Voici une très belle découverte faite grâce à l’émission d'Arnaud Laporte de France Culture « La Dispute ».
Autant lever tout de suite une inquiétude avant de vous présenter ce livre introspectif : les introspections me fatiguent. Me désolent. Penser que de petits ou grands bobos vont passionner le monde ! Comment ? Monsieur ou Madame a besoin de lustrer sa peine ? Ah ! C’est l’histoire de son grand-père ? Ce grand héros ? Je dois en plus contribuer à asseoir son « storytelling » pour promouvoir ses ventes ?
Non ! Les petits va-et-vient dans le quotidien peu passionnant des uns et des autres me fatiguent. Il y a très peu d’écrivains qui réussissent cet exercice avec succès.
Vivian Gornick, elle, y arrive très bien. Elle y arrive très bien parce qu’elle le fait en sortant de chez elle, et parce que c’est la vie des autres qui sert de catalyseur à ses réflexions. « C’était là, dans la rue, que j’emplissais mon enveloppe corporelle, que j’occupais le présent. » Elle plonge sa réflexion dans le quotidien, interagit avec le passant. Le prend à témoin. Nous prend à témoin. Elle le fait en dialoguant avec son ami Léonard, un grand arpenteur de rue également, un homme « gay et spirituel » et leur sujet c’est : « la vie non vécue ».
Pendant qu’elle arpente les rues de New-York, elle nous entraine dans ses pérégrinations et fait son bilan amoureux, son bilan amical. Son bilan affectif. Mais elle s’attarde peu sur son propre cas. Elle observe toujours avec étonnement les situations autour d’elle. « J’ai commencé à me passionner non plus pour le sens, mais pour l’étonnement que constitue la vie humaine. » Et le plus étonnant c’est que moi aussi j’ai aimé trimbaler son livre à travers Paris au cours de mes longues marches quotidiennes, lisant un passage, le refermant. Me replongeant dans la foule. Et j’y ai trouvé beaucoup de phrases qui me parlent. Parce que les doutes de Vivian Gornick portent sur des sujets universels, les moteurs de l’amour, les moteurs de l’amitiés, et toutes les ambivalences qui les rapprochent : « En amitié comme en amour, la clef, c’est l’espoir que notre moi, à défaut de ce que nous avons de meilleur, s’épanouisse en présence de l’autre…Et si l’envie d’une intimité stable était perpétuellement menacée par une envie aussi forte, voire plus forte de déstabilisation ? »
Ce qui donne de la profondeur à ce texte, je crois, c’est qu’il est écrit par une femme mûre qui reconnait d’emblée avoir l’esprit tortueux. Elle ne s’attarde pas tellement sur ses doutes. Elle laisse pendre des silences qui nous plongent dans nos propres réflexions. Dans nos propres doutes. Elle schématise les situations et elle multiplie les angles de vue. Elle alterne des scènes de rue qui résument à elles seules 300 pages d’analyse sur un divan et des expériences personnelles ou encore des expériences de personnalités qui l’ont interpellée. Par ici, un couple élégant devant un hôtel « C’était un merveilleux après-midi » dit la femme ; plus tard elle rencontre une communiste qui lui confirme au sujet de la femme du couple « Selon toi que connait-elle d’autre sinon de merveilleux après-midi ? ». Vivian Gornick a besoin de multiplier les trajectoires physiques et les rencontres, quitte à interpeller des personnes, pour arriver à une conclusion. Pour faire émerger un schéma dominant. Il n’y a que comme cela qu’elle arrive à avancer, à dénouer son esprit tortueux. Elle alimente son intérêt constant pour la « vie non vécue » en faisant rentrer beaucoup de personnalités, d’amis, de marginaux. Et Léonard qui semble être le point non atteignable. Léonard, c’est l’homme avec qui elle s’entend très bien et qu’elle ne comblera jamais. Une sorte d’attraction-répulsion avec la même intensité pour chacun les maintient à distance pendant une période de maturation d’une semaine.
