Eitan est un scientifique juif allemand. Il ne croit
pas au hasard. Il compte les probabilités d’occurrence de chaque évènement, le
nombre de fois où un livre est consulté, le nombre de livres qui restent sur la
table. Et Le Livre, qu’il a vu, vu et revu sur une table, durant deux ans de présence à la
bibliothèque.
Le livre prophétique.
Gigantesque mur couvert de milliers
de livres, table en bois robuste, lampe en laiton, abat-jour vert-bibliothèque,
une femme vêtue de rouge, très belle. Le visage fermé, Wahida planche sur sa thèse.
Le livre prophétique est grand ouvert ; elle tourne les pages avec frénésie,
se nourrit de la vie de Hassan El-Wazzan, capturé par des pirates siciliens et
offert au pape Léon X, qui le convertit au christianisme. Les deux, Léon X et
Léon l’Africain, diplomate marocain du XVIe siècle, se sont mutuellement respectés.
Eitan et Wahida tombent
amoureux. La machine à fantasmes se met en marche.
Vite rattrapée par la machine à
broyer.
« Malgré l’amour dont
j’ai été entouré, malgré les soins et les attentions de parents d’autant plus
merveilleux que rien ne les préparait à affronter la tempête qui a dévasté leur
existence, je dois dire que j’ai grandi dans la detestation… Or ce sentiment de
la détestation est en étroite relation avec l’écriture. » nous écrit
Wajid Mouawad, le metteur en scène et directeur du théâtre « La
Colline » dans le fascicule de présentation.
Et c’est avec une intensité
qui frise le démembrement – du spectateur bien entendu – que l’histoire d’amour
entre Eitan et Wahida, une histoire entre un juif et une arabe, se fait, se
défait, se refait entre New-York et Israël avec une explosion de mots, de
grandes tirades qui nous hissent au sommet de nos idéaux.
Wajid Mouawad fait bouillir la
marmite des histoires intimes et universelles, nos guerres intimes et universelles,
nos luttes intimes et universelles. Tous les sangs qui coulent dans nos veines,
musulman, juif, chrétien, nos histoires, les secrets de familles, tout ce qui entretient les non-dits est ratissé, la terre
est retournée, binée, les morts déterrés.
Nos histoires et nos origines.
Tout explose. Wajid Mouawad orchestre sa mise en scène en
multipliant les points de vue, les luttes intergénérationnelles. Chaque personnage, Souheila Yacoub (Wahida), Jérémie Galiana (Eitan), Jalal Altawil
(Wazzan), Leora Rivlin (Leah), Judith Rosmair (Norah), Raphael Weinstock
(David), Rafael Tabor (Etgar), Darya Sheuzaf (Eden, l’infirmière) a un rôle qui en impose par son caractère, sa sensibilité. Par ses mots, sa langue. Et à chaque fois avec une
intensité foudroyante. Et c’est réellement exténuée que j’ai quitté la salle avec
l’impression d’avoir vécu mille vies à la vitesse d’un drame.
La pièce orchestrée avec un rythme vertigineux alterne drame humain, attentat, crise familiale, et on rit. On rit quand un artiste, patient de la mère psy, créateur
de tableaux à base de son sperme (et hop, une petite diatribe contre les œuvres
contemporaines egocentriques et vides) nous livre une de ses angoisses. On rit
également quand la grand-mère – l’un des plus beaux rôles – lance une remarque
sarcastique. La même grand-mère détachée et acariâtre au début de la scène
finit par faire tomber son armure. Très touchante Leah.
Wajdi Mouawad, chrétien maronite
libanais, travaille son sujet, riche de sa propre quête d’identité, depuis le
Liban où il est né, qu’il a précipitamment quitté quand il avait huit ans. Les thèmes de l’exil, de la haine héritée,
des secrets de familles, du masque social, des amours contrariés, si chers en
littérature, remueront même les plus blasés, tous que nous sommes plongés dans
une actualité qui charrie tellement de drames et d’images que notre sensibilité
en est anesthésiée. Nous en ressortons vivifiés, revigorés, pleins de nos idéaux de
jeunesse, prompts à combattre à nouveau les idées reçues qui tels des ressorts,
bien ancrés dans notre éducation, rebondissent à la moindre difficulté, même
quand on les a vigoureusement enfoncés.
Cette pièce de théâtre, c’est quatre heures de
spectacle, et l’on ne voit pas le temps passer, à l’exception de quelques longueurs
dans la deuxième partie, assez vite oubliées puisqu’il faut bien respirer. Au
milieu de cette explosion de drames humains, les éclats de rage des gardiens de
nos traditions – père, mère – cette sphère intime qui nous fige et nous aliène est
au cœur de tout, semble nous dire cette pièce. Et c’est là que pointe l’espoir, car
espoir il y a puisque les amours contrariés sont la plus belle alchimie génétique qui puisse exister.
Dans ce chaos, très peu de pauses. Autour de la
table s’alternent repas mouvementés, convalescence et incessantes disputes. Mais
il y a beaucoup de poésie notamment grâce à Hassan Ibn Muhamed el Wazzän (Léon l'Africain qui parlait sept langues). Ce rôle est joué par l’envoûtant Jalal Altawil, un acteur syrien d’une très grande
sensibilité, d’une très grande beauté. Sa
langue arabe est poétique, lancinante. Il
nous raconte l’histoire de l'oiseau amphibie.
Une mention spéciale au sujet du mythe, peu
développé en général, de la femme arabe. Etonnante performance venant de la
part d’un homme, Wajid Mouawad. La beauté arabe telle que véhiculée dans
l’imaginaire par les orientalistes ou pendant la période de colonisation dans
les nombreuses cartes postales qui circulaient à l’époque, c’est une femme que
l’on embrasse de force, qui offre un physique avec une bouche pulpeuse, des
formes avantageuses. Un exotisme prêt à l’emploi. Pour s’extraire du démon de
la haine, l’espace d’un égarement. La tirade que nous livre Souheila Yacoub dans
la deuxième partie avec les traits creusés, une voix vibrante, le corps
tremblant, est absolument sublime. Aux âmes sensibles, quelques mouchoirs
seront nécessaires, ce qui, il faut l’avouer est plutôt rare au théâtre.
Remarque : Le théâtre affiche complet mais
j’ai réussi à acheter un billet à un revendeur quinze minutes avant la
représentation dimanche dernier.
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