vieux rosiers aux couleurs délavées sèment encore quelques rares pétales jaune pâle, le pistil ébouriffé. Les tiges des rosiers sont vigoureuses, vertes et robustes, bien plus fermes que jadis quand je les avais plantées il y a plus de vingt ans. Elles sont désormais plus hautes que le muret. Ces têtes nues sur un corps vigoureux ressemblent à des sentinelles, des sentinelles chauves, comme si une rafale de vent les avaient soudain dénudées. Ce n’est qu’une impression car il n’y a pas de vent, quelques pissenlits vibrent le plus calmement possible dans l’herbe ; une lumière étincelante enveloppe la cime des rosiers, comme si d’un coup de baguette magique l’air avait traversé la haie avec vigueur.

       Vingt ans que ces rosiers sont là. Marlène m’a dit hier qu’ils sont étonnants. Quand les ai-je taillées pour la dernière fois ? Elle n’a jamais vu de rosiers jouir d’une telle longévité. Le bois de mes rosiers est robuste. Elle a effleuré une épine du bout des doigts, j’ai eu peur qu’elle se fasse mal. J’ai détaché l’épine à l’extrémité arrondie pour la voir de près. Elle était épaisse, verte. Une épine gigantesque. Elle brillait au soleil. Comment ces rosiers ont-ils vécus avec autant de saisons, autant de vent, de soleil ? Ma nonchalance y est-elle pour quelque chose ? J’ai regardé les haies des voisins : touffue dans la maison d’en face. Pas de haie, un mur de brique chez le voisin à gauche. Marlène habite deux maisons plus haut. Sa grille d’entrée est plus lumineuse que les murs. Les allées parfois envahies de mauvaises herbes donnent un air enchanteur aux maisons abandonnées. Quand les ai-je taillés pour la dernière fois ? Mes rosiers jouissent d’une santé ravageuse. Mes roses sont les sentinelles d’un monde qui s’étend au-delà des haies, au-delà des montagnes, sur la pente d’un coteau clair qu’un mélèze couve en fin de journée. Quelle jouissance quand ces couronnes de pétales se déplient, quand le soleil perce les boutons. Je les trouve le matin, étalées comme un don du Dieu Soleil ; la veille, une bouche qui mime un baiser, une ventouse sur mon cœur qui m’arrache une bouffée d’air. Une gigantesque bouffée d’air qui implose dans mon torse. La vie dans ce qu’elle a de plus immatériel, de plus pur. Peut-être même que cette jouissance me donne l’impression que même mon visage n’a pas changé quand je retourne vers la maison et que mon reflet apparaît sur la porte vitrée. Je me vois avec la même allure que Maude, avec cette souplesse d’un corps jeune qui se frotte au temps.

