Tout au plus un doigt. Une courbe,
une allure, une lecture, une sculpture. Fragment de soi, d’où naît un émoi.
C'était au mois d'août, il faisait
chaud. Les températures avaient grimpé et mon corps déliquescent glissa de mon
lit jusqu'au bureau avec une lenteur aquatique.
Il était six heures du matin. Trop
tôt pour aller au travail, trop tard pour se rendormir.
Le contenu de ce site de rencontres
me laissa perplexe. J'ai repensé à ces photos de magazine de ventes
immobilières et de plaquettes d'hôtel où un fragment de porte, un coin de
table sont mis en valeur. Méfiance. La ruse du pêcheur. Le cadavre de la mouche
que l'on croyait tendre, juteuse. Sèche et craquante. Vide. Une
coquille vide. Ou pire : un simulacre.
J'ai rapidement lu la présentation
du site de rencontres "Discours Amoureux". Je me suis levée, me suis préparée pour me rendre à mon travail.
Et j'y ai évidemment pensé toute la journée, l'inactivité du mois d'août
aidant.
A chaque personne que j'ai croisée
au bureau, je me suis mise à imaginer quel fragment, quelle partie de son corps
elle exhiberait. Je me suis amusée à
isoler chaque membre pour voir si celui-ci était indispensable pour définir la
personnalité de chacun. J'ai imaginé Marlène et son décolleté plongeant prenant
une photo de la naissance de ses seins. Munie de ma personnalité, Marlène
aurait affiché un bout de joue, avec ses petites taches de rousseurs qui
s'allument quand elle rougit. J'ai croisé Franck, le gouailleur qui raconte
toujours des histoires debout avec un pied sur une chaise. Difficile de
concevoir qu’il puisse prendre une photo autre que celle d’une photo en pied. À
sa place, j'aurais pris une photo de cette mèche de cheveux rebelle qui retombe
sur son front quand il s'agite. J'ai essayé d'imaginer Astrid. Non, là, rien à
imaginer. Elle ne pourrait pas s'inscrire sur ce genre de site. J'ai passé la
journée à projeter ma personnalité sur le physique des autres et j'ai fini par
trouver le concept intéressant.
De retour à la maison je me suis
créé un compte sur "Discours Amoureux".
- Age
: 35 – j'ai coupé un petit fragment –.
- Sexe
: F.
- Région
: IDF.
- Musique
: Une musique qui vous fait danser : Respect d’Aretha Franklin.
- Musique
: Une musique qui vous émeut : Piensa en mi d'Agustin Lara interprété par Luz Cazal.
- Musique
: Une musique qui vous fait pleurer : Siciliano de J.S. Bach.
- Cinéma :
Un film qui vous fait rire : The Big Lebowski des frères Cohen.
- Cinéma :
Un film qui vous émeut : Parfum de femme de Dino Risi.
- Cinéma :
Un film qui vous fait pleurer : Bambi.
- Art :
Une œuvre d’art ou un artiste qui vous émeut : Gustav Klimt.
- Art :
Une œuvre d’art ou un artiste qui vous fait fuir : Francis Bacon.
- Littérature :
Un livre que vous aimez lire et relire : Le fusil de chasse de Yasushi Inoué.
J'ai sauvé puis je suis passé à la
page suivante :
Choix
de la photo : fragment qui vous définit.
Insérer
une ou deux photos*.
L’astérisque renvoyait vers une note
en bas de page contenant la liste des formats de photos reconnus par le site. J’ai
parcouru les dernières photos de vacances avec Adèle et Hélène à Barcelone.
J’ai enregistré un bout de photo où je lisse avec les doigts mes cheveux sur le
coin gauche de ma tête, photo qu’Hélène avait prise de moi quand je lisais sur
la plage. Le fragment que j’ai posté ne montre que mon front plutôt large et
mes doigts qui lissent une mèche de cheveux sur fond de ciel bleu vif. On ne
voit pas mes lunettes, objet qui me complexe depuis quelques décennies.
