Voici une bien belle fable très actuelle. Une horrible histoire qui donne des frissons tellement elle met en exergue les dérives de notre société avec ses traces informatiques indélébiles, ses jugements sans discernement, ses censeurs, ses experts psychiatres qui posent un diagnostic qui tombe comme un couperet.
Que se passe-t-il quand un professeur de philo timide, North, est accusé à tort de loger des photos pédophiles dans son ordinateur ? Il se passe qu’une machinerie infernale se met en marche. Si en plus cet homme est effacé, timide, peu enclin à échanger des joutes verbales avec ses collègues ; si en plus cet homme donne l’apparence d’être un homme singulier, un homme qui vit en retrait, alors cet homme curieux est un homme à abattre.
Ce livre fait penser au « Procès » de Kafka. L’histoire est inquiétante, rien ne se déroule normalement, et pourtant tout tend à nous faire croire qu’il est possible de vivre une histoire similaire. Les personnages sont tout à fait crédibles ; ils nourrissent de petites frustrations, une méfiance toute ordinaire envers cet être différent ; ils sont prêts à se montrer impitoyables si c’est un enfant qu’on attaque, cause bien entendue sacrée qui ne souffre pas la moindre mansuétude. Qui ne défendrait pas un enfant ? L’auteur utilise les ressorts du jugement populaire avec tout ce qu’il peut comporter d’arbitraire. La machinerie judiciaire, l’énorme mécanique qui broie, se met en marche, confortée dans son jugement par les experts qui dressent leurs diagnostiques. Le psychanalyste décrit ainsi North : « une grande solitude émotionnelle et sociale… Un homme peu expansif, difficile à approcher, qui consacre le plus clair de son temps à son travail… une certaine rigidité inscrite dans sa structure mentale… » (p102).
North doit préparer son jugement. Son avocat le convainc de plaider coupable. Il a l’air trop coupable. Son avocat n’est pas capable de le défendre s’il plaide non coupable. Incarcéré, il va en "anthropo-thèque", une ancienne bibliothèque convertie en prison : « …dans l’espoir de ‘’désengorger le parc pénitentiaire ‘’. La métamorphose, affirmait-on, serait aisée : il ne s’agissait en somme que de changer de préfixe, de remplacer des bibliothèques par des anthropothèques (on ne parlait plus de prisons). Sur les décombres d’un savoir inutile avaient donc fleuri quelques établissements dont on vantait la taille humaine et le confort plus que décent. Ils étaient réservés à la détention des populations les plus sensibles : minorités religieuses, déficients mentaux, enfants, pédophiles… North avait connu ces lieux du temps où l’on y trouvait encore des livres » (p133).
North finit par être disculpé de façon totalement inattendue. Pas parce que la justice a bien fait son travail ou a reconnu une faille dans l’accusation.
Dans ce livre Alexandre Postel nous sert de l’absurde, du sordide. Il donne corps à la masse, au monde totalitaire modelé par les propos des journalistes qui brodent, amplifient, jugent (même son propre frère ne lui confie plus sa nièce). Ce livre dénonce les dérives du monde moderne de façon fine et convaincante. C’est un très bon roman que j’ai lu en deux jours. C’est une histoire glaçante qui peut nous arriver à tous… surtout si l’on est une bille en informatique, surtout si on est pris d’un malaise à chaque fois qu’on appelle le service informatique, surtout s’il nous manque l’aplomb nécessaire pour offrir une image irréprochable aux yeux de la société. Conseillers en communication, « coache » spécialisé en prise de parole en public, pourvoyeur d’images publiques de toutes catégories, lisez ce livre et mettez-le dans votre salle d’attente pour persuader les plus réticents à avoir recours à vos services !
Et pour finir, un excellent passage où le professeur explique à une élève pourquoi elle n’a pas eu la note qu’elle souhaitait pour sa dissertation (ayant une formation scientifique, j’ai toujours été intriguée par ce peut être qualifié de vrai, de faux, ainsi que les gradations intermédiaires dans un travail d’analyse en littérature … ) : « En effet, il n’y a rien de faux dans votre commentaire je vous l’accorde. Mais ce n’est pas pour autant qu’il y a du vrai. Entre le faux et le vrai, il y a un espace qui est celui de l’apparence du vrai. C’est l’espace de l’imposture, de la séduction, de l’opinion, de la bêtise aussi. L’apparence du vrai, c’est le cauchemar de la vérité. Vous avez déjà été dans une chorale ? Après quelques séances, en général, plus grand monde ne chante faux. Mais on est encore loin du but, parce qu’il y a une différence énorme entre ne pas chanter faux et chanter juste. On pourrait même dire que le travail commence à partir du moment où plus personne ne chante faux » (p30).
Un homme effacé ; Alexandre Postel ; Editions Gallimard ; 2013.
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