       Il y aura plus de fleurs au printemps prochain. Plus de têtes chauves à la fin de l’été. 
      Quand les ai-je taillées pour la dernière fois ? 
     Les dernières fois se confondent comme si le portail, le muret de pierres, comme si tout devait disparaître pour ne plus laisser que cette bouffée de plaisir parcourir une vaste plaine. Un cycliste vient de faire grincer sa courroie le long de la route. C’est curieux qu’il n’ait pas regardé à travers la grille. Je l’ai déjà vu. Je pense qu’il fait semblant de ne pas nous voir. Il sait que je l’épie. Il me semble qu’il habite dans le village. S’il avait tourné la tête, il aurait vu Maude à travers les sentinelles aux têtes chauves. Il doit avoir son âge. Quel étrange comportement. Ces jeunes gens sont curieux. Mais que fait Maude ?
       Maude est allongée sur la terrasse qui prolonge la maison, la tête tournée vers la grille. Et moi j’écris. Maude regarde vers la grille et moi je m’installe sur cette table dans la cuisine ; je prête une oreille à tout un bataillon de marmitons qui s’esclaffent, se pâment, soupirent, qui réveillent chaque saveur comme si je préparais un grand festin. Quel festin ? Je vais encore devoir dire à Maude et à Paul après avoir fait tant d'efforts ces derniers jours que : non je n’ai rien préparé à manger. Je n’ai fait que ça ces trois derniers jours. Trois jours à mijoter des plats pendant que je brûlais d’envie d’aller retrouver mon journal. A part un mille-feuille de feuilles, non, je n’ai rien à vous proposer. Maude me tourne le dos. J’aime mieux qu’elle ne me regarde pas, qu’elle ne surprenne pas mon regard si profondément avide de comprendre, écarquillé, des yeux qui cherchent, quand le sien navigue dans l’incompréhension. Mais est-ce un mal de se laisser flotter en eaux troubles ? De laisser les sédiments couler au fond ? Ils remonteront peut-être. Peut-être pas.
      Non, j’aime mieux qu’elle ne croise pas mon regard. Elle pourrait avoir envie de me rejoindre comme tout enfant qui cherche à imiter ses parents. Surtout, qu’elle regarde vers les sentinelles ébouriffées. Aujourd'hui un gouffre nous sépare ; aujourd’hui, je n’ai aucune envie de franchir ce gouffre. Aujourd’hui j’ai la sensation que je vais me frayer un passage dans ma grotte et y avancer le plus sereinement possible avec une bonne dose d’anxiété et de satiété.
       Maude ne s’en soucie pas le moindre du monde. Elle ne semble pas avoir bougé depuis la veille, quand Richard après avoir refermé la grille, a soulevé sa main en signe d’au revoir, d’un geste à la fois nonchalant et cruel. Elle scrute un oiseau qui picore un fruit en haut du figuier. La figue est le fruit le plus énigmatique que je connaisse. Maude pense à Richard ; Richard comme une figue mûre se fait crever le crâne par un moineau. 

       Je l’ai observée un long moment, postée derrière la fenêtre de la cuisine, en sirotant une citronnade glacée, ce qui a provoqué une délicieuse sensation de picotement sur ma peau. Un contentement peut-être. Après le départ de Richard hier, je lui ai demandé si elle était satisfaite de ces quelques jours de vacances avec lui, jours que j’avais hésité à sacrifier. J’espérais passer cette semaine seule avec elle et son frère. Elle a répondu en me tournant le dos et en montant les escaliers d’un air las pour s’enfermer de nouveau dans sa chambre « Oui bof… Tu avais raison maman, il est inconstant et immature ». Je l’ai vu monter avec son air solennel et digne, celui de la carapace qui maintient la structure d’un corps qui se démembre, qui hisse une jambe, puis une autre. Je le connais bien cet air. Il me donne autant envie de la secouer que de la cajoler. 
       Le dé rouge qui occupait la main de Richard pendant son séjour dans cette maison, qu’il a roulé dans sa paume de main, lancé d’un coup de pouce leste et rattrapé au vol, a disparu du plateau de la table du salon. Il l’a lancé dans le plateau comme s’il jouait à la roulette à chaque fois que je lui ai tourné le dos. Dès que mon corps a franchi le seuil de la porte du salon. Cette posture m’a profondément énervée. Amy Winehouse et sa voix chevrotante ont envahi le salon pendant le séjour de Richard. Trois jours à préparer des repas pendant qu’Amy Winehouse faisait frémir les feuilles de salade, pendant que les tomates pleuraient leur jus, pendant que les poissons me regardaient avec un regard de poisson.
      Pendant que je me demandais quand j’allais pouvoir replonger dans mon journal. 
      Les poissons ne me déstabilisent jamais autant que quand je m’éloigne de mon journal plus d’un jour. J’essaye de m’imaginer ce qu’un Richard inconstant pourrait être. Elle le trouvait délicieusement imprévisible, amusant, étonnant. Délicieux… Richard est inconstant… Inconstant comme une émulsion ou comme une de ces gelées rouges tremblotante que Maude achète dans cette épicerie américaine à Lyon ? C’est sûrement un curieux mélange de toute une foule de contradictions. Quel être humain est facile à définir ? Et puisqu’il faut bien abattre le démon de la rumination, ce sera le petit détail qui a fait la différence, qui l’a séduite, qu’elle va trouver indubitablement énervant. Je vais l’y aider. C’est une certitude universelle : quand on arrache la racine, la plante meurt. Peu importe le temps que ça prendra, je m’y attellerai. Je sais me montrer intransigeante devant le démon de la rumination. 
      Oh, elle n’en sortira pas indemne… Elle se recroquevillera un moment… dans l’espoir de redevenir comme avant, quand la vie semblait plus confortable. Elle se plongera dans cette foule de souvenirs qui nous habitent, et ceux-ci remonteront dans un ordre différent, avec une coloration autre. Oui, c'est cela, comme quand on remue un bâton dans un étang poissonneux. La surface de l'étang, les nuages qui passent. Les carpes. 
       Sa mémoire brassera à nouveau les cartes des sentiments avec de nouvelles règles. Et elle s’apercevra que quelque chose a changé : Une petite greffe collée sur la peau. Il y a forcément une empreinte après la période de rejet. Richard a le même nez qu’Amy Winehouse. J’entends un pivert qui martèle un tronc. Richard a failli se prendre la poubelle hier quand il a reculé. Sa voiture était coincée entre un tronc de platane et la poubelle. Pourquoi l’ai-je posée, cette poubelle, précisément à cet endroit ? J’aime tellement ce platane majestueux. Le crissement des pneus sur le gravier a résonné longtemps avant d’être absorbé par un petit filet de grondement de moteur. Le tumulte lointain de la bretelle d’autoroute a soudain envahi mes oreilles. Pendant le diner, Maude a tourné la tête vers la grille à chaque fois qu’une voiture est passée.