Page suivante : formule
d'abonnement : Test pour un mois.
Puis, à la page suivante, j’ai donné
mon adresse électronique, choisi un mot de passe, et enfin je suis passée au
paiement. C’était gratuit pour les femmes. J’ai reçu alors un message de confirmation avec un pseudo que l'on m'a
attribué : F0000898IDF.
Est-ce que cela signifie qu’il n'y a
que 898 abonnées en Île-de-France ? Bon, en même temps avec un procédé de
recrutement tel, il y a de l'écrémage. Ça me plaît assez finalement, ce mode de
sélection.
Premier message le lendemain matin
dans ma messagerie électronique.
Vous
avez reçu un message de H0000345IDF.
Veuillez
vous connecter pour accéder au message.
L'équipe
de Discours Amoureux, vous souhaite une bonne journée.
J’étais fébrile. Première fois que
je m’adresse à un site. Cela fait des années que je me donne en amour en
espérant à chaque fois trouver quelqu’un qui s’abandonne autant que moi. Et je
n’ai jamais trouvé. Enfin si, mais ce n'était jamais le bon. Là, la formule me
paraît intéressante. Ce ne sera plus des vannes ouvertes qui déversent de
grands flots d’ivresse amoureuse. Je vais comptabiliser les bons points et
offrir des gouttes avec une pipette de pharmacienne. Juste quelques gouttes. Si
les gouttes sonnent creux, si la cavité de son cœur est vide, alors
j’arrête. Sinon je laisse couler un
petit filet, peut-être même un débit franc avec un roucoulement d’eau velouté. Voire une petite ébullition comme à travers ces tiges de bambous de fontaines
japonaises.
Voilà. Je vais compter les bons
points, scientifiquement. Finie l'attente de l'alchimie qui prend, du coup de
foudre, du truc inexplicable. Et indéfinissable. Fini l'histoire des
phéromones, et du regard qui plonge. Je vais au gré des trouvailles observer
chaque fragment et classer méthodiquement, comme une comptable. Point de faux
pas. Je me sens libérée tout d’un coup. Pour une fois que j’ai l’impression que
la technologie moderne et ses segments de programmes informatiques me viennent
en aide. Peut-être même qu’après ça j’y prendrais goût et je me créerais un
compte Facebook. Car bien entendu, les romantiques, les tempéraments de feu,
les tactiles, les authentiques dont je pense faire partie, n’ont pas de compte Facebook.
Je me sentais ragaillardie par cette
trouvaille.
Evidemment je n’étais pas dupe. Mon
contentement affiché était davantage motivé par l’émergence d’une expérience humaine
inespérée au mois d’août que par la certitude de dénicher une perle rare.
Je me suis connectée, j'ai vu son
profil et la photo associée. Il semblait avoir pris la photo lui-même avec sa
main droite. Curieux qu'il n'ait pas puisé dans son archive de photos comme
moi.
On y voyait une main – la gauche – posée sur
une table peut-être en ébène, la paume tournée vers le bois. Un bois sombre
très nervuré, en contraste avec la main posée dessus parfaitement lisse,
robuste, aux doigts bien bâtis et que l'on devinait joliment galbés.
Les doigts étaient arrondis, l'index était légèrement relevé et la main trahissait une certaine assurance.
L’index ne désignait rien de particulier, il
n'avait pas cette raideur qu'ont les index accusateurs. Il avait plutôt un
geste sûr, pointant la bonne direction, comme une aiguille de boussole qui sait
retrouver le nord où qu'elle soit. La
main semblait reposer depuis longtemps, et pourtant on devinait le sang qui
refluait dans les veines à peine visibles. Toute la nuit, j'ai repensé à cette
photo, et j'ai cru entendre les palpitations de son cœur. Dans le noir. Quand
j'ai rallumé, j'ai entendu le voisin du dessus marcher sur le parquet.
Je l'ai vu s'avancer d'un air
hésitant. Grand, très grand. Plus de deux mètres, je crois. Tellement grand,
que les gens qu'il croisait osaient à peine le regarder comme on évite de
dévisager, par bienséance, une personne au physique curieux.
