Comme moi, vous achèterez peut-être ce livre et vous le laisserez traîner pendant quelques jours sur une table. Puis vous en achèterez d’autres plus légers que vous déposerez dessus. Puis vous vous direz « Je vais attendre d’avoir un moral d’acier avant de l’aborder ». Et enfin, vous trouverez un subterfuge pour l’entamer. Pour moi, le subterfuge a consisté à commencer la lecture pendant que mes enfants jouaient calmement à côté alors que d’habitude je préfère lire seule.
Ensuite vous lirez le prologue, et vous comprendrez votre malaise si bien décrit par Justine Augier ; et donc vous lirez la suite. Vous ne lâcherez alors plus ce livre, d’une part parce que cette fille, Razan, est un personnage extrêmement romanesque, et d’autre part parce que la plume de Justine Augier est juste, avec un équilibre parfait entre sensibilité et analyse.
Razan est une dissidente syrienne qui a disparue dans la nuit du 9 au 10 décembre 2013 avec son mari et deux autres personnes. Ce livre retrace l’histoire de cette femme peut-être encore en vie. Peut-être pas.
La première partie retrace le chemin tracé par Razan avant le début de la guerre civile syrienne. Comme tous les enfants, Razan a construit son monde imaginaire quand elle était jeune. Elle s’est construite aussi en opposition à une famille traditionnelle patriarcale tout en gardant des sentiments de respect et de loyauté vis à vis des membres de cette famille, sentiments propres à son éducation orientale. Elle n’a pas eu d’éducation politique ou idéologique puisque qu’elle a grandi dans les années 80 en Syrie et en Arabie Saoudite. Elle a lu Woolf et De Beauvoir, a cherché à s’émanciper par la lecture, puis a choisi de gagner la liberté dans l’action et non dans la fuite.
On découvre dans ce livre comment elle s’éveille et s’engage dans le soulèvement syrien. On comprend petit à petit sa personnalité inhérente aux gens qui, comme elle, luttent contre une sensibilité qui les submerge en s’élevant sur de très hautes aspirations.
On découvre comment une ambiance de peur et de terreur est maintenue par les disparitions (définitives ou pas) orchestrées par le régime syrien, les méthodes utilisées et en particulier la méfiance qui isole les individus et entrave toute tentative de rassemblement et de rébellion : « L’absence de confiance est une question centrale en Syrie. Obsédante. Un manque autour duquel tentent de s’articuler les relations et les êtres. Par défaut, on ne fait confiance à personne et c’est là un principe de précaution ancré au plus profond de chacun (p48). » D’ailleurs, au début de son engagement, la terreur de se faire prendre est telle que Razan n’est amie qu’avec les dissidents qui ont déjà fait vingt ans de prison, preuve que ce système fonctionne : il permet de rassembler ceux qui ont déjà connu la torture avec ceux qui vont l’affronter. Ce système ne rassemble jamais ceux qui sont prêts à se battre ensemble avec une nouvelle approche, une nouvelle stratégie, un regard neuf. « On se méfie du chauffeur de taxi, du vendeur de légumes, de chacun, et avec le soulèvement le quadrillage va commencer à se resserrer ». Ce sont les « dinosaures » qui forment le cercle d’amis de Razan quand démarre son action engagée.
Ensuite, nous suivons son parcours depuis son engagement dans la défense des droits de l’homme en tant qu’avocate et en tant que journaliste. Razan mène un travail minutieux tous les dimanches pour aider les détenus politiques, l’essentiel se passant dans une ruelle devant la salle de jugement, quand les détenus laissaient échapper des bribes de parole et que les familles racontaient ce qu’ils avaient vu et entendu. Cette partie du livre est très intéressante : « Razan écoute, abandonne des grilles de lectures statiques ; bâtit une compréhension incroyablement précise du monde dans lequel elle navigue, une compréhension qui lui permet de pratiquer comme personne l’art de la résistance tolérée car elle connait tous les interstices dans lesquels il est possible de se glisser, toutes les portes dérobées qu’il est possible d’ouvrir et celles qui sont condamnées.(p53) »
Razan défend tous ceux qui sont poursuivis par le pouvoir y compris les islamistes (qui l’ont probablement enlevée en décembre 2013). Elle ne défend pas que ceux qui lui ressemblent ; elle s’immerge dans l’ambiance familiale de chacun, pousse son métier d’avocat dans une forme d’accomplissement héroïque qui lui coûtera cher. Razan dissèque les méthodes du pouvoir syrien et Justine Augier regroupe ses analyses avec celles déjà dressées par Michel Seurat des années auparavant ce qui atteste de façon tragique la fin réservée à ceux qui comprennent comment un système totalitaire fonctionne. Razan fait un travail de terrain gigantesque pour cartographier la population radicalisée comme une ethnologue (travail très utile pour le monde entier). Elle écrit des enquêtes de terrain tout en naviguant entre les pressions du pouvoir en place.