       Maude n’a toujours pas bougé. Il faut que je parvienne à lui parler. Maude a traité Richard d’inconstant et d’immature. Ne suis-je pas inconstante avec mon sourire de mère épanouie et mon projet d’en sortir depuis plus de quinze ans ? L’ivresse des jours heureux tient dans une petite capsule d’inconstance. Je crois que j’aime vraiment ce mot : inconstant. Je l’adore. Il sonne juste, il a une sonorité stable. Ce n’est pas un mot à la sonorité vague et incertaine comme volatil, puéril ; un de ces mots qui laissent l’attention flotter à la recherche désespérée d’un sens qui s’échappe. Inconstant est un mot dont les syllabes se détachent avec précision ; à la fois dures et douces, animées d’un mouvement souple, elles tranchent l’air ; elles saisissent avec détermination quelque chose d’impalpable pour le convertir en une forme définissable avec une subtile dose de vibration. Juste ce qu’il faut. C’est un mot qui avale son sujet. 
      Ah... C’est si rare, un mot qui avale son sujet. 
      Et pourtant ce mot contient une certaine fébrilité, un état de verre à fond rond qui, comme un culbuto, oscille autour d’un point d’équilibre. Inconstant. Cet homme est inconstant. Cette femme est inconstante. Le culbuto retourne sur son axe. Il faut un mot juste pour redonner à un être une part d’humanité avec tout ce qu’elle peut contenir de vulnérable. 
      De vulnérable et d’impardonnable. Richard m’a souvent regardé avec un air de commisération quand il me voyait m’activer dans la cuisine. Poli, mais avec les sourcils qui remontent au centre et tombent légèrement sur le côté. On ne sait jamais avec cette posture de sourcils si le sujet est méprisant ou compatissant. Il navigue entre les deux, comme nous tous, pauvre créature si changeante, incertaine. Humaine. Quelle horrible confession. A quoi bon écrire si c’est pour aimer son ennemi ? Je flanche. Ah, non, j’ai failli flancher ! Non, Richard est une figue qui se fait éclater le crâne par un moineau. 


