dimanche 10 mars 2019

Musée Zadkine. "Le fauve ou le tigre"



Le fauve me tournait le dos. Je l’aperçus en arrivant à petits pas en empruntant l’allée du minuscule jardin. Devant moi, un bow-window au toit circulaire, une enclave dans le jardin ; dedans, un fauve métallique strié de lumière.
Il était difficile de savoir ce qu’il scrutait. C’était un fauve immobile comme il arrive que l’on en croise dans un musée. Pourquoi s’imaginer que la bête pouvait s’échapper ? C’était évidemment absurde et personne n’y songeait.

A ma gauche, la fenêtre de la première salle du musée avec un groupe d’enfants derrière la vitre ; ils observaient trois sculptures de têtes identiques : une blanche, une brune, une terre rouge. Je devinais à travers leur regard braqué sur la troisième tête sombre comme un cocon racorni qu’une histoire inimaginable leur était racontée. L’une des petites filles avait un visage lunaire, les yeux écartés, un nez plat, comme la statuette de gauche en marbre. Ses yeux étaient légèrement bridés et son regard croisa le miens au moment où je l’observai depuis le jardin.
Maintenant, nous regardions toutes les deux le fauve derrière le bow-window ; elle, depuis la fenêtre du mur adjacent à ma gauche, moi en face, depuis le jardin.
Le fauve me tournait le dos et je devinais sa tête féroce et bosselée, ses arcades saillantes. Sa mâchoire massive devait se refermer comme une trappe de chasseur. D’un claquement bref.

Que pouvait-il avaler d’un coup ? Une brebis, à moitié, un lapin sûrement ; la fillette assurément.
Savoureuse ? Plus intéressante que le frêle bouleau tremblant à ma droite, que les fougères si amples que le buis toxique en est couvert. Une délicieuse brindille au cartilage frais, à la peau juteuse. Plus nourrissante que les jeunes enfants repus qui suivent les explications, les yeux rivés sur la statuette terre rouge.
Non assurément, la fillette est la plus parfaite.
Il y a dans son visage un halo sublime qui rappelle la lune avalée par une clairière.
Il y a dans son port de tête une grâce majestueuse comme chez toutes les filles qui affectent de tout assumer.

Il y a dans ses épaules contractées une envie d’être enserrée.
D’être protégée.
Il y a dans ses yeux une ardeur d’enfant aventureux qui accroche le regard.
Qui vous pousse à l’envahir.
D’en finir avec toutes les ambiguïtés.
Une grâce fascinante qui a la persistance de la pierre. 



Derrière elle, les explications, s’écoulaient. Maintenant les têtes des enfants étaient tournées vers la première statue en marbre, la blanche au visage impitoyable. Même forme que les deux autres statues. 
Ce regard glacial.
La statue brune était seule ; elle était retournée dans l’antre d’une histoire d’où elle était venue. Peut-être d’un pays chaud.
C’était le mois de décembre, la nuit tombait. Une étrange lumière bleue fluorescente descendit sur la fenêtre de la fillette. Le temps que je m’en aperçoive, elle était à côté du tigre, derrière le bow-window.
Un pas sur le côté. Le fauve faisait le dos rond. Je m’approchai, me repositionnai derrière, debout, à la fois curieuse et inquiète ; je l'observais ; on ne voyait plus sa mâchoire. Seule la bosse du dos saillait.

Le tigre était furieux, la fillette s’en aperçut. Elle lui caressa la mandibule. Déformée, tordue, aimantée par la main de la fillette qui l’amadouait. 

Le tigre semblait apaisé. Une lumière ardente comme si des ailes lui poussaient émana de ses flancs.
Je m’assis sur un tabouret en bois à la structure parfaitement géométrique, bien plus confortable qu’une souche improvisée, convaincue que la lumière était projetée par une lune incandescente.
J’observai avec le plus profond intérêt la scène, tandis que la fillette de ses deux bras maintenant enlaçait son propre corps. Elle tournait le dos à la vitre, comme le tigre, ses deux bras vigoureusement croisés enroulés autour de son torse mince. Ses extrémités de doigts se touchaient derrière elle, de sorte que l’on aurait pu penser que quelqu’un la ligotait.
Elle dansait. Elle mimait que quelqu’un l’enlaçait et cela semblait l’amuser. Le fauve était brillant de colère. Son poil bronze d’un éclat confondant scintillait, un fauve bien nourri. Et ses yeux qui maintenant regardaient vers le ciel jetaient des éclairs de lumière jaunes.

Tout d’un coup, toutes les lumières s’éteignirent. J’entendis des pas sur les feuilles sèches. Deux pas. Puis quatre. Ils s’approchaient. Deux hommes, ou un fauve : je ne saurais dire. Les pas derrière moi s’enfonçaient avec prudence. Avec ruse. Ils s’enfonçaient lentement, tout doucement, des brisements de coques vides ; comme si tous les insectes, de l’amas de feuilles sèches, des cupules, s’échappaient.
On aurait dit que les pas ne provenaient pas de l’allée mais contournaient une des sculptures du jardin.
Une main m’enserra le bras.
Je criai. Hurlai. Le bow-window fermé, le fauve échappé. Sauvez-la ! Sauvez-la !
Un stylo que j’avais pointu, je criais.
Que la peur puisse dégriser, je le savais.
Transfigurée, le stylo brandi, j’étais prête. Je pouvais lui trouer la gorge. La transpercer d’un coup de flèche.

