jeudi 3 janvier 2019

Le voyage d'Eden




Deux fourmis sur une barque de noix écopaient de leurs pattes avant l’eau qui avait empli leur coque. Elles s’étaient jetées d’un navire ; et devant, la mer longue, si longue, s’étirait vers le rivage, les engloutissait, s’étirait ; la rive se rapprochait.

      Elles s’étaient embarquées dans le sac de Martin, puis avaient sauté à l’eau une fois l’embarcadère à proximité de l’île de Croquenbrut que Martin avait annoncée d’un air résigné en reposant ses jumelles – triste destination, puisque nulle part ne s’achevait son voyage. A bord, les deux fourmis, leur baluchon, une fiole de whisky, et leurs douze pattes perpétuellement en mouvement, s’acheminaient vers l’île où se trouvaient leurs cousins pour y passer l’été.

      Chacune munie de quatre brindilles plates, elles ramaient d’un rythme soutenu. Le courant marin dont avait parlé Martin quand elles avaient pris la décision de se jeter à la mer les poussaient dans le bon sens, mais elles ramaient, ramaient, Sylphide y tenait.

      « Jette-toi à l’eau, allez, vas-y ! Annonce notre arrivée ! » L’œil rivé dans la longue vue taillée dans une pousse de crocus fermée par une larme de caméléon, Sylphide sommait Rabougrie de se jeter à l’eau. Au loin, elle voyait le copain de son cousin, Fesses-De-Brut, agiter un pétale ; était-ce un pétale de rose ? « Mais non ce n’est sûrement pas le genre de fleur que l’on peut trouver à Croquenbrut. Vas-y, jette-toi ! »

      Rabougrie peinant à se décider, Sylphide lui tendit sa fiole de whisky pour lui donner du courage. Une goulée ; puis une deuxième. Et voilà Rabougrie qui se jette à l’eau, et qui, plus légère que la coque se retrouve projetée de vague en vague, de bulle en bulle, de roulade en roulade, de frange d’écume en écume frangée, devant Fesses-De-Brut, un grain de sable dans la bouche, qu’elle crache aussitôt avant de coller sa tête contre la sienne. Un coup de langue, langue contre langue : c’est la coutume à l’île de Croquenbrut, et c’est ce qui explique le long règne dans cette partie du monde de cette colonie de fourmis qui a chassé l’homme depuis des millénaires.

      Elle se laisse entraîner à l’intérieur de l’île par Fesses-De-Brut sans se soucier de Sylphide.

      Rabougrie qui de tout temps aimait la musique ne se rend pas compte de l’absence de Sylphide qui aurait dû accoster ; elle festoie, un bâtonnet de canne à sucre dans la bouche, une jupe en fibre de coco autour de la taille ; elle se dandine au son d’un ukulélé dont la coque en peau de cédrat émet un son langoureux et poignant qui lui rappelle la sensualité des danses africaines de son enfance.

      Fesses-De-Brut l’observe tandis que fume son cigare, les jambes croisées, une odeur de cassis brûlé, ou alors est-ce un grain de café grillé ? Elle le goûte et tombe en pamoison devant lui : c’est que cette odeur est tellement virile, un chamboulement hormonal comme elle n’en a jamais eu. Alors voilà que Fesses-De-Brut lui caresse la tête, en lui tenant la taille ; elle plie une jambe, tend l’autre comme si elle accomplissait une figure de Tango pour ne pas avoir l’air trop empotée ; se ressaisit, lui tend la bouche en cul de puce, et accueille son baiser. Les lèvres de Fesses-De-Brut rendues charnues par le cigare lui soufflent dans la bouche un parfum de braise avec des notes de cèdre, de café torréfié, de cassis, de marrons grillés, de poil de noix de coco. Le tourbillon hormonal la reprend à nouveau et elle s’affale, se souvenant soudain de Sylphide.

       Mais qu’est devenue Sylphide ?

      « Où est Sylphide demande-t-elle ?