       C’est si dur de contenir ses fureurs dans la vraie vie ! Comme ce doit être bon de marcher dans la vie comme ce couple de joggeurs qui passe devant moi tous les matins les poings serrés. Ils marchent en tandem. Je lance la machine à café après les avoir vus passer. Peut-être ont-ils pris une douche revigorante avant, ou peut-être la prennent-il après leur marche rapide. Ils poussent l’air avec détermination, avec force et conviction. Moi aussi je sais faire preuve de force et de conviction. Quel bonheur, ce jour où j’avais envoyé valser le directeur d’une école où j’enseignais, après son quinzième coup de fil de la journée. Quel soulagement quand je lui avais annoncé que l’objet de sa requête s’était transformé en fantôme ! Quel savoureux moment quand ce même jour, dans l’hilarité générale, le directeur préparait sa riposte pendant que consciencieusement je rédigeais ma lettre de démission. Mise en scène scrupuleuse, consciencieuse : en déplaçant des morceaux de phrase, supprimant des mots, rajoutant des virgules, pour que le ton soit juste. C’était il y a si longtemps, et pourtant je m’en souviens encore. Je crois que si j’avais accepté avec résignation sa requête en rassemblant le peu de patience qu’il me restait, j’aurai fini par fendre son torse en deux avec une hache. L’inconstance a des vertus. Elle peut créer des terrains d’entente imprévus. Parce que la vie est une guerre incessante. Qu’il est doux de s’en préoccuper aujourd’hui, là, assise dans cette cuisine, pendant que les rosiers sentinelles montent la garde devant le muret en pierre.
       Quelle autre inconstance salvatrice me revient à l’esprit ? Tant d’autres… Et cette jouissance quand ma mère avait accusé une enseignante revêche de favoriser la délation, après qu’un camarade lui ait rapporté un mot peu aimable que j’avais écrit à son encontre. Ciel quel bonheur j’en avais tiré ! Inconstance ou riposte ? Je crois bien que cela fait des années que j’ai cessé de me poser la question et que je suis passée à l’action. A ma manière.

       Richard et son regard moqueur, son sourire au coin des lèvres. Richard qui fait rire toutes les filles. Amuseur joyeux ou cynique bouffon ? Maude n’a pas répondu à ma question qui dissimulait un a priori forcément négatif. A priori de mère protectrice qui a, dès le premier regard, senti que l’aigle survolait sa proie, jeune et naïve. Peut-être que je la protège trop. Peut-être devrais-je lui léguer un peu de mon inconstance. C’est si dur, si dur… Ah… Comment lester des ailes d’un papillon sans craindre de les briser ? Quel genre de papillon est Maude ? Un papillon de nuit qui aime tourner autour de la flamme ? Peut-être… Une flamme pétulante ? Oui… Maude est une flamme. Ma fille, une flamme ? Ah oui, c’est ma fille… Oui, c’est vrai… Je l’aurais presque éclipsé tellement la flamme semble m’avoir quittée. Je ferme les yeux. J’imagine cette flamme, un brasier au milieu d’une plage et nos corps nus allongés dans une île déserte. Vendredi ou la vie sauvage. Ce doit être si bon. Rien. Pas de livres. Pas de cahiers, pas de crayon. Rien. Juste un piano sur le sable. Oui, ce serait une vie merveilleuse !
       Maude est si jeune. Je vois son corps qui se soulève. Elle soupire longuement. Elle soupire comme une bête blessée. Maude est si jeune et si inventive. Maude est capable de créer mille centres d’intérêts de toute sorte, à une cadence telle – parfois j’en ai la tête qui tourne – que tout évènement est assez vite noyé au milieu de cette houle constante. Le tourbillon Maude va se réveiller à nouveau. 
      Pour l’instant il volète au-dessus de son corps allongé. Il se repose. Il se charge de cet air magique qui enveloppe les rosiers robustes. Il reprendra de l’envergure. Il se soulèvera comme un cyclone chargé d’une nouvelle rage de vivre. La douleur sera lissée par d’autres joies encore plus grandes : ce sont là les vertus insoupçonnables de l’inconstance de la jeunesse. Dans un jour ou deux, elle s’élancera à travers les escaliers avec ses pas lestes et vigoureux ; elle est encore à un âge où une déception amoureuse ne renvoie pas à un face à face douloureux avec le miroir. Que désire-t-elle vraiment ? Que désire une jeune fille en âge d’aimer la vie ? A-t-on idée de ce qu’un corps jeune allongé dans cette posture peut désirer comme vie hors du commun ? A-t-on idée de ce que l’on peut attendre de la vie, ici, dans ce jardin, derrière ces sentinelles, ces roses ébouriffées, loin du tumulte des vies trépidantes de la ville ? A-t-on idée de l’épuisement que cette foule de désirs peut générer tellement sa grandeur nous assomme ? Peut-on soupçonner toutes les étincelles de vie qui crépitent dans ce corps allongé comme un chant de grillons qui paradent ?

