Voici un petit bijou de concision, d’une fluidité et d’une douceur indescriptible qui exalte les abîmes sombres de l’âme. Ce texte est une fabuleuse illustration de la puissance sensorielle du plaisir couplé à la douleur. C’est un livre dont j’ai envie de vous parler depuis un bon moment, un monument littéraire au Japon et peut-être injustement méconnu en France.
Le sujet traité est relativement banal, un sujet souvent exploré en littérature, puisqu’il s’agit d’adultère ; mais ici, il est traité de façon magistrale, peut-être même parfaite. « Le fusil de chasse » retrace l’histoire des liaisons amoureuses d’un chasseur solitaire qui reçoit trois lettres : une lettre de son épouse, une de son amante écrite juste avant son suicide, une de la fille de cette dernière qui découvre la liaison de sa mère en lisant son journal intime.
La lettre la plus violente est celle de l’épouse mal aimée. Elle raconte son histoire avec un calme stupéfiant, un calme criant de rage, d’une violence inouïe ; elle crie la douleur de n’avoir jamais été aimée par son mari comme elle l’a aimé. Elle a toute sa vie espéré un coup de feu qui n’est jamais arrivé, toujours contemplée par son mari telle une coupe de porcelaine. « Toi qui était capable de tuer un faisan ou une tourterelle avec ton fusil de chasse, que ne pouvais-tu me tuer avec une décharge en plein cœur ? Si tu me trompais aussi manifestement, que ne me trompais-tu de façon plus cruelle, totale ? » Un jour, pourtant, un jour elle espère, elle le surprend occupé de son fusil, elle l’aperçoit pointé sur son dos par le reflet de la vitre ; mais aussitôt qu’elle tourne la tête et le fixe, il détourne le canon.
Chargé de symboliques, ce livre se déploie autour du fusil de chasse, métaphore du sentiment amoureux. Le serpent également. Le serpent, c’est le démon que chaque corps abrite, que chacun de nous abrite. C'est le démon selon la symbolique chrétienne – Yasushi Inoué fait référence à la traduction anglaise en 1900 du « voyage en Orient » fait par le moine franciscain Guillaume de Rubrouck dans un recueil de nouvelles « La mort, l’amour et les vagues » – s’agite quand le besoin d’être aimé est plus fort que tout. La lettre aussi, peut également être assimilée à un coup de feu ; elle apporte un soulagement à celui qui l’expédie, à l’épouse trompée pendant treize ans. La lettre de l’amante qui a tant aimé et tant été aimée, qui finit par mourir, en est aussi l’illustration : sa lettre se déploie telle une lettre incandescente, qui flambe et vit au-delà de la mort. Yasushi Inoué nous raconte également la perversion qui entretient le sentiment amoureux. L’amante écrit : « Je pensais que, si Midori-San venait à apprendre notre amour, je devrais payer mon péché de ma mort. Mais mon bonheur y gagnait en profondeur. » Le coup fatal, comme nous laisse entendre l’amante à la fin de sa lettre ne viendra pas de la révélation de la trahison qu’elle inflige à l’épouse, son amie par ailleurs, mais de la réouverture d’une blessure qu’elle s’est vue infliger des années auparavant.
Avec un art consommé de la mise en scène épurée, Yasushi Inoué est un auteur qui utilise les symboliques propres à l’imaginaire commun avec une économie de moyens extraordinaire. La fille de l’amante compare l’amour de sa mère à un presse-papier qu’elle possède « des pétales comme raidies par le gel,… que ce fût le printemps ou l’automne, des pétales plongées dans la mort ». Chaque scène est ciselée, dépouillée, lavée des sentiments qui sont habituellement l’apanage de la blessure amoureuse, de toutes les blessures narcissiques, tel un idéogramme, une représentation symbolique de la vie.
C’est que le désordre moral, dans un pays où la frugalité est de mise, le désordre donc se règle avec un simple coup de fusil, une missive, ou la mort. Point d’atermoiement, de prise d’anxiolytique. Ni de séances interminables chez le psy. C’est vivifiant ! Freud (que je vénère, nulle envie de l’effacer du spectre de la littérature occidentale) eut été malheureux si Vienne avait été une enclave japonaise.
J’ai longtemps aimé ce texte sans savoir pourquoi je l’aimais tant ; et ce n’est que tardivement après plusieurs lectures de livres traduits du japonais, après Kawabata, Kenzaburô Ôé, Tanizaki, que peut-être, nourries de tous les thèmes qui hantent la littérature japonaise, la honte, le secret de famille, les non-dits, j’ai pu comprendre pourquoi ce texte m’envoûtait et pourquoi il se démarquait.
Je ne saurais trop recommander la lecture de cette nouvelle d’un trait. Elle se lit une fois, deux fois, plusieurs fois et à chaque fois la magie opère parce que le texte, très court, fourmille de symboles qui nous remplissent d’année en année et se révèlent et se correspondent, se tissent l’un à l’autre, s’accordent pour émerger sous une nouvelle forme. Je crois que ce récit est une essence, comme obtenue après un processus de distillation, et donc les notes primaires, les accords, les notes de fond, les notes les plus volatiles, se révèlent à chaque lecture avec un plaisir renouvelé.