Du haut de mon mètre cinquante-cinq,
évidemment, j'étais habituée à d'autres échelles de grandeur.
Il était un peu voûté, une légère
bosse de bison avait fait son apparition. Nous avons marché le long d'une allée
boisée. J'ai senti qu'il contrôlait ses enjambées pour ne pas me voir galoper à
ses côtés. Nous avons bavardé sur un banc le long de l'allée. D'abord
timidement. Puis il a commencé à me contredire, puis à se dévoiler.
Il aimait beaucoup lire. Il était
accordeur de pianos et pianiste amateur. Enfin accordeur de pianos, c'était
avant. Maintenant il est accordeur de bibliothèques. Il occupe cette fonction depuis quelques mois pour
soulager son dos, et sa conscience. Parce qu'il avait passé beaucoup de temps
dans les salons des clients chez qui il accordait les pianos. Et il avait senti
un goût d'inachevé quand il quittait un appartement.
Au début il avait cru qu'il avait bâclé
son travail. Puis il avait compris. Il avait remarqué que bien des
bibliothèques étaient dissonantes. Elles causaient des souffrances physiques
chez leurs propriétaires : maxillaires serrés, nuques raides.
Il leur fallait un accordeur de
bibliothèques.
Et que fait un accordeur de
bibliothèque ? Il leur apporte la diversité nécessaire pour que leurs
lectures soient dans l'ensemble à la fois complémentaires, harmonieuses et
concordantes.
Il gardait toujours chez lui
quelques pièces indispensables qui souvent manquaient, puis complétait en
fonction du goût de ses clients et de la disposition des livres. Il remettait
devant, sur le premier plan, les livres à relire. Il classait, enlevait, rajoutait
des livres pour harmoniser le tout. Il ventilait les piles de livres stagnantes
– les plus difficiles à trier –, celles qui attendaient, penaudes, dans un coin
de pièce depuis plusieurs mois. Il ne négligeait pas les détails esthétiques. Quand
il avait un peu de temps, il repassait délicatement la première et quatrième de
couverture. Il triait et fignolait en fonction de son degré d’attachement au
client. Il laissait traîner un bloc de petites feuilles adhésives quand les
livres contenaient trop de pages cornées. Parfois, il arrivait même à mettre
ensemble un livre et une partition de piano, ce qui le plongeait dans une
extase ineffable.
Il revenait une fois par an pour
rétablir l'équilibre. Il s'était fait une réputation assez vite, et son
expertise rare était recherchée dans l’univers des lecteurs avertis et des
bibliophiles.
Nous nous sommes levés et il a
marché normalement. Je lui ai attrapé le coude pour suivre son rythme. J'ai repensé
à une toile de Chagall où la femme vole à côté de son amant. Il a commencé à
pleuvoir un tout petit peu. Puis plus fort, alors nous avons couru chez lui.
J’étais trempée. Il m’a tendu une serviette, a ouvert la fenêtre et a préparé
du thé. Puis il m’a demandé si un peu de
musique me ferait plaisir au moment où mon regard s’est attardé sur son piano.
Il a joué le prélude de la goutte d'eau de Chopin.
Je me suis assise près de la
fenêtre. J’entendais les cordes d’eau qui se disloquaient au contact de la
chaussée.
Il était assis sur une chaise basse
comme Glenn Gould et il s'est emparé du piano avec avidité comme Glenn Gould.
Un instant j'ai cru qu'il avait oublié que j'étais là. Il s'est retourné, est
sorti de sa torpeur et m'a demandé si je pensais que l'on pouvait s'accorder.
Je n'ai pas répondu. Tout cela me semblait tellement rapide que j'en avais le
souffle coupé.
J’ai refermé la fenêtre, parcouru du
bout des doigts un rayon de sa bibliothèque.
Le mieux, c’est qu’il vienne voir ma
bibliothèque.
Demain ?
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