       Pendant que je nettoyais la planche et débarrassais le plan de travail de demi-citrons pressés, Maude s’est retournée sur le côté et a regardé vers la maison. L’empreinte de cette histoire s’installait. Lentement. Elle avait fait naître un doute. Des doutes. Des doutes d’une puissance inébranlable. Des doutes qui s’abattent sur une montagne de désirs. Des vagues de désirs qui se brisent contre une montagne d’attente. Et si l’attente supplantait les désirs ? Non, Ah non… Cette halte n’est que temporaire. Je le sais. Elle a ôté ses lunettes pour allonger sa tête sur son bras. Ses doigts, pourtant si proche de sa tempe, pendaient inertes. Etirer les cheveux au niveau des tempes est un geste qui lui est cher. Comme moi. J’ai constaté qu’elle a également cet unique avantage qu’ont les myopes de pouvoir garder leur introspection pour eux : un regard sombre mais émoussé, qui se perd, se dissipe, s’affaisse à moins d’un mètre, semant tout autour une pluie de questions.
       J’ai hésité à l’interpeller. Richard qui sait souffler le chaud et le froid, entretenir la flamme, a peut-être laissé une trace plus vivace que je ne veux bien le voir.
        Elle a soupiré profondément.
       En fin de compte, un peu d’introspection est toujours bienvenue. Tout se dire. Ne pas se mentir.
        Très dur.
       L’osmose. Prendre la forme d’un masque, ou pas… Garder le regard expressif et enjoué, comme Marlène la voisine qui anime des ateliers pour enfants malades dans un hôpital. Marlène est rousse à la peau marbrée de veines ; elle rougit facilement. Ses enfants ont tous quitté le domicile depuis deux ans. Elle vit seule avec un labrador qu’elle a arraché à son ex-mari. Je me suis toujours sentie redevable devant Marlène. Je ne sais pourquoi. Je ne sais pas pourquoi sa détresse me touche. Son mari l’a quittée juste après le départ des enfants. Ils s’étaient disputés la garde du labrador, et elle avait gardé le chien et la maison. Maude  a été chercher Marlène pour l’apéritif plus d’une fois pendant que l’arrosoir tournait dans le jardin, marquant la fin de l’après-midi, réanimant les fleurs avachies par cet excès de soleil.
       Richard serait sûrement devenu comme le mari de Marlène. C’est important de laisser son enfant tirer ses propres déductions. Je deviens experte en la matière, simple question d’entraînement ! J’aime voir dans les yeux de Maude cet éclair de sagesse qui la traverse de temps en temps. Je contemple avec une certaine nostalgie cet idéalisme manichéen d’une jeunesse fougueuse qu’elle tente de nuancer d’expérience en expérience ; je me dis que j’ai bien fait mon travail, n’est-ce-pas mon cher journal ? D’ailleurs, elle m’a dit qu’elle tenait un journal et je l’y ai encouragée. Peut-être que je devrais aller y jeter un œil ? Non, non je sais, c’est un sacrilège. Non, jamais je ne le ferai. Promis, mon cher journal, à part si elle disparaît. Non, jamais !
       J’ai continué à siroter ma citronnade adossée au cadran de la fenêtre, quand une vibration du mur m’a informée que Paul s’était assis sur le banc du piano et avait mis le casque pour travailler sa passacaille. Je devine ses gestes brusques et son toucher dynamique à travers les vibrations du mur. Paul a une façon bien à lui de se mettre sur le piano. Il exulte. Il exulte parce qu’il sait que je suis là. A partir de quand est-ce que je n’ai joué que pour moi ? A partir de quand est ce que j’ai compris que le corps à corps avec le piano est une affaire intime ? Je ne sais plus quand c’est arrivé. A-t-on idée de quand se fait le passage de l’enfance à l’âge adulte ?