L’auteur Vivian Gornick dissèque souvent les relations avec un raisonnement binaire : « Il existe deux sortes d’amitié : celle où l’on se remonte mutuellement le moral, et celle où il faut avoir le moral pour voir l’autre... J’ai longtemps considéré cette distinction comme une histoire de rapports individuels, puis je me suis ravisée… Il s’agit finalement davantage, selon moi, d’une question de tempérament…Certains êtres sont plus enclins à avoir le moral…Les trottoirs de cette ville sont couverts de gens qui tentent d’échapper à l’emprisonnement de la mélancolie pour embrasser la promesse de l’espoir…» (page 34). Ou alors, page 47 : « … J’ai appris très tôt que la vie est soit tchekhovienne, soit shakespearienne. Chez nous, il n’y avait aucun doute. Ma mère était allongée sur un canapé dans la pénombre, un bras sur le front, l’autre sur la poitrine. « Je suis seule ! » s’écriait-elle. Alors, de chaque coin du logement des femmes, mais aussi des hommes, accouraient pour tenter d’apaiser les angoisses d’une âme qu’ils avaient toujours considérée comme supérieure… »
Souvent elle met en scène une personne marginale, retirée de la société dont elle se montre assez proche. Femme à part cherche toujours son chemin. Elle marche, arpente New-York de long en large. Puis, elle intercale entre chaque scène un paragraphe court où elle schématise les relations humaines. Puis repart.
Et ainsi de sujet en sujet, elle éclaircit des zones d’ombre, miraculeusement.
Même si elle navigue de situation vécue, à situation observée sans liens apparents, Vivian Gornick établit parfois des liens entre les histoires comme par exemple page 107. Elle déploie l’histoire d’un homme bourgeois et parle de courage amoureux en disséquant une soirée à l’angle de Park Avenue et de la 66ième avec une perspicacité rare et finit avec « Pour Wharton, personne ne peut être libre, alors que James savait que personne ne veut être libre. » (la relation entre Wharton qui s’est suicidée et H. James la fascine).
De temps en temps son raisonnement schématique la mène vers une grande vérité, comme celle-ci : « J’ai commencé à comprendre ce que tout le monde sait et oublie périodiquement : qu’être aimé d’un point de vue sexuel, c’est être aimé non pour ce que l’on est, mais sa capacité à susciter le désir chez l’autre. Si bien que les pouvoirs que Manny me conférait ne dureraient pas. Seule notre réflexion ou notre intuition peut attirer de façon permanente, et Manny n’était pas amoureux des miennes. Il ne les haïssait pas, mais il ne les aimait pas non plus. Elles ne lui étaient pas nécessaires. » (page 92)
J’ai corné beaucoup de pages comme celle-ci : « Mon amitié avec Léonard date du jour où j’ai invoqué les lois de l’amour, celles qui impliquent l’espérance. « Nous ne faisons qu’un, ai-je décidé peu après notre rencontre. Tu es moi, je suis toi, nous avons obligation de nous soutenir. » J’ai mis des années à me rendre compte que je me trompais. En réalité, nous sommes deux voyageurs solitaires qui arpentons péniblement les contrées de notre vie et nous nous rejoignons de temps à autre à ses confins pour un rapport sur l’état de la frontière. » (page 44)
J’ai été d’accord avec elle quand elle affirme ses jugements à l’emporte-pièce. « …Eh bien, j’en ai marre de m’excuser de mes jugements à l’emporte-pièce. Pourquoi n’aurais-je pas le droit à des jugements à l’emporte-pièce ? J’aime les jugements à l’emporte-pièce ! Ils sont rassurants. Irréfutables. Bourrés de certitude. Je les adore !... » (page 37)
Le plus étonnant c’est que Vivian Gornick réussit finalement en peu de mots à illustrer son propos sur « la vie non vécue » qui est, je crois, le thème central de son livre. C’est la première fois que je la lis et sa voix particulière en fait une écrivaine vraiment à part. Elle a un « sens du lieu » (comme chez pas mal d’écrivains américains). C’est la géographie qui déclenche ses monologues intérieurs, elle crée cette ambiance descriptive propre à tout roman juste avec des scènes de rue, ce qui est une façon intelligente, il me semble, de « romancer » une autobiographie. De la rendre intelligible à chacun. De plonger chacun au cœur de l’action. De ne pas en faire une matière personnelle. Cette géographie lui parle avec ses rapports de force, ses contrats sociaux, et elle nous happe dans son mouvement, nous enchaîne à son raisonnement. J’aurais pu marcher à côté d’elle depuis la 67ième jusque dans la 42ième, en la prenant par le bras, en faisant un brin de conversation, jusqu’à ce qu’un vendeur d’appareils électroniques nous assourdisse et nous sépare.