Sous la douceur de la plume de Yasushi Inoué, surgit, implosant de contrastes, l’implacable douleur, l’effroyable férocité de l’homme en proie au sentiment amoureux.
Le fusil en bandoulière, l’homme est un chasseur solitaire.
Le sujet traité est relativement banal, un sujet souvent exploré en littérature, puisqu’il s’agit d’adultère ; mais ici, il est traité de façon magistrale, peut-être même parfaite. « Le fusil de chasse » retrace l’histoire des liaisons amoureuses d’un chasseur solitaire qui reçoit trois lettres : une lettre de son épouse, une de son amante écrite juste avant son suicide, une de la fille de cette dernière qui découvre la liaison de sa mère en lisant son journal intime.
La lettre la plus violente est celle de l’épouse mal aimée. Elle raconte son histoire avec un calme stupéfiant, un calme criant de rage, d’une violence inouïe ; elle crie la douleur de n’avoir jamais été aimée par son mari comme elle l’a aimé. Elle a toute sa vie espéré un coup de feu qui n’est jamais arrivé, toujours contemplée par son mari telle une coupe de porcelaine. « Toi qui était capable de tuer un faisan ou une tourterelle avec ton fusil de chasse, que ne pouvais-tu me tuer avec une décharge en plein cœur ? Si tu me trompais aussi manifestement, que ne me trompais-tu de façon plus cruelle, totale ? » Un jour, pourtant, un jour elle espère, elle le surprend occupé de son fusil, elle l’aperçoit pointé sur son dos par le reflet de la vitre ; mais aussitôt qu’elle tourne la tête et le fixe, il détourne le canon.
Chargé de symboliques, ce livre se déploie autour du fusil de chasse, métaphore du sentiment amoureux. Le serpent également. Le serpent, c’est le démon que chaque corps abrite, que chacun de nous abrite. C'est le démon selon la symbolique chrétienne – Yasushi Inoué fait référence à la traduction anglaise en 1900 du « voyage en Orient » fait par le moine franciscain Guillaume de Rubrouck dans un recueil de nouvelles « La mort, l’amour et les vagues » – s’agite quand le besoin d’être aimé est plus fort que tout. La lettre aussi, peut également être assimilée à un coup de feu ; elle apporte un soulagement à celui qui l’expédie, à l’épouse trompée pendant treize ans. La lettre de l’amante qui a tant aimé et tant été aimée, qui finit par mourir, en est aussi l’illustration : sa lettre se déploie telle une lettre incandescente, qui flambe et vit au-delà de la mort. Yasushi Inoué nous raconte également la perversion qui entretient le sentiment amoureux. L’amante écrit : « Je pensais que, si Midori-San venait à apprendre notre amour, je devrais payer mon péché de ma mort. Mais mon bonheur y gagnait en profondeur. » Le coup fatal, comme nous laisse entendre l’amante à la fin de sa lettre ne viendra pas de la révélation de la trahison qu’elle inflige à l’épouse, son amie par ailleurs, mais de la réouverture d’une blessure qu’elle s’est vue infliger des années auparavant.
Avec un art consommé de la mise en scène épurée, Yasushi Inoué est un auteur qui utilise les symboliques propres à l’imaginaire commun avec une économie de moyens extraordinaire. La fille de l’amante compare l’amour de sa mère à un presse-papier qu’elle possède « des pétales comme raidies par le gel,… que ce fût le printemps ou l’automne, des pétales plongées dans la mort ». Chaque scène est ciselée, dépouillée, lavée des sentiments qui sont habituellement l’apanage de la blessure amoureuse, de toutes les blessures narcissiques, tel un idéogramme, une représentation symbolique de la vie.
C’est que le désordre moral, dans un pays où la frugalité est de mise, le désordre donc se règle avec un simple coup de fusil, une missive, ou la mort. Point d’atermoiement, de prise d’anxiolytique. Ni de séances interminables chez le psy. C’est vivifiant ! Freud (que je vénère, nulle envie de l’effacer du spectre de la littérature occidentale) eut été malheureux si Vienne avait été une enclave japonaise.
J’ai longtemps aimé ce texte sans savoir pourquoi je l’aimais tant ; et ce n’est que tardivement après plusieurs lectures de livres traduits du japonais, après Kawabata, Kenzaburô Ôé, Tanizaki, que peut-être, nourries de tous les thèmes qui hantent la littérature japonaise, la honte, le secret de famille, les non-dits, j’ai pu comprendre pourquoi ce texte m’envoûtait et pourquoi il se démarquait.
Je ne saurais trop recommander la lecture de cette nouvelle d’un trait. Elle se lit une fois, deux fois, plusieurs fois et à chaque fois la magie opère parce que le texte, très court, fourmille de symboles qui nous remplissent d’année en année et se révèlent et se correspondent, se tissent l’un à l’autre, s’accordent pour émerger sous une nouvelle forme. Je crois que ce récit est une essence, comme obtenue après un processus de distillation, et donc les notes primaires, les accords, les notes de fond, les notes les plus volatiles, se révèlent à chaque lecture avec un plaisir renouvelé.
Sous la douceur de la plume de Yasushi Inoué, surgit, implosant de contrastes, l’implacable douleur, l’effroyable férocité de l’homme en proie au sentiment amoureux.
Le fusil en bandoulière, l’homme est un chasseur solitaire.
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