La deuxième partie du livre décrit les changements qui ont lieu au sein de la population avec le début de la guerre civile et, dans la mouvance du printemps arabe, la jeunesse en 2011 qui se soulève, les villes assiégées, la population étouffée, le sang qui coule sans discontinuer. L’espoir que tout change. Une nouvelle ère commence et une nouvelle vie pour Razan qui doit maintenant vivre cachée. Elle a préparé le terrain et elle apparait alors comme une figure incontournable que tout le monde consulte. Elle ne sort presque plus, se terre, change de cachette quand un des siens est emprisonné, donc torturé. Le quadrillage de la population est de plus en plus fin.
Puis c'est la rupture. Un ami qu’elle admire et aime beaucoup, Yahya, disparaît ; un garçon plus mesuré, plus calme qui mène un combat pacifique. Et c’est la descente aux enfers qui commence pour elle aussi. Elle se métamorphose physiquement ; elle comprend que l’issue est fatale, mais elle se relève. Elle sombre puis se relève après chaque disparition. Une force inouïe la maintient à flot, mais son corps se transforme. La disparition de cet homme Yahya qu’elle admirait tant marque un tournant.
Justine Augier ne perd pas de vue sa sensibilité et sa compréhension de la nature humaine dans cette deuxième partie et sème des éléments qui permettent de comprendre comment ces gens pour qui l’issue est fatale, qui s’y préparent, baissent la garde quand ils sont affaiblis, et comment cet affaiblissement, ces brèches sont exploitées par un pouvoir qui veut détruire toute forme de rébellion. Justine Augier scrute aussi les dissidents et les relations qu’ils entretiennent entre eux. Même la cohésion au sein de ces activistes est menacée par un mot, une phrase peu encourageante, un geste pas reconnu à sa juste valeur, quand la fatigue gagne chacun.
Cette deuxième partie est consacrée aux soulèvements, à l’éveil du peuple, l’espoir, les chants révolutionnaires, les larmes, les cris de joie quand démarre les soulèvements après 2010. L’émulation, la fraternité qui lie tous ces êtres qui défendent un idéal commun. La liberté. Cette partie du récit est prenante ; elle regroupe plusieurs écrits qui se font échos les uns aux autres sur les soulèvements de 1982 comparés à ceux de 2011, les souvenirs tels qu’ils sont transmis par le pouvoir et tels qu’ils sont reçus dans la mémoire de chacun, les souvenirs tels qu’ils sont véhiculés d’une mémoire à l’autre. C'est un récit sur la construction de la mémoire collective ; et on ne peut s’empêcher, devant ces scènes de massacre de penser que désormais la mémoire collective est embrassée par l’image de Razan.
Pour que le soulèvement ne devienne à aucun moment un mouvement construit et menaçant, le peuple syrien est morcelé, « quadrillé » par le pouvoir, mais la mémoire de Razan plane, ce qui nous laisse penser qu’il est possible que seule l’échéance soit un point d’interrogation. Razan a patiemment répertorié tout : les tortures, les méthodes de disparition, les morts, les détails de leur mort. Elle égrène les morts un à un. Elle tient un registre précis. Elle s’éteint à petit feu.
La révolte syrienne se répand, les chefs et les points de vue se multiplient et c’est là une bataille d’ego qui se met en place. (Juste avant on apprend qu’un prix a été décerné à Razan, prix qu’elle a d’abord refusé puis accepté. Je ne peux pas m’empêcher de penser que les prix décernés pendant l’action sont contre-productifs. Après oui, avant non ! Célébrer l’ego avant le résultat ! Evidemment ceux qui décernent les prix n’y pensent pas et se targuent de décerner un prix à l’action qu’ils auraient voulu mener mais qu’ils ne mènent pas ; alors ils la célèbrent…)
La troisième partie raconte cette incroyable vie souterraine dans des tunnels et la survie qui se met en place dans les villes assiégées, bombardées. Razan finit par quitter Damas et va s’installer à Douma en 2013 où elle sera capturée en décembre 2013. Justine Augier revient sur une scène que l’on peut voir sur YouTube et qui apparait dans le film « Our terrible country » dont elle a déjà parlé au début du livre et qui est le point de départ de sa rencontre avec Razan. On y voit Razan qui se jette dans la gueule du loup dans cette ville de Douma très conservatrice où elle arrive avec son esprit de femme occidentale et on comprend que sont loin les jours où Razan défendait tous les opposants au régime, islamistes compris.