Vivian Gornick est une arpenteuse de rue. Elle fait partie de cette catégorie de personnes qui au lieu de laisser leurs pensées se nouer, préfèrent les voir, telle une crinière de cheveux, se déployer et onduler au grès du courant humain. Ce sens du mouvement, est peut-être la touche qui manque aux romans introspectifs, nombrilistes français qui ont souvent une forme narrative en cercles concentriques. Dont le centre est le nombril et dont le rayon peine à s’étendre… Cette forme d’expérience physique impacte forcément l’histoire vécue. Elle crée un lien entre nous et l’auteur. On est le monde et elle nous entraine avec elle, nous parle et reverse le flux de ses pensées dans nos mains tendues telles des écuelles. Nous la suivons, nous recueillons, nous buvons ses paroles avant de nous déverser à notre tour dans le flux humain et d’en recueillir les flux et reflux de la pensée humaine.
De faire un.
Un, au milieu d’un tout disparate et désordonné.
Il me semble que ce livre rend l’anonymat et la solitude des grandes villes féconds.
J’ai beaucoup aimé un passage qui concerne une description de New-York après le 11 septembre. Les plus belles pages à ce sujet que je n’ai jamais lues.
Le hasard a voulu que je lise ce livre en même temps que j’ai relu « Mes apprentissages » de Colette. Même si je ne pense pas qu’il y ait de hasard dans le choix de nos lectures. Si j’ai éprouvé le besoin de retourner à Colette pendant ma lecture de Vivian Gornick, ce n’est sûrement pas sans raison.
De Colette, j’ai, il me semble presque tout ce qui existe, même un magnifique article sur Verdun… Je crois que je relie toujours Colette à ma condition de femme. J’ai reçu de Colette le goût du féminisme fécond, celui d’une femme qui ne s’avoue pas vaincue, qui a conscience de la difficulté d’être femme, et plus largement d’être un être humain. Qui s’en accommode. Toujours avec une sensualité prononcée. Comme si la lutte finalement se mesurait dans l’accroissement de l’appétit. « Plus je savourerai, moins je m’assècherai », semble-t-elle nous dire. Malgré les difficultés de ses débuts dans la vie professionnelle et dans sa vie amoureuse, Colette a choisi d’accroître son appétit et d’enterrer son âpreté. Probablement que cela vient des jardins de sa jeunesse dans l’Yonne, composante importante de sa vie – cela se « lit » à travers ses écrits.
Ne pas perdre de vue ses sensations. Voilà ce qui a toujours guidé Colette. Et il y a un truc incroyable avec l’accroissement des sensations – comme avec l’accroissement du dessèchement –, plus on y goûte, plus on en veut. Quand j’avale un Colette, c’est une grande goulée, non sans noter dans un carnet les phrases, les mots les plus savoureux, les associations de mots les plus délicieuses comme « une liaison quiète » ou une « miraculeuse prestesse corporelle », ou « les enchantements d’une réclusion volontaire ne sont pas que maléfices » ou « le poison nonchalant d’une salamandre allumée dès septembre » ou « la commissure des paupières en fer de flèche » ou « le regard d’un mauvais curé »… Avec Colette, on met des mots d’une douceur incommensurable sur les âpretés de la vie ce qui rend tout infiniment sapide !
Vivian Gornick, que j’ai beaucoup appréciée par ailleurs, je l’ai lue par petites lampées. Sans tout boire d’un coup. C’est de là que vient cette complémentarité, je crois.
Ces deux lectures me semblent être faites pour marcher ensemble.
Les deux femmes ont eu des mères très différentes, d’ailleurs. Elles avaient un tempérament diamétralement opposé. Quand l’une a douté des capacités de sa fille à s’exprimer en public pour une prestation journalistique, l’autre s’est inquiétée que sa fille – Sidonie Colette – n’investisse trop d’énergie dans sa plume de journaliste au détriment de sa plume de romancière.
Je finirai par ce passage de Colette dans « Mes apprentissages » : « … Dans le temps de ma jeunesse, il m’est arrivé d’espérer que je deviendrais « quelqu’un ». Si j’avais eu le courage de formuler mon espoir tout entier, j’aurais dit « quelqu’un d’autre ». Mais j’y ai vite renoncé. Je n’ai jamais pu devenir quelqu’un d’autre. Chers exemples effrénés, chers conseillers néfastes, je n’aurai donc pu que vous aimer, d’un amour ou d’une horreur également désintéressés ? Des personnages péremptoires ont devant moi passé, paradé et émis leur lumière, non point en vain puisqu’ils demeurent agréables et lumineux. Mais je les ai découragés. On décourage toujours ceux qu’on n’imite point. L’attention qui n’alimente que la curiosité passe pour impertinence…. »
Enfin pour finir, je remercie les critiques de l’émission « La Dispute » qui ce mois-ci m’ont donné d’excellents conseils de lectures ! Longue route à cette émission.
La femme à part ; Vivian Gornick ; traduit par Laetitia Devaux ; Editions Rivages ; 2018.
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