mercredi 10 juillet 2019

Les cendres du père de Marco Carbocci (Editions La P'tite Helène)



Marco Carbocci est un solitaire. Quelle banalité, me direz-vous : un écrivain solitaire, quoi de plus commun. Mais la solitude de Marco Carbocci est une solitude sous contrainte. Elle se déploie dans une géographie particulière ; elle s’éprouve, se vit « dans les collines. L’histoire de la terre rouge de Toscane et de la poussière et du vent et des orages. Et il me semblait que tout s’achevait là. Qu’il n’y avait pas d’autre existence, d’autre fuite et d’autre conclusion que celles-ci. » (extrait de « Sur les épaules du fleuve ») 



Commençons donc par un sentier, un sentier de maquis : « Nous étions tous les quatre à Calamoresca, ce soir-là. J’étais demeuré au sommet de la butte, fumant, pensant à des choses à moi. Les autres avaient filé tout droit sur le sentier qui dégringole jusqu’à la plage de galets. »

C’est sur ce sentier qui nous embaume de senteurs entêtantes et d'humeurs mélancoliques que l’auteur chemine. Ce sentier mène à l’endroit où les cendres du père se déverseront « dans un renfoncement du chemin, une petite ravine d’aubépine et de pierrailles ». Le sentier de Marco, je l’ai déjà emprunté, et je sais qu’il alterne immobilité et mouvement, avec les mots. Ce sont les mots qui guident. Je sais que c’est la métaphysique des mots qui crée le mouvement et le mouvement désordonné du monde qui provoque l’immobilité – rappelons que l’auteur est philologue. Et je sais que ses mots m’emporteront à nouveau, pour encore repartir sur le sentier. En réalité, ce sentier vous embaumera et la solitude de son âme vous ensevelira, exactement comme quand les senteurs, la touffeur de l’air, le verdoyant et le sirupeux vous enveloppent les sens, encore et encore. C’est un paysage touffu, une langue touffue. Un paysage de maquis, une langue qui exsude le monde. La mélancolie. Les perpétuelles interrogations, les ruminations. C’est la recherche d’un poète qui a jadis rêvé le monde, et qui aujourd’hui dans son rapport à soi-même s’ébouillante le cerveau de mille pensées jusqu’à atteindre cette fatigue, comme quand l’on est aspiré par une saturation des sens. Et soudain ces mots déversent un petit puits de poésie. Une pluie magique.

« C’était soudain le besoin de m’y mesurer encore, de prendre mon bâton de forestier et de me laisser étreindre par le maquis, de m’y égarer en lui claquant mon impertinence »

Marco Carbocci est un poète qui se cherche dans les mots, qui travaille son texte dans le creusement et dans le face à face avec les mots. Ce texte touche parfois une forme de beauté lunaire, quelque chose de brillant et de rocailleux, comme pour suspendre enfin cette rumination qui n’en finit pas. Et enfin, le ciel se déchire, et une nouvelle page peut s’écrire, avec toujours ces mots qui emportent le narrateur dans un coin, recoin – mais peut-être plus apaisé cette fois-ci ; les cendres du père ne sont pas bien loin. Elles sont en quelque sorte les garantes d’un ordre qui se construit. Un ordre fait de bribes que l’on recueille pour forcer une image à dire ce qu’elle a à dire. Et pour recueillir ces images, il faut aller au bout du trajet jusqu’à la saturation. Et quelle saturation mes amis ! De senteurs, d’humeurs, de vacuité, de splendeur. « … dans l’eau : du bleu, du sombre et un reste de jour, tranquille et scintillant comme une marée d’étoiles. »

Le thème de la solitude revient donc fréquemment. La solitude devant la foule. La meute, les autres. Les régimes totalitaires. Le fascisme étant ce que l’on a produit de pire pour engendrer des mouvements de foule. Et il y a également ces lieux de rassemblement, importants pour la mémoire ouvrière. Les souvenirs à reconstruire, lors de ce pèlerinage dans les espaces que son père a occupé quand il travaillait dans le secteur de la sidérurgie. Ce café l’Imperia, maintenant disparu :

« J’essayais de me convaincre, mais ne pouvais m’empêcher de ruminer mollement ma déconvenue.
Moi, ce que je voulais, c’était entendre le compagno-patron de l’Imperia me dire comment étaient les choses autrefois. Par exemple, je voulais qu’il me raconte encore une fois, affectant de baisser la voix comme un conspirateur, comment les ouvriers s’attardaient derrière la porte des toilettes pour descendre leur verre de grappa et comment lui-même leur faisait passer la ration de la mi-journée, en fraude, jusque dans l’atelier.

… 

L’imagination, décrétais-je, devait demeurer mon guide durant ce pèlerinage à Piombino. Je ne m’inquiétais pas à cet égard : je disposais de pas mal de réserves. Je ne pouvais m’empêcher de songer cependant qu’il y avait quelque chose de contradictoire dans le déroulement de mon périple. »

Marco Carbocci est un conteur lucide. Mais pas trop. Il ne veut pas affronter la déconvenue du tissage abscons, mais ne désire pas non plus repartir bredouille de son périple. Et alors l’histoire commence. Affronter son imagination, c’est aussi affronter son moi, et l’on retrouve après le nous collectif, l’auteur qui dresse un mur entre lui et les autres, le Marco Carbocci qui convoque son intransigeance libératrice d’où coulent les mots.

« Alors, de nouveau, je me sentais maussade dans le pays de mon père. Je me branchais sur l’option centenaire et lugubre. Avais-je sérieusement éprouvé de l’identité, de l’appartenance, de l’apaisement ? Cela m’était passé. Je convoquais maintenant de l’intransigeance. Et des mots me venaient enfin. »

Et puis au cœur du livre, surgissent ses grandes vérités. N’allez pas imaginer des leçons ou des éclats de colère poussés par un excès de prosélytisme. Ce sont ici des histoires longtemps ruminées, ces humiliations du quotidien qui roulent en boule au fond du ventre. Pendant ce pèlerinage qui replonge le narrateur dans son enfance, dans ses histoires d’amour, quelques grandes vérités. Allez, une que j’aime bien sur cette supposée identité nationale :

« Ensuite, on t’enseignera, à côté de la magnifique universalité des tables de multiplications, du Dow Jones, de la culture d’entreprise et des valeurs occidentales, l’inouïe particularité de ta nouvelle identité nationale. Et on t’obligera à apostasier tes racines, à grimer ta pratique de la vie de celle de ton pays d’accueil.
Sérieusement ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Et que vaut un homme sans racines ou qui sacrifie à ces racines de substitution ?

Parce qu’au bout du compte, on ne manifeste jamais que soi-même. On manifeste ce qui nous constitue au plus intime de nos traditions, de notre mémoire. Même s’il faut pour cela se déguiser. Au mieux, on ne manifestera qu’une imitation des autres, mais ce sera encore ce que l’on a de plus pertinent à dire à propos de soi-même. Les autres et soi-même : voilà le seul mystère et le seul défi qui comptent. »


Poursuivons le chemin de l’ascension cette fois-ci. Depuis la côte vers les hauteurs du village : « Le soleil bombardait la rue en oblique et tirait des façades une fragile ombre rousse. Les rares passants que je croisais se faufilaient dans ce filet d’ombre… De petits éclats de voix, des gémissements, des hoquets de rires raisonnaient çà-et-là depuis les appartements. »

Le roman prend alors une tournure sociologique et philosophique. Le soixante-huitard éculé en prend pour son grade. Y est abordé cette ritournelle de bien-pensance qui anesthésie les corps. Il est aussi question de l’impertinence et de la bravade.

« J’ai admis qu’une raison de s’exalter ou de se rebeller à l’adolescence devrait demeurer une raison de s’exalter ou de se rebeller à l’âge adulte. Que cette raison, de toute manière – toute narcissique et puérile qu’elle se manifeste – ne sera jamais aussi stérile que ce qui anime les politicards, les philosophes médiatiques et toute la coterie de bonimenteurs qui n’a jamais aucune indulgence pour les autres et en publie des encyclopédies entières à l’égard d’elle-même. » 



Puis, après avoir rencontré la Valéria du premier roman, la jonction avec le passé paraît plus claire, en route pour les « chemins de caillasse et de ronces où le détachement de soi est une évidence et la solitude un privilège » Et croyez-moi, Marco Carbocci excelle dans ce registre. Seul dans le maquis. Le retour aux sources après avoir « mis le pilote automatique… défini sagement le périmètre où déloger mes fameux fantômes. Je les ai alignés, dégommés, esquivés l’un derrière l’autre. Mais, inconsciemment, je n’ai jamais cessé de le savoir : il y a au-delà de ce périmètre quelque chose de moche et de contraignant que je ne suis vraisemblablement toujours pas en mesure d’affronter. » Et un peu plus loin : 


« J’ai toujours aimé passionnément le maquis de Toscane. J’aime ce qui l’habite : ses saveurs, ses nuances, sa rudesse et les mille bruissements qui le font murmurer comme un grand corps extravagant en train de rêvasser sur la colline »

Vient alors l’heure des réconciliations. Ce qui reste des souvenirs, la vie d’après, le rêve singulier de la grande maison vaste d’où l’on contemple les barques sur le golfe où il s’installerait avec Anja, son ex-compagne. Il y a quelque chose qui se dénoue, après l’affrontement avec les fantômes. Les déconvenues, les pertes de repère, les affreuses métamorphoses capitalistes déprimantes de l'Italie d'aujourd'hui. Et voici que surgit l’engagement politique du père, son emprisonnement. Toutes ces quelques pièces à conviction de cette vie passée se remettent à vivre dans un nouveau cadre, avec un sentiment plus serein. Sans anxiété. La rencontre amoureuse du père et de la mère, les années cha-cha-cha (un lexique des chansons disséminées dans le texte se trouve en fin de volume). Et pourquoi ne pas se projeter dans le futur aussi en observant le couple de vieux qui se baignent ensemble en bas ? Le narrateur, se projette après avoir égrené ses fantômes depuis les hauteurs de son village. Après ce périple sinueux.

Pour finir, ce très beau passage, parce que cette histoire familiale est aussi une histoire de mots. Ce sont les mots qui guident le narrateur pour dérouler son histoire. L’encre de Marco Carbocci est une encre dense, poétique qui s’imprègne de l’humeur du feuillage pour s’y déverser aussitôt. Ce même feuillage qui a accueilli les cendres du père.

« Il fallait s’arrêter, considérer un moment ce corridor de feuillage et d’épines, pour se sentir parcouru d’un frémissement qui n’appartient qu’à la vie dans les collines. Il fallait regarder le ciel, puis se retourner et réaliser qu’il se dérobait insensiblement derrière la ramure des grands pins parasols.

Dès que je me fus trouvé à l’abri du bois, l’air devint souple comme une soie. Ce n’est pas que la canicule se fît plus clémente, mais elle n’a pas la même saveur sous la carapace des arbres. Elle est part du maquis. Elle est sa respiration et l’on s’en accommode.
Le soleil qui perçait par endroit faisait scintiller les aiguilles des buissons. Sur le sol, de grosses tâches de clarté éblouissaient de leur blancheur de neige. Des oiseaux palabraient dans la futaie. Ils venaient goûter un peu de l’ombre du sous-bois, puis remontaient déblatérer le reste de leur vie dans les cimes. Les broussailles revenaient à ce qui rampe et se faufile. »



Les cendres du père ; Marco Carbocci ; Editions La P'tite Helène ; septembre 2019.

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