D’un coup. Sanglant.

La lumière du bow-window s’est allumée.
Saine.

Sauvées.
Mon cri suffit.

Je range mon stylo.





jeudi 7 mars 2019

Carlos et Budd, ovation et silence de Yves Revert (Editions Verdier)



Voici l’histoire d’un cinéaste Budd qui a vécu dans une maison aux cornets de glace renversés. Il a déjà tourné plusieurs films à succès. Son fantasme le plus cher est de porter à l’écran la vraie vie du grand matador Carlos. C'est ce Carlos lui-même qui doit jouer le rôle, et Budd est prêt à tout pour arriver à ses fins toute ressemblance avec un écrivain en quête de son personnage est fortuite. 

Alors qu'il songe à remettre sa vie en jeu après s'être retiré, ce matador lui avoue un jour « j’avais perdu tous mes enchaînements, ça a duré trois ou quatre secondes et j’ai cru que je n’allais plus pouvoir rien rattraper. » « Il y a cet instant où quand il va plonger l’épée, dit le narrateur au sujet du matador, le poids du corps sur les orteils et non sur les talons. Privé de presque tout contact avec le sol, il bascule en avant, tête haute, la charnière du buste dans le prolongement, il pourrait tout aussi bien prendre son envol et disparaître dans les airs. » (page 126)

Carlos est insaisissable. Il ne se laisse pas facilement prendre par la caméra de Budd, ne se laisse pas amadouer ni conquérir. Ni ne se lie d’amitié avec lui. Il ose même donner son avis, l’accuse de voler la vie des autres ; mais quand il commence à douter de lui, quand l’ombre d’un doute apparaît, il s’offre à Budd pour finaliser le tournage et lui demande sans le regarder : « Et où veux-tu que je me mette pour mourir ? »


Voici donc l’histoire d’un raconteur d’histoire qui a réellement existé, Budd Boetticher, réalisateur de western à Hollywood, qui traque Carlos Arruza, le célèbre torero mexicain, un homme au geste sûr, admiré de tous. Et ce récit nous est rapporté par le raconteur-metteur en scène Yves Revert avec une verve exceptionnelle. Avec son regard qui voit la scène et l’ambiguïté de la scène, le langage du corps et ce que le corps cache. Le décor et l’envers du décor.

Du décor, des scènes, chemins tracés, il est question, tout le long du livre. « J’ai vécu ces journées avec l’impression de déambuler dans ces labyrinthes de foire où à chaque tournant, vous attendent des miroirs déformants. Vous vous reconnaissez mais ce n’est pas vous, ou l’inverse. C’était ce que cherchait Budd, à bâtir un labyrinthe d’images pour prendre la vie au piège. » Restera-t-il toujours à la périphérie de cette vraie vie qu’il essaye de saisir ? « Peut-être l’erreur de sa vie avait été de ne pas persister à devenir matador. » Et c’est cette histoire de prise de risque, ce basculement de la bravoure à la faiblesse, ce passage de la vie à la mort, ce balancement entre le désir et la confrontation au réel, cet attrait pour le silence du monde et pour l’ovation, qu’Yves Revert explore ici, avec une écriture au plus près de l’action. Des corps. Les scènes sont décrites comme le ferait une caméra. Son œil d’écrivain parcourt les scènes en diagonale, à l’horizontale, vers le haut, donnent une teinte particulière au récit de l'auteur. Une très belle découverte donc, pour un premier roman qui a les qualités d’un grand roman-film. Un nouveau genre ? Ça nous change de la disparition annoncée de la fiction, répétée et fantasmée !

Pour finir, voici quelques extraits dans la dernière partie du livre qui décrit la prise de vue finale où s’alternent la vie du taureau, du matador dans l’arène, la prise de vue cinématographique et le zoom sur les personnages secondaires. Cette partie est extrêmement bien romancée. Le sentiment d’attente, de puissance, la dilatation des sentiments se mêlent. L’œil qui voit dedans et l’œil qui voit dehors. Tous ces effets combinés en quelques pages donnent un texte dense, d’une très grande beauté, d’une cohérence psychologique, d’une violence presque lancinante ; et on se prend à devenir taureau au milieu de l’arène du monde.

« L’animal va se prendre dans les plis de l’étoffe et s’y perdre. Il est là et il n’est plus là. La foule voit et elle ne voit pas. Elle voit ce qu’elle croit normal de voir, mais le secret reste caché derrière le pan d’étoffe. Elle attend la réapparition du taureau, qu’il resurgisse du tourbillon de tissu et déchaîne à nouveau sa fureur. La bête se précipite… Carlos, d’un seul mouvement, capte la force du taureau et lui impose sa vitesse. Le fauve passe la cape, tête baissée. L’instant d‘après, les images repartent en accéléré… Budd ne lève plus la tête du viseur comme s’il allait en surgir, à force de scruter à l’intérieur, une image cachée. Il lui semble entendre respirer l’animal. Le poids entier de la carcasse repose sur les piliers des cuisses. Les découpes des muscles creusent des crevasses. Elles gonflent et se dégonflent avec de brusques détentes… Ce qu’il cherche à surprendre en images, ce n’est pas la mort, non, c’est la seconde où la vie se contracte et ondule…» (pages 130-131)



"Carlos et Budd, ovation et silence" ; Yves Revert ; Editions Verdier ; 2017.