Cette partie raconte ce décalage entre l’idéalisme de Razan et le chaos de la vie à Douma avec ses groupuscules qui s’affrontent. Elle raconte ce décalage entre son idéalisme et les intérêts économiques des puissants qui subventionnent les groupuscules, l’argent qui circule, la corruption. Un énorme nœud dont elle peine à sortir. La fin inéluctable qui la guette. Elle continue à travailler et à avancer ses pions dans ce petit bastion de Douma, un peu comme un malade condamné essaye de capturer des scènes de vie depuis sa fenêtre dans un hôpital.
Justine Augier nous rappelle dans son récit la triste tragédie de Michel Seurat (dont certains écrits sont cités). Ce récit rassemble un incroyable travail de recherche que Justin Augier a fait à travers une quantité d’archives. Ce livre nous fait prendre conscience de ce qu’il a été possible de récupérer (et donc par là même laisse une trace de ce qui a été perdu). Justine Augier comprend parfaitement les ressorts d’une personnalité forte et voit toutes les fragilités que cette force révèle. Elle mène son récit en navigant intelligemment entre les évènements graves qui y sont décrits et la sensibilité extrême de Razan. Cette sensibilité, vous l’aurez compris, ne peut être vécue que dans l’action, que dans le don de soi, puisque de toute façon ce type de personnalité se consume. Il se consume dans la production d’une œuvre digne de ce nom, jusqu’à l’épuisement.
Un passage du livre, très intéressant également, est dévolu à cet engagement que Justine Augier a eu en faisant partie des équipes de l’ONU en Irak après les attentats et de l’amertume qu’elle a ressentie devant son idéalisme bafoué. Elle explique bien cette désillusion des gens de terrain qui, manipulés, idéalistes, se lancent à corps perdu et découvrent les erreurs interventionnistes et les nœuds qui en découlent. Elle raconte aussi les couloirs vides et mornes de l’ONU à Vienne. Elle analyse tous ces détours qu’elle a empruntés pour finir par prendre l’arme qui peut servir son propre engagement : la littérature. Justine Augier, à travers ce portrait s’interroge sur ses propres engagements, ses idéaux, sur son rapport à l’écriture ; et immanquablement on referme le livre en se demandant quelle part nous sommes prêts à céder pour nous engager, pour aider ceux qui en ont besoin.
Pour une fois qu’un auteur se penche sur un drame actuel et non sur un douloureux évènement historique lointain, il faut le lire. On ne peut décemment pas se dire que maintenir nos consciences éveillées sur les drames du passé est essentiel pour nous empêcher d’y retomber avec tous ces romans historiques qui abondent, et ignorer le présent qui se déroule sous nos yeux. Ce serait inconcevable. Illogique.
Je rajouterai que ce livre est bouleversant car c’est le regard de Justine Augier sur une femme héroïque, ce qui en fait une œuvre à part. L’héroïsme n’est pas abordé de façon aveugle en passant par la case honneur, sens du devoir, etc… Justine Augier aborde intelligemment tous les ressorts de l’ego qui se cache derrière tout homme qui s’élève; elle aborde ce sentiment de puissance devant l’effet que Razan produit sur les autres ; elle exhibe les effets de l’euphorie devant les grands bouleversements d’une société atone, les étincelles que cette euphorie génère et les caractères forts qui se démarquent, s’affrontent ; elle souligne les frustrations individuelles qui minent la cohésion. Elle n’oublie pas l’humain qu’elle explore dans sa composante la plus fragile, la plus discutable, la moins glorieuse. Ce texte est donc un texte incontournable de cette rentrée littéraire.
Je crois qu’à y bien pense, ayant déjà lu un livre de Justine Augier dont j’avais aimé l’écriture très sensible, je savais que si elle s’emparait de ce sujet alors j’avais de quoi m’inquiéter sur l’effet qu’il produirait, c’est pour cela qu’il est resté quelques jours (quelques semaines même…) sur une table. C’est pour cela que je l’ai enseveli en empilant d’autres livres au-dessus. Car c’est en effet un livre extrêmement grave, pesant, qui vous plonge dans une tristesse infinie mais qu’on ne peut pas lâcher. Une fois démarré, c’est un livre que vous ne poserez plus. Si vous ne connaissez pas cet auteur, alors c’est une belle manière de la découvrir.
De l'ardeur, Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne ; Justine Augier ; Editions Actes Sud ; 2017.
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