       Il faut qu’un jour j’insère cette maison dans une de mes histoires. Sous la table de ferme, des piliers, des piles de livres ; les murs sont blancs.
       Demain Maude et Paul rentreront à Lyon, et j’aurai ma semaine à moi, seule. J’ai enfin réussi à me réserver ma semaine pour clôturer mon travail clandestin, apporter les dernières touches à mon projet que je construis brique par brique depuis plus de quinze ans en arrachant des heures par-ci par-là. 

       Le dernier livre que j’ai écrit est un beau succès. Monsieur Bleu est content. Monsieur Bleu aimerait que je révèle enfin mon identité. Il pense que l'on peut en vendre encore plus sur les plateaux anglo-saxons. Je sais éperdument que la lumière nuirait à mon travail. Je sais que je serais bridée dans ma deuxième vie. Tout ceci serait vain. Il faudrait que je m’en invente une autre. Une troisième vie. Puis une autre. Jusqu’où vais-je itérer ? 
       Monsieur Bleu ne sait pas qu’il apparaît dans deux personnages dans le dernier roman. Il met le doigt sur mes contradictions, il loue mes ambivalences. Il en rit. Riez, riez, Monsieur Bleu ! Monsieur Bleu ne se reconnaît pas dans les personnages que j’éparpille dans mes romans. Peut-être que personne ne se voit tel qu'il est. C’est même sûr. Monsieur Bleu rit, et je ris de le voir rire ! La vie est une farce.
       Peut-être que ce journal est vain, rien n’est moins sûr.
       Peut-être que Monsieur Bleu devrait tenir un journal.
       La terre entière devrait tenir un journal. Puis on referait un découpage territorial, on redistribuerait les frontières, avec de nouvelles règles bien définies. Monsieur Bleu serait peut-être très loin. Richard dans un autre continent. Maude, Paul… Je ne sais pas. Moi je serai… Je ne sais pas. Vendredi ou la vie sauvage. C’est la solution la moins risquée. La plus radicale. La seule qui pourrait mettre un terme à mon journal.
         J’ai subitement envie de préparer un gigantesque rôti.
      Et un gratin crémeux aussi, moelleux, avec un de ces bords qui croustillent, que l’on gratte avec la fourchette. La figue crevée est tombée de l’arbre. Je choisis mon plat à gratin, je vais prendre le plus grand ; le bord du gratin, c’est ce que je préfère. Je regarde à nouveau en direction du figuier, je ne crois pas qu'il reste d'autres fruits. J'en suis même sûre. Le soleil a dégarni les roses, fendu les figues. Certaines ont été cueillies.
       La dernière gît au sol.


dimanche 29 octobre 2017

Dans ce jardin qu'on aimait de Pascal Quignard (Editions Grasset)

Un jardin est le plus beau des cadeaux que peut nous laisser un être cher, le plus vivant, la plus belle des consolations. Et puis il y a la musique, les oiseaux, l’eau qui s’écoule, le vent qui soulève les pèlerines. L’instant, le présent. Cette onde musicale qui parcourt les siècles, les années. En une seconde, elle submerge une oreille attentive. Seul le révérend Cheney a transcrit ces sons sous forme de partition, note par note. Le révérend Cheney est immortel. Heureusement que Pascal Quignard l’a sauvé de l’oubli.