      - Qui est Sylphide ? demande Fesses-De-Brut.

     - Ma demi-sœur, la belle Sylphide qui a navigué jusqu’ici, mais n’est-elle pas arrivée après moi ? Cette grande nageuse ne peut pas s’être noyée ! »

      Fesse-de-Brut qui sait distinguer les belles aventureuses, qui fond pour les bonnes nageuses regarde Rabougrie dans les yeux : « Mais ce n’est que maintenant que tu me le dis ? » Il empoigne sa patinette et file par un chemin que seul lui connait, direction le bord de mer. Il aperçoit alors un navire, le Mariposa, un homme robuste à son bord, la fourmi Sylphide sur son épaule. Est-ce bien Sylphide ? Il sort sa longue vue. Une fourmi longiligne, les cils épais, le corps gracile, le cou long – il adore les cous longs – , oui c’est bien elle, elle a bien un corps à s’appeler Sylphide.

      Il revient, prend Rabougrie par la main, l’entraîne vers le rivage dans une course effrénée en patinette, lui tend sa longue vue, oui c’est bien elle : « C’est Sylphide ! »

      Sylphide est adossée au cou de Martin, le grand Martin, les épaules larges, la prend sur le bout du doigt ; lui parle. « Mais comment a-t-elle fait pour monter à bord ? demande Fesses-De-Brut.

       - Par l’échelle ?

      - Par la coque du bateau, elle a escaladé la coque, entre deux lames.

      - Un hublot ?

      - Elle est entrée par un hublot ? C’est qui ce Martin, tu l’as déjà vu ? Tu le connais ?

    - Oui, bien sûr ! Mais je ne comprends pas comment elle est remontée, descendre, c’est facile ; remonter, seule, c’est plus difficile.

      - C’est qui Martin ?

     - Un marin qui voit tout. C’est pour ça qu’on est monté avec lui : avec lui, on savait qu’on arriverait à bon port. »

      Sylphide vole accrochée à un cheveu de Martin ; elle remonte le long de sa barbe comme à chaque fois qu’elle veut lui parler, se pointe sur son nez. Il lui tend un doigt, la porte à son oreille, écoute ses paroles, elle lui a sauvé la vie ; il était désespéré, il voulait se noyer ; c’est pour cela qu’il s’était éloigné de l’île de Croquenbrut alors que le courant l’en approchait ; alors depuis, Sylphide jouit d’une aura extraordinaire, et Martin lui demande toujours son avis.

      Là par exemple, elle l’enjoint de construire une cabane à Croquenbrut et de lui accorder un abri en noix au-dessus de son toit. Dedans ce serait mieux ? Non, le bruit que fait sa plume, lui écorche les oreilles. Il a tellement gratté, avec une telle hargne tant de mots pendant la traversée, qu’il en a oublié qu’il a l’écriture dure, qui fait trembler le bois, qui fait grincer le mobilier. Non elle préfère un abri sur le toit ; les vibrations feront tanguer sa noix qu’elle tournera vers le ciel les jours de beau temps et qu’elle refermera, les jours de pluie.

      Peut-être même consentira-t-elle à se tenir près de son feu de cheminée les jours où il aura froid.

      Pas convaincu, Martin prend ses jumelles. Pas d’âme qui vive, dans les montagnes, loin derrière, des animaux par dizaines ; féroces, très féroces, des chacals, des loups, ours, de vrais ours, par centaines ; des affreux serpents. Mais rien d’autre.

      Rassuré, il pose Sylphide sur une brindille, extrait sa hache, sa scie, son marteau, choisit son emplacement, et s’attelle à la tache sur un sol caillouteux jouxtant une cascade. Heureuse perspective : un torrent en amont charriera ses mots.

      Tandis qu’il œuvre, les mots se bousculent, s’escriment, s’effacent. Mais quels mots auront suffisamment de force dans cette partie du monde ?

      Aucun, pas même celui qui avale : mer.

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