jeudi 18 juillet 2019

Dimanche ressort au jardin du Luxembourg




Ce dimanche matin autour du bassin du jardin du Luxembourg, ça discute ferme : « hélices, fils de fer, ailes latérales, stabilité… Première Guerre mondiale… Il a failli se faire fusiller… C’est un modèle quatre. Stable ».

Un monsieur se tient à ma gauche. Veste marron, le béret gris feutre bien vissé, le regard goguenard et alerte, il me regarde observer son submersible « Vous n’auriez pas là un ressort, un ressort de stylo ? » Il pointe mon carnet en appuyant sur le « là ». Je regarde mon stylo, en effet, un ressort y est logé.


Interloquée mais néanmoins curieuse de savoir ce qu’il veut en faire, j’hésite un instant. Je regarde le ciel – il me serait pourtant bien utile ce stylo – le vol des oiseaux, les courbes : des sourires sur un ciel de cire blanc. Deux pattes de goéland froissent l’eau du bassin. L’ombre du bâton d’un enfant dans l’eau fait ployer la silhouette d’un voilier. Le voilier est très coloré, comme sorti d’une usine de fabrique à la série, quelque chose d’assez commun. De périssable. L’homme me regarde avec insistance. Il a posé sa télécommande.


Il attend.


Un enfant arrache à sa mère un trognon de pain, puis s’enfuit dès qu’une rafale d’oiseaux s’abat sur lui. D’autres enfants courent, encerclent un prêtre au visage jovial, bien que son regard inquiet lui confère une mystérieuse apparence – sorti d’un film sur l’inquisition espagnole ; son bateau fait de bric et de broc, en équilibre sur des bouteilles en plastique vides est collé au bord, il ne veut pas prendre le large.


Pendant ce temps, l’homme à la veste marron attend ma réponse. Sans ciller.


A ma droite, deux hommes très sérieux : l’un amateur de repas copieux donne des explications en agitant ses bras avec parcimonie. Mais avec aplomb. Son index pointe maintenant vers son voilier. « Stabilité » est le mot que j’entends le plus souvent. L’autre acquiesce. Il semble en savoir autant, mais l’attitude, le ton péremptoire de l’homme rond ne souffre pas la contestation, ni même l’allusion.


Le Monsieur à veste marron à ma gauche qui bricole maintenant son bateau insiste : « Donc votre stylo a un ressort ?

 - Oui.
 - Je peux l’avoir ?
 - …
 - Pour réparer mon hélice. Ensuite je vous prête la télécommande. Vous pourrez manœuvrer avec.
 - …
 - Si vous me donnez votre ressort. »

De l’autre côté, l’homme rond sérieux parle de largeur de coque ; il a rajouté deux flotteurs une année où le vent soufflait très fort, mais là il les a retirés. Les deux ont maintenant les mains dans la poche ; ils sont plongés dans leurs pensées, le regard au large ; le bassin de taille humaine semble infiniment grand à l’élongation de leur cou, ils hochent la tête.


Leurs phrases se meurent.


« Oui – Stabilité – Oui, oui. »


Soudain, un goéland frôle nos têtes ; je recule la mienne, tandis que les deux restent de marbre. « Stabilité. Modèle 4. »


Je dévisse mon stylo, enlève le ressort. Le monsieur à veste marron qui bricole retourne son submersible, dévisse une hélice, un boulon, retire le ressort endommagé, me le montre, imbrique mon ressort. Il commente ses gestes. Je fais mine de comprendre ses explications, encore perturbée par le morcèlement de mon stylo que j’ai à nouveau dans la main. Il remet le submersible dans l’eau, actionne la télécommande. Le submersible décrit maintenant un trajet guidé, répond à la commande, dérive à droite, à gauche, suivant la traction exercée par l’hélice et la direction de la pale.


L’homme penche sa tête, à droite, à gauche ; il sourit, me tend la télécommande. D’un sourire satisfait mais très sérieux. Il observe mes manœuvres.


J’éprouve un plaisir grandissant. Je continue. A droite, à gauche, le submersible dont l’antenne dépasse décrit un mouvement sinusoïdal. Puis je lui fais faire un demi-tour, il se cogne au bord. Je regarde le monsieur à veste marron, il hausse les sourcils comme s’il s’y attendait et me tend la main avec un geste vindicatif pour reprendre sa télécommande et me dit « Faut éviter les demi-tours intempestifs. »


Mon stylo rangé, je repars, laissant derrière moi les retraités du dimanche et leur voilier stable, leur dériveur stable, leur submersible stable, leur coque stable.


Jusqu’à la grille du Jardin.


J’évite le jardin anglais ; je longe l’orangerie et ses bacs alignés. A ma gauche les tables à échiquier. Je tourne à l’angle, longe un terrain de tennis. Un enseignant renvoie la balle d’où qu’elle vienne. Avec précision ; même les balles les plus anguleuses, les plus liftées, les plus vicieuses finissent par revenir sur la ligne centrale.


J’aperçois à ma droite un portail semi-ouvert.


Je tourne et vite je sors, rue de Fleurus.




2 commentaires:

  1. Joli texte....Où comment on perd un stylo, mais on y gagne la reconnaissance de voir un submersible se mouvoir avec grâce sur un bassin du Jardin du Luxembourg . Faire un (ou deux) heureux, ça vaut bien un ressort ! La prochaine fois, par sécurité un crayon de papier suffira...mais le Monsieur à la veste marron sera déçu et triste...

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  2. Très bonne idée ! Avec un crayon, on peut construire un mât. Encore une bonne occasion de se défaire de son crayon et de voguer au loin... Dans un bassin. Merci de votre lecture.

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