Ce livre se présente sous la forme d’une pièce de théâtre aux scènes épurées. D’abord une image. Il y a deux scènes séparées par une diagonale : un lieu, jardin et un salon avec un vieux piano et un homme voûté qui déchiffre des lambeaux de partition.

La femme du révérend Cheney est morte, juste après avoir accouché d’une fille, Rosemund.
« près de la rame noire
Les cendres dispersées dans le souffle du soir peu à peu se sont humectées,
lentement, lentement, au contact de l’eau,
puis englouties.
Elles se sont progressivement effacées à l’intérieur de l’eau où les petites ablettes et les petits goujons ont ouvert leurs lèvres.
Ils ont des lèvres curieusement bourrelées et blanches, les poissons » p24

Il est heureux dans le jardin qu’elle a aimé.
« Même, je suis vraiment heureux dans le jardin qu’elle aimait car, quand je suis dans son jardin, je suis comme contenu en elle,
je suis à l’intérieur d’elle
vivante
vivant. » (p26)

Elle était si belle.
« Longtemps après, sa bouche merveilleuse laissait s’échapper la fumée pâle,
lentement sans souffler,
elle longeait tout d’abord ses lèvres entrouvertes.
Les spirales grises et jaunes s’enroulaient autour de sa joue toute ronde,
contournaient son oreille lentement,
le lobe, puis le pavillon,
se glissaient dans le macarons châtains et roux et noirs de ses cheveux
et elle s’y immobilisaient exactement comme la brume dans les épines des buissons qui longent la rive et l’embrassent » (p27)

Vingt-huit ans se sont écoulés depuis la naissance de Rosemund. Elle apparait plus vivante que toutes les fleurs du jardin. Elle lui rappelle sa femme. Elle énumère l’unique pèlerinage consenti dans une vie : « Le musc, l’ambre gris, le clou de girofle, la rose de Damas, le bois de santal. » Le pauvre homme en a assez entendu et la somme de partir.

Il la libère du jardin labyrinthe et reste seul avec son souvenir. Elle part en emportant un petit oiseau blessé dans une cage. Elle part enseigner la musique. Elle est désormais plus vieille que sa mère morte. Il est heureux seul avec son jardin. « Car c’est un visage, un jardin…C’est un merveilleux visage invieillissable » (p47)

          Et il transcrit les sons, tout ce qui l’enchantait, et il entend tout ce que l’humanité a ressenti depuis des millénaires. « Il est possible que l’audition humaine perçoive des airs derrière la succession de sons de la même façon que l’âme humaine perçoit des narrations au fond des rêves les plus chaotiques » (p63)

            Commence alors un face à face avec ses souvenirs, le repentir. Pourquoi a-t-il sacrifié sa femme pour sauver sa fille ? Sa femme qu’il aimait plus que sa fille. Sa fille partie, il n’a plus de liens avec les êtres, il vit avec ses émotions. Il vit avec sa femme. Elle apparaît et elle lui dit :

« Ne pas t’avoir toujours dans mes pattes, tu vois, voilà,
Voilà ce qui me poussait à sortir.
Oui j’allais au jardin » (p91)

          Il sombre. Puis, Rosemund réapparaît. Seule. Elle n’entend plus le piano. Tous les autres sons, oui, mais pas le piano. Pas la voix de son père.

          Le livre de partition du révérend est refusé sept fois. Personne ne le comprend.

          « C’est le vent, ce sont les oiseaux, ce sont les roseaux, ce sont les gouttes de l’averse sur les arbres que l’on refuse » (p119)

            A sa mort, sa fille fait publier ses partitions.

J’avoue avoir lu en diagonale les pages les plus sombres de la fin du livre  (Pascal Quignard écrit tellement bien qu'il vous entraîne immanquablement…) mais j’ai été touchée par le travail de transcription en partition de musique du chant des oiseaux, du vent, de l'eau qui goutte ; et j’ai été séduite par l’écriture poétique, élégante et concise de Pascal Quignard.



Dans ce jardin qu'on aimait, Pascal Quignard, Editions Grasset, 2017.