samedi 28 mars 2020

A l’époque je collais mon oreille sur les rails du train



A l’époque, je collais mon oreille sur les rails du train pour écouter le galop des chevaux. C’est arrivé après une séance enfumée au cinéma à Rabat. On avait vu un John Wayne avec tant de fumée dans la salle que je n’arrive pas à savoir si les nuages de poussières qui me reviennent en mémoire proviennent de la salle ou de l’écran. Je me souviens très bien du bruit de la pellicule dont la dernière languette était avalée. Cette bande qui continue à claquer comme une nouvelle histoire qui se prépare. Nous étions souvent assis au dernier rang. Et je me souviens surtout de cette recommandation de mon oncle, la tête brûlée de la famille, qui m’avait dit : si tu colles ton oreille sur un rail de train, alors tu entendras le galop des chevaux. Et je l’ai fait. Plusieurs fois. A quatre pattes, les genoux sur les cailloux – de toute façon mes genoux étaient constamment blessés – et l’oreille collée contre un rail.

C’était une expérience sensationnelle ! Inutile de dire que si une de mes filles le faisait aujourd’hui, je piquerais une colère historique qui ne lui donnerait pas l’envie de recommencer.

Mais pourquoi ce souvenir ? Parce qu’il y a eu une période ou la peur du danger était totalement inconnue. A cette même époque, j’habitais à New-York, et ces souvenirs des deux mois de vacances chez mes grands-parents chaque été à Rabat se sont fait la part belle dans ma mémoire d’année en année.

Et aujourd’hui plus que jamais.

Une période d’une liberté extraordinaire. Cette oreille collée contre le rail faisait partie de mon quotidien. C’est fou comme le bruit d’un train lent bringuebalant imite parfaitement le bruit du galop d’un cheval. Le bruit de la liberté. Cette voie ferrée, je la traversais – à pieds bien entendu – pour me rendre au club des cheminots où je prenais des cours de natation et apprenais à jouer au tennis en semant quelques balles sur la voie ferrée.

Il y avait un maitre-nageur que j’adorais qui après m’avoir donné des cours de natation me faisait asseoir sur ses genoux pour que je lui raconte New-York. Il me regardait avec de grands yeux rêveurs puis murmurait de temps en temps, un jour un jour, oui un jour j’irai à New-York. Autant dire que si aujourd’hui, une de mes filles me disait que le maître-nageur la faisait asseoir sur ses genoux, mon sang ne ferait qu’un tour ! Et pourtant, j’aime, j’adore nager. En partie grâce à lui.

Et aussi grâce à mon grand-père, grand nageur également. Quand le ramadan tombait en été, avec mon grand-père, nous achetions du jambon chez le charcutier du marché de l’Agdal, puis nous mangions un jambon-beurre dans une plage vide. Totalement vide. Mon grand-père disait « Ils sont bêtes les gens ma Rita, ils ne comprennent rien à la vie. On n’est pas bien là ? » Jamais jambon-beurre n’a eu de goût aussi exquis. Mon grand-père n’était pas très typé (des yeux bleus, moitié kabyle, moitié français), et moi non plus, alors on passait pour des touristes. Mais cette transgression rendait évidemment le jambon-beurre éminemment savoureux. Nous avions des kilomètres de plages à notre disposition. Le ventre plein d’un jambon-beurre, nous piquions une tête en plein soleil. Puis nos corps jetés au bruit du monde confiné fondaient jusqu’à atteindre un sommeil profond. Un souvenir aussi paisible que les vagues étaient hautes, la houle bondissante, sur cette rive de l’Océan Atlantique où la mer est agitée. Inutile de dire que je n’étais pas tartinée de crème, que je ne prenais aucune précaution. J’ai le souvenir que mon nez et mes épaules pelaient tout l’été. J’étais toujours brûlée. Même mes cheveux changeaient de couleur. A la fin de l’été, ils étaient plus clairs que ma peau !

Aujourd’hui, quand une de mes filles se baigne dans la mer, je la tartine consciencieusement sans oublier un centimètre carré. Ni le chapeau.

Dans ce club des cheminots où je connaissais tout le monde, j’allais avec mon frère à l’arrière de la cuisine et il y avait toujours un cuisinier pour nous donner quelques frites, une glace, un baiser, nous serrer dans ses bras. Nous raconter ses problèmes avec ses enfants, ses parents, etc. Alors, je me pose la question évidemment, avec cette période de confinement. Et avant ? Est-ce que je ne vivais pas déjà confinée ?

Il me semble que oui. Il me semble que ce que j’appelle aujourd’hui prise de risque inutile n’était pas prise de risque avant, mais Vie tout simplement, en toute confiance.

Alors je ferai un effort, après tout ça. Je ferai un effort pour faire plus confiance à mes filles, pour qu’elles puissent avoir des souvenirs de ce type. Car les élans de liberté sont là, cachés dans nos vies d’enfant, protégées ou pas, libres ou pas. D’enfant dont la peau se dilate, les os s’étirent, les rêves de liberté sèment leurs graines. L’éveil des sensations se fait sous certaines conditions.

Avec des
barrières ouvertes.


